La peinture de Mélik est plutôt étrangère aux grands thèmes
de la peinture tels que le Paysage ou la Nature morte. Le Portrait y prédomine,
mais aussi les scènes de la vie quotidienne. Déterminer les sources de ces
portraits est affaire de chance, mais lorsqu'on y parvient, le tableau ouvre un
jeu de correspondances presque infini. Quelquefois la tradition orale ou une
inscription de la main de Mélik, au dos du tableau, permet d'identifier le
personnage. C'est le cas pour ce
portrait puissant et juvénile qui renvoie
à Jean Mermoz, le héros de l'aéropostale disparu en mer le 7 décembre
1936.
Edgar Mélik, Portrait de Jean Mermoz, HST, c.1943, collection particulière (Crédit photo, T. Longefait) |
Le portrait est traité selon les codes de la peinture de
Mélik (maniérisme des mains et principe du buste, puissance du cou, jeux de
couleurs pour le visage, construction de l'arête du nez, asymétrie des yeux, et
fond complexe avec inclusions plus ou moins abstraites). Mélik s'est approprié
cet "archange " de l'aviation française. La facture d'ensemble du
tableau ne correspond pas à la première décennie de Mélik où dominèrent les
ocres (les années 1930) mais plutôt à la décennie suivante avec sa richesse
colorée.
C'est moins la disparition tragique du pilote fin 1936 qu'un
film célébrant le héros qui déclencha le désir de Mélik. "En 1943, la
France de Vichy a besoin de se créer des héros et elle choisit la figure de
l'aviateur Jean Mermoz dans une
iconographie antique, se battant en dépit des obstacles de la bureaucratie et
du pouvoir des financiers pour le bien et la grandeur de son pays." (voir
E. Cheadeau, "Mermoz : un héros au pays des Croix-de-feu", L'Histoire, déc. 1995).
L'affiche du film, décembre 1943 |
Mélik va opérer des transformations plastiques par rapport
au profit de Jean Mermoz qui était universellement connu grâce à la presse et
au film.
Il opère un gros plan avec un cadrage serré qui coupe la
chevelure. Ce schéma sera souvent utilisé par le peintre. Le visage est tourné
de trois quarts pour multiplier les asymétries du visage et renforcer la
coupure de l'arête du nez.
Le fond abstrait chez Mélik est toujours un espace de
création où les formes deviennent spectrales. Sur la gauche du tableau, une
forme rappelle l'aile de son Latécoère 300, la Croix-du-Sud, qui sombra dans l'océan Atlantique.
Les "images-fictions" de la presse de l'époque
firent des lecteurs autant de témoins oculaires du drame. Un dessin de presse
contemporain de la sortie du film fournit la scène standard d'une tête qui émerge de l'eau
pendant qu'à l'arrière plan l'avion sombre dans l'océan. La scène peu
vraisemblable d'un pilote qui ne meurt pas dans le crash de son avion ouvrait
la voie à tout l'imaginaire de la survie.
Le journal L'Appel, n° 142, du 18 décembre 1943 |
Photo de l'hydravion pour le dossier de presse de sortie du film en 1943. |
Mélik s'inscrit dans la légende du héros qui triomphe de la
mort tragique. Le buste étincelant de couleurs s'immobilise au dessus du fond
bleu. Le geste mystérieux de ses mains indique énergiquement la verticale d'une
ascension surhumaine, d'une construction païenne. Le portrait souscrit au
vocabulaire du temps et en donne une traduction picturale assez flamboyante. Le
ministre de l'Air, Pierre Cot, au cours des obsèques nationales aux Invalides,
le 30 décembre 1936, avait créé le registre de l'hommage sacré : "Dans ce grand garçon au front haut... il y
avait quelque chose qui n'était pas tout à fait humain et semblait provenir de
ce monde imaginaire engendré par la foi des bâtisseurs de cathédrales, des
sculpteurs naïfs de portails et des artisans de jadis, habiles à capter, dans
la couleur de leurs vitraux, la lumière des matins et des soirs."
(cité par E. Cheadeau).
Le
portrait de Jean Mermoz par Edgar Mélik correspond à l'esprit du temps amplifié
par la puissance lyrique du cinéma. Il est contemporain de la sortie du film en
novembre 1943. Il ajuste parfaitement le code plastique de la peinture de Mélik
et le code sacré de la légende en train
de naître.
Pour
confirmer la rencontre vraisemblable entre cinéma et peinture chez Mélik il
faudrait retrouver d'autres cas analogues.
Le
Portrait suivant n'est pas une invention arbitraire de Mélik. On sait qu'il
s'inspire des "effets spéciaux" utilisés dans le film de Marcel
Carné, Les Visiteurs du soir, sorti
en décembre 1942. Ce film médiéval et
fantastique confronte un duo diabolique (Arletty et Jules Berry) à l'amour
absolu qui unira finalement Anne et Gilles (Marie Déa et Alain Cuny).
Mélik, Visage anamorphique, c.1943, 105 x 78 cm, collection du musée |
Le
texte de Jacques Prévert accompagne l'effet magique qui déforme dans le film le pur visage d'Anne : " Au loin déjà la
mer s'est retirée/ Mais dans tes yeux entrouverts/ De petites vagues sont
restées.../ De petites vagues pour me noyer". Le film de Marcel Carné a
eu un immense succès et il sera perçu comme un film de résistance. Avec ses
effets spéciaux de visages "floutés" il a inspiré à Mélik ce portrait
de femme digne des "objets
psycho-atmosphériques-anamorphiques" de Dali (dans la revue Le surréalisme au service de la révolution,
mai 1933). C'est un cas très concret du transfert d'une technique d'image
cinématographique vers la peinture de Mélik.
Mélik choisit
d'incarner le moment sublime, celui qui eut sur lui l'impact émotionnel le plus grand.
Un troisième portrait
appartient également à ce cycle médiéval
et à l'univers magique du film de Marcel Carné. La position étrangement
maniériste des mains s'explique par l'instrument de musique devenu transparent.
Comme dans le film où certains objets deviennent invisibles aux yeux du public
selon la volonté du diable (Jules Berry). Le visage inhumain évoque une scène
du film au cours de laquelle des nains
aux visages monstrueux sont exhibés. Leurs visages déformés sont cachés sous un sac qu'on enlève pour
provoquer le rire méchant du public
(excepté la tendre Anne qui les plaint).
Edgar Mélik, le Joueur de Mandore, HST, collection particulière |
Un troisième film a fait son entrée dans l'imaginaire de Mélik, La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc (1929), film muet de Marco de Gastyne , avec Simone Genevois dans le rôle de Jeanne d'Arc. Ce film plus ancien, Mélik a pu voir à sa sortie en 1929. Mais à ce moment-là sa peinture est encore confidentielle, sa première exposition n'aura lieu à Paris, galerie Carmine, qu'en 1930. Le style du tableau suggère plutôt qu'il a revu le film dans un Ciné Club à Paris, fin des années 1930. La tradition orale a préservé le sujet du tableau, "Jeanne, la Pucelle d'Orléans". Au premier plan, avec un cadrage serré qui coupe le haut de la chevelure, on reconnait l'héroïne médiévale. Son visage tourné de trois quarts engendre les asymétries rigoureuses voulues par Mélik. On retrouve aussi le maniérisme des mains qui, à l'extrémité d'un bras tendu, se dressent comme pour une prière (le pouce prend la forme inattendue d'une anse).
Edgar Mélik, Jeanne, la Pucelle d'Orléans, HST, collection particulière. |
Le fond est chargé, et plutôt abstrait, avec ses bandes verticales qui créent une illusion de tentures. Un personnage vu de profil présente une forme insolite rouge bordée de blanc. Il permet d'identifier la scène exacte du film, celle de la rencontre entre Jeanne et Charles VII à Chinon, le 25 févier 1429. Elle est conduite par le grand maître de l'hôtel du roi, le comte de Vendôme (manteau rouge, hermine blanche et bonnet jaune). Assez curieusement le film en noir et blanc n'empêchera pas Mélik de tenir compte du code des couleurs de l'époque médiévale. Jean-Marc Pontier nous apprend que pendant sa mobilisation, "Edgar Mélik lit des ouvrages sur l'art médiéval, comme pour garder un contact livresque avec son château laissé en Provence" (Les sentinelles d'Edgar Mélik, p. 35, à paraître).
Image du film : Jeanne d'Arc arrive dans la grande salle de Chinon, avec le grand maître de l'hôtel du roi à sa gauche. |
Enluminure du manuscrit de Martial d'Auvergne, Les Vigiles de la mort de Charles VII |
Jeanne d'Arc évite le piège qu'on
lui tendait en se détournant du faux roi pour se diriger vers Charles VII
présent incognito dans l'assemblée. Mélik
a choisi le moment dramatique, celle du piège, quand Jeanne laisse loin
derrière elle celui qui a voulu la tromper.
Si ces
Portraits sont bien des images nées d'images de films avons-nous des preuves que
Mélik a fréquenté les salles obscures ? Dans l'entretien de 1941 avec la journaliste du Comoedia, Claude Marine, Mélik déclare qu'il côtoie le surréalisme
mais qu'il reste nietzschéen. Il pense que la production des images par le
cinéma est une clé pour comprendre ses propres tableaux : "C'est une suggestion de thèmes... Il y a un thème cinématographique dans cette
chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des
personnages débout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue
dès qu'il suggère des visions. Ce n'est pas la figure représentative qui
compte, mais la figure-langage" (archives J.M. Pontier). Evidemment ce
n'est pas n'importe quel cinéma qui intéresse Mélik. La fonction remarquable du
film n'est pas d'illustrer une histoire mais de produire des visions à l'aide
d'un récit insolite et d'images troublantes (voir Mélusine, Cahiers du centre
de recherche sur le surréalisme, Le cinéma des surréalistes, N° XXIV,
2004).
Pour Mélik le
cinéma est une expérience hallucinatoire qui dépasse le réel ordinaire, et
c'est de cette façon qu'il faut regarder ses propres tableaux qui sont des
"machines à engendrer des visions". Chaque thème provoque son propre
univers visuel et mental, un cosmos esthétique et signifiant, éprouvé différemment par chacun.
Deux documents conservés dans les archives du musée E.
Mélik à Cabriès nous renseignent sur le rapport concret de Mélik au cinéma.
Tout d'abord sa carte d'adhérent au ciné club, "le moulin à images", à Montmartre, pour l'année 1945. Après sa
démobilisation Mélik arrive à Cabriès fin juillet 1940 (voir Jean-Marc Pontier,
"La correspondance familiale", dans Edgar Mélik, Correspondances surréalistes, Editions du musée,
2014). Dès septembre il loue pour six mois
un logement meublé avec atelier à Gémenos, où vit sa galeriste de
Marseille, Lil Mariton ( Le relais de la
Magdeleine, HST, paysage d'hiver à Gémenos
daté au dos 1940). Ensuite il retourne à Paris où il restera le plus souvent jusqu'à la fin de la guerre.
Carte du Ciné Club de Montmartre, Edgar Mélik, 2 bis rue Daguerre, 1945 (Archives, Musée de Cabriès) |
Le deuxième
document est un programme de trois films muets projetés au Cercle du cinéma, 9 bis , Avenue de Iéna. Ce
lieu avait été créé par Henri Langlois et on pouvait y voir "les films du passé, les classiques du
muet et des débuts du parlant"
(voir A. de Baeque, Cinéphilie :
Invention d'un regard, histoire d'une culture, 2003).
Excellent article, comme d'habitude...
RépondreSupprimerJMP