Quand Mélik arrive à Marseille en 1932, il ne peint que
depuis 1928 et n'a exposé qu'une fois à Paris, galerie Carmine, rue de Seine.
Au départ, il semble davantage tourné vers la littérature contemporaine (le
cercle d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, surtout le surréalisme) et la musique classique. Il doit donc confirmer
la voie qu'il a choisie, la peinture comme mode d'expression de l'humain. Au
début des années 1950, c'est chose faite. Sa peinture s'expose sur la Côté
d'Azur, avec un rythme soutenu.
En 1950, il
envoie une toile à Menton pour la première exposition qui donnera ensuite
naissance à la Biennale (février-mars, Exposition
de peinture d'inspiration méditerranéenne et arts appliqués, avec Paul Signac, Othon Friez, Henri
Matisse, Picasso, Raoul Dufy, Maurice Utrillo, etc.). La même année il est
invité par Paul Roux à la Colombe d'Or où il séjourne et expose quelques
toiles. En 1951 il est chez Alphonse Chave, à la galerie des Mages. Enfin, en
1954, c'est à Saint-Paul-de-Vence qu'il expose, galerie Octobon.
Quatre dates très rapprochées qui prouvent son
implantation vers Nice. Il bénéficie
d'un réseau d'amis installés dans cette région (Consuelo de Saint Exupéry à Grasse dès 1951, André Verdet à
Saint-Paul-de-Vence, Louis Pons et Suzanne Valabrègue à Sillans-la-Cascade, et
Lucien Henri à Forcalquier).
Il est très confiant dans la force de sa peinture mais se
montre très hostile à "la Foire à
l'esprit, la foire des marchands qui siège dans le quartier de
la rue de la Boétie et dans certaines villes étrangères et qui depuis vingt ans
me condamne parce que tout simplement je
suis, vous le saurez si vous ne le savez pas, grand peintre." (Lettre
au maire de Menton, 9 janvier 1951, Fonds des Cahiers du Sud, Bibliothèque
municipale de Marseille, L'Alcazar). .
Il
écrit à Paris, à son amie peintre Madeleine Dinès (fille de Maurice Denis et
épouse du poète Jean Follain) : "Chère
Madeleine, votre mot m'a bien sûr fait grande joie - rentré il y a plus d'un
mois de Saint-Paul-de -Vence et seul à bord ici depuis - à peine dérangé -
désolidarisé par leur faute de l'ensemble de mes putrides contemporains et je
me crée quelques amitiés, certaines dans ce pays mais surtout à l'étranger
parmi les éléments jeunes non viciés. Et je vis laborieusement dans une joie
constante sans me faire de souci ni pour les autres ni pour moi-même. Je repars
dans quelques semaines pour exposer à Vence. Là-bas ma peinture gagne je puis
dire la partie. Mais l'habituel travail de sape, dernier soubresaut de la Foire
des marchants ne manque pas d'avoir lieu. Cela me donne l'occasion de me livrer
à des enquêtes intéressantes..." (Lettre à Madeleine Follain, 2
septembre 1951, IMEC, Fonds J. Follain).
L'exposition dont il est question aura lieu à la Galerie des
Mages, chez Alphonse Chave, du 29 septembre au 13 octobre 1951.
Carton d'invitation, collection galerie Chave, Vence |
La galerie Les Mages a été créée en 1947 par le lyonnais
Alphonse Chave qui va pendant près de 30 ans faire découvrir des artistes
atypiques, souvent rattachés à l'Art singulier ou à l'Art Brut, appellation
rendue célèbre par Jean Dubuffet (grand ami d'Alphonse Chave, il a une maison
de vacances à Vence dans les années 1950-1960). Alphonse Chave est aussi l'ami de Jacques Prévert, de Man Ray
et de Max Ernst. En 1952 c'est Louis Pons (né à Marseille en 1927) qui y exposera
ses dessins et peintures (pour toutes ses informations voir Le monde d'Alphonse Chave ou la vision d'un
amateur d'art, catalogue
d'exposition à Lyon, 1981).
Entrée de la galerie Chave (autrefois galerie des Mages), 13 rue Isnard, Vence (photo R. Mackie) |
Grâce aux archives de la galerie Chave nous pouvons lire
l'article paru dans Nice Matin, le 7
octobre 1951 :
" Pour bien comprendre et aimer les toiles
qu'expose actuellement la Galerie des Mages, il faut connaître leur auteur :
Mélik Edgar. Ce sont les manifestations d'un tempérament des plus originaux qui
porte en lui une sorte de tragique, né de la lutte entre une sensualité, une
imagination, une sincérité fougueuses, une intuition cosmique, poussées à
bouleverser l'ordre du monde et à saisir les substances profondes du réel et
entre une recherche de la forme qui se fait de plus en plus sévère et
régulatrice.
Mélik Edgar s'efforce de dominer
l'expressionnisme latent qui est en lui débordant parfois ses facultés mais
qu'un esprit de dépassement incruste souvent dans une forme d'une forte
assurance et d'une grande justesse.
Ce qui paraît en ces toiles, en
dehors de leurs qualités d'éclats et de passion, c'est un effort créateur pour
assembler, organiser, hiérarchiser le flux, l'étonnant chaos d'images, de
sensations qui surgissent de la mémoire ancestrale (Mélik est d'origine
arménienne).
La salle du fond contient deux
grandes toiles qui ont atteint au maximum cet équilibre de beauté où l'extrême
passion et l'extrême licence de l'image ont trouvé leurs truchements pastiques.
Aux spectateurs, aux amateurs
que cette luxuriance, ces éclats, ces heurts parfois pourraient laisser
stupéfaits ou désorientés, nous conseillons de regarder longuement ces toiles
afin d'en percevoir l'élément dramatique s'inscrivant avec le plus d'évidence
quand les ressources de l'art ont pu les circonscrire et les vaincre.
Il est rare de contempler une
peinture de ce tempérament. Par ses qualités mêmes, elle plaira ou déplaira.
Elle s'adresse à ceux qui ont pu avoir des expériences assez analogues au
contact de la réalité. D'ailleurs chez Mélik, l'homme et l'artiste ne font
qu'un. La sincérité de l'un est liée à celle de l'autre, sa passion à sa
passion. On voudrait voir les vastes panneaux dont il parle et qui sont restés,
parce qu'intransportables, à Cabriès, dans son vieux château du X° siècle, lieu
secret de ses travaux et de ses méditations."
L'article ne permet pas d'imaginer les toiles exposées en
1951, période mal connue de la peinture de Mélik. Mais l'enjeu est bien décrit
par le critique d'art. Chaque toile est production risquée et transitoire (non répétitive comme l'est un
exercice de style) qui émerge d'une lutte entre le flux des images, leur chaos
primordial et l'exigence inchoative d'une forme juste pour les formes et les
couleurs. Mélik n'interprète pas la
réalité perçue à partir d'un style, ce qui fait de la peinture une "paraphrase du monde", pour
reprendre l'expression de Carl Einstein. Il recherche une création figurative,
une "peinture réaliste inobjective"
(selon son expression en 1950 pour son exposition à Marseille, "Ponts
coupés).
Par
chance la vision de cet "étonnant chaos d'images" est rendue
possible grâce à la collection privée de la galerie Chave qui a conservé un
tableau de l'exposition de Mélik de 1951.
Edgar Mélik, Nu au milieu de personnages, HST, 1951, 73 x 60 cm, collection galerie Chave |
Tableau
très singulier dont la parenté avec
l'oeuvre plus connue de Mélik n'a rien d'évident. Il désoriente à ce titre, et au second degré par son chaos de formes et
de couleurs. Au centre l'humour triomphe avec cette jeune femme nue aux jambes
démesurées (une idole moderne de l'érotisme ?). Elle bouge bizarrement ses bras et ses pieds nus. Elle s'avance sur
un sol bariolé et tout autour d'elle s'agite un monde de couleurs rares et de
formes qui se laissent identifier pour mieux nous perdre ensuite. Dans cet
espace saturé on distingue la forme humaine qui se répète.
Trois personnages de profil font procession. Une femme avec
son chignon se détache sur un ciel bleu et nuageux.
Devant elle, et plus près de nous, un homme dont on
distingue bien l'oeil et le sourcil est composé de taches de couleur. Un halo
de formes mais pas de dessin. Enfin, une troisième silhouette ( un dos et une
tête) passe derrière la déesse érotique.
Une quatrième figure humaine, une enfant à la tête chauve
(dont l'arcade sourcilière est une épaisseur de peinture) inverse le mouvement.
Dans l'espace laissé vide Mélik a frotté
un minuscule spectre humain (les fonds chez Mélik sont souvent peuplés de spectres).
Ce tableau est bien
un "étonnant chaos d'images"
où surnage la figure qui humanise une vision "surréelle".
Malgré la tentation de l'abstraction que Mélik avait pratiquée quelques
années après la guerre, il y a persistance de la présence humaine. Mais il faut
reconnaître qu'en 1951 elle se réduit à
un halo ou un spectre tant la menace de son absorption par les formes
abstraites est forte.
" La couleur compte, certes, pour moi, mais la
ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme
langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se
faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations
sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et
l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage
universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre
vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je,
du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti
contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à
dire. » dans
"Surréalisme nietzschéen" , entretien pour l'hebdomadaire Comoedia, 1942 (archives Jean-Marc
Pontier).
La peinture de Mélik préserve le principe de l'agrégat des
figures qui atteint son maximum d'harmonie autour de 1935.
Edgar Mélik, Agrégats de figures, HST, c. 1935, collection particulière |
Du monde animal ne subsistent que quelques formes
simplifiées (chiens ou chevaux) dont Mélik peuplait ses fonds abstraits juste
après la guerre. Ils sont devenus des signes qui animent la surface.
En 1942, la journaliste fait remarquer à Mélik qu'un de ses
tableaux peut être vu dans les quatre sens (on pense à la naissance de
l'abstraction chez Kandinsky quand il vit un de ses tableaux figuratifs posé à
l'envers). Mélik explique ce qu'est un
tableau pour lui :
« C’est la suggestion des thèmes… Il y a comme
un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la
vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un
tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas
la figure représentative qui compte, mais la figure-langage. Une peinture est
un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté dominant. Le
violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. »
Le tableau est devenu " image de mouvement", et non la représentation morcelée en
tableaux du monde à travers un style répété (un monnayage esthétique). Le
tableau est bien un par sa surface mais rien ne l'oblige à être une homothétie plus ou moins stylisée du monde visible
(Paul Klee, que Mélik admire à Avignon en 1947, avait inventé un monde plus autonome que celui de Picasso :
"L'art ne rend pas le visible, il
rend visible", 1924). En tant que surface le tableau a le pouvoir de présenter
des mondes juxtaposés autant par les formes que par les couleurs. La fonction
de la couleur n'est plus représentative comme dans la peinture classique, ni
même expressive comme chez Matisse, elle est une expérience sensorielle qui
menace la formenaturelle. Le peintre est le créateur de ce monde nouveau, "réaliste inobjectif", et chaque observateur
s'inclut à son tour dans le tableau. S'il veut trouver une "historiette d'anecdotes", selon une
logique adaptée à la perception du monde physique, il sera déçu. Le tableau
n'est plus une fenêtre qui découpe une portion du réel, il a "un sens cosmique dès qu'il suggère des
visions."
Procession humaine (Détail) |
Formes et fonds confondus (Détail) |
Vue oblique/couches de matière (Détail, photo R. Mackie) |
Le tableau de la collection Chave permet de s'interroger sur
la peinture de Mélik comme production d'un flux d'images. En 1951, chaque
tableau refuse d'être une image à contempler. Il est un "étonnant chaos d'images" qui suggère des visions inédites pour
chaque spectateur. En outre, ce tableau est un moment transitif dans l'histoire
de la peinture de Mélik qu'on ne peut découper en tranches figées.
Le passé de sa peinture, le présent transitif comme l'avenir
virtuel est une seule et même coulée d'images produit de la lutte entre l'étonnant chaos des images (l'esprit dionysiaque) et l'effort plastique pour
organiser et hiérarchiser par la forme (l'esprit apollinien). Mélik parlera de
sa peinture comme union des contraires,
"une forme de romantisme
évolué qui va dans le sens de la construction." (Le Méridional, 23 avril 1967).
En 1953 il dit au jeune critique d'art Hubert Juin : "Montrant des cartons de 1940, "Je suis
le fils de ce peintre-là" (Edgar
Mélik ou la peinture à la pointe du temps, p. 13, La Mandragore, 1953).
C'est dans le roman à clé, Le Tiers invisible (La Colombe, 1962) de Christiane Delmas, femme
de Lettres qui a bien connu Mélik à
Paris en 1946-47, qu'on trouve l'écho le plus précis de la vision que Mélik
avait du drame de la métamorphose
continue de sa peinture :
"Dans mon art -
je m'en rends compte à présent - ce que j'ai vécu depuis dix-huit mois ne fut,
à vrai dire, qu'une période de transition. Oui, depuis mon retour de captivité,
mes recherches, travaux, esquisses diverses n'auront été que le trait-d'union -
ou peut-être de désunion - entre mon oeuvre d'avant la guerre et ma création de
demain. S'amorce cette phase seconde où me reconnaîtront à peine mes amis et mes
détracteurs, tant elle sera brûlante et calcinée d'un rayonnement solaire.
Peindre sera mon total exorcisme. Livrant mes propres pièges, je m'en
affranchirai. Oui, morte, ma primitive époque, où plutôt vraie mère peut-être de cette nouvelle
évolution, capitale, que je sens s'imposer à moi. Désormais je n'avancerai plus
à l'aveuglette dans les souterrains, je marcherai guidé par mes torches
secrètes." (p. 64).
Peu de
tableaux répertoriés à ce jour peuvent être associés à cette exposition de
1951. C'est pourtant le cas de L'homme
penché ( voir Edgar Mélik et l'Homme
qui marche de Giacometti, blog, mai 2017), un des plus étranges de la
production de Mélik. Deux scènes se juxtaposent séparées et unies par des
flaques bleues aux reflets angoissants. Les profils sont des halos de couleurs
où Mélik joue avec les détails infimes et l'énigme des attitudes. Le fond est
d'une puissante abstraction où règnent les formes colorées comme autant de
signes inquiétants.
Edgar Mélik, L'homme penché (quatre profils et couple), 50 x 65 cm, HSC, collection particulière |
Le second tableau qui aurait pu être présent à Vence en 1951
présente une femme nue curieusement assise par terre, ou plutôt sur ses bras passés
sous son corps. Son visage de profil est comme un masque. Elle est au premier
plan d'un paysage abstrait où l'architecture humaine (une maison-cube avec un
halo vert pour une porte et une fenêtre) se confond avec l'architecture de la
nature (lignes rouges pour des collines, un pin, les marches d'un sentier,
etc.).
Edgar Mélik, Femme allongée, HST, collection particulière |
La forme rouge tracée
à la peinture sortie du tube donne sûrement un sens à cette énigme, mais
par chance ou non, ce signe est lui-même indéchiffrable.
Grâce à
la Galerie Chave de Vence, grâce à Alphonse Chave qui invita Mélik en 1951 et
à Pierre Chave qui prolonge la découverte des artistes singuliers nous avons
un arrêt sur image pour Mélik (article de presse et unique tableau). C'est l'occasion de leur rendre visite, de découvrir Pascal Verbena et ses admirables
tableaux-retables composés de bois flottés et l'oeuvre envoûtante d'Amadine
Rousguisto ( L'ouvroir aux épingles)
dans le splendide espace de nouvelles salles, au 12 rue Isnard, Vence.
Installations d'A. Rousguisto (Photos R. Mackie, avec l'aimable autorisation de Pierre Chave) |
merci Olivier pour cet excellent article et l'invitation que tu nous proposes d'aller voir la galerie Chave dont je ne connais pas encore le nouvel espace.
RépondreSupprimer