"Il y a eu trois époques.
Avant la guerre, c'est la période basée sur la nature, la réalité. Une réalité
transformée bien sûr. Une seconde période, il y a vingt ans. L'abstraction pendant
plusieurs années. Maintenant c'est de la création figurative, mais non basée
sur la réalité. C'est un univers créé."(1967). "Alors, la réalité existante était au départ de l'œuvre, alors
que maintenant, celle-ci est toute création tendant à exister. Il n'est pas
question de lumière ou de nuit. L'essentiel est que la couleur s'étire dans
l'élément formel comprenant à la fois et de la lumière et de la nuit... Le
combat pour l'interprétation de la réalité diffère du combat pour la création,
ou concept abscons." (1969), Edgar
Mélik
Que vaut un tableau ? En général c'est une affaire de goût (j'aime ou pas).
Pourtant on peut regarder la peinture autrement, comme une "pensée
en images" (G. Didi-Huberman, L'image
survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg,
Edition de Minuit, 2002, p. 450). On découvre alors qu'un tableau n'existe que
par rapport à d'autres tableaux, en réseau, soit à l'intérieur d'une œuvre
unique (chronologie), soit en passant d'un artiste à d'autres (généalogie). Au
lieu d'accumuler les toiles - pour rien - , on s'intéresse aux écarts, et dans
leurs différences les images "ouvrent la pensée". A la question "Pourquoi faites-vous de la
peinture?" Mélik aurait pu répondre qu'il cherchait un art qui met en
danger le sentiment du moi ("Je est
un autre" avait écrit Rimbaud), produit une division en soi. Certes le
peintre devient "démiurge", mais ce n'est plus à partir du "métier" lentement acquis ou d'
"idées" à illustrer. Il provoque en lui des forces inconnues. Le
peintre doit se faire "objet" face à elles. André Breton parlera,
faute de mieux, d
"automatisme", terme en vogue
dans la psychiatrie de son temps. Le mythe des Muses fait figure d' " enfantillage de la raison"
(Nietzsche). Sortir vainqueur de cette
dissociation n'est pas assuré mais c'est en courant ce risque que le peintre pourra
créer enfin son propre monde.
La Femme et le Pantin (c. 1950) |
La Femme et le polichinelle (c. 1960) |
La danseuse et la statue (c.1935) |
La Poupée désarticulée (c.1940) |
Les quatre tableaux ci-dessus forment un réseau purement
virtuel, répétition de la Femme face à une "Figurine". Mais ce qui
saute au yeux, c'est leur différence de style (les deux derniers sont les plus
anciens, la première période avant la guerre). S'agit-il d'une obsession de
Mélik (inconscient freudien)? Nous allons voir qu'il y a retour d'une
configuration qui s'inscrit dans la culture "surréaliste" de l'époque.
Mais le plus significatif ce sont les écarts de style ((inconscient plastique). Sommes-nous en face de la métamorphose d'un
symbole personnel de Mélik ? Mais pour symboliser quel événement dans l'âme du
Peintre ? Nous allons remonter le temps de l'oeuvre à travers ses quatre
tableaux.
I. La Femme et le Pantin (c.1950)
Nous
connaissons le tire que Mélik a donné au premier tableau "La femme et le Pantin". Il
produisait sur lui, encore dans sa
vieillesse, une vive émotion. Certes, il
s'agit d'une œuvre magistrale, tant par son "unité rythmique" (André Breton) qui par l'explosion des couleurs (après les ocres de la première
période et avant la réduction chromatique - bleu/rouge/jaune - de la dernière).
Edgar Mélik, La Femme et le Pantin, HST, 80 x 60 cm, collection particulière |
La surface est divisée en diagonale par un buste féminin,
avec son visage volumétrique au sommet d'un cou fin et interminable. La tête est si haut placée qu'elle est coupée
par l'angle du tableau, projetant vers l'avant le visage sculpté, avec son regard
asymétrique. Mélik joue avec ses propres formes de l'élégance plastique : finesse
de l'arête du nez avec ses ombres multicolores, un oeil fermé avec la ligne noires des
paupières, quand l'autre est à peine ouvert sur une ligne ondoyante.
Cette femme tient dans sa main serrée (le bras est hors
champ) un "Pantin", une figurine en bois (?) assez grossière où l'on
retrouve en écho, ses yeux et ses lèvres rouges (mimétisme plastique).
Le petit Pantin repose sur l'extrémité de l'autre main, la paume retournée vers le haut. L'inflexion du poignet crée un espace où vient se
placer la signature (c'est toujours le cas chez Mélik où elle sort directement
du tube avec une couleur, une place et une orientation qui participent du
rythme du tableau).
Mélik a mis au point un mode de peinture qui annule la
différence entre le contenu et le fond, en utilisant ce dernier comme un second
espace de projection imaginaire, différent d'abord par le changement d'échelle.
On remarque une multiplication des "figurines". La première
se love dans la courbe du cou de la Femme. Une vision plus rapprochée permet
d'identifier une jeune femme mince et presque entièrement nue (on peut lire
dans le petit triangle rouge le haut d'un maillot de bain ou bikini - ce qui
date le tableau de l'immédiate après-guerre). Elle tient, le long de sa jambe, ce qui a tout l'air d'une
ombrelle colorée. Trace d'une fantaisie !
Le "Pantin" n'est pas seul. Il se démultiplie dans
une "figurine" encore plus petite(tête/corps/jambe) dans une scène
animée, presque violente. En effet, cet "homoncule" tient à bout de bras un animal dont on
distingue les pattes.
La zone entre le "Pantin" et la Femme signe une
deuxième méthode de Mélik : l'abstraction
intégrée au figuratif. Le jeu des formes colorées devient pur plaisir
visuel, pans de couleur et de forme qui défient la représentation. Pourtant une
nouvelle "figurine" émerge avec sa tête rouge, son œil bleu et sa
jambe. Il ouvre un autre espace, un
autre monde.
Les zones abstraites dans la méthode de Mélik (décennie
1950) forment un jeu d'opposition entre la
"peinture pure" et la figuration, la trace d'un chaos qui menace le
monde optique. C'est sa solution au défi partagé par sa génération qui a mis en
cause la peinture (en 1929, Miro parlait "assassiner la peinture", c'est-à-dire sortir des conventions.
En 1930, Louis Aragon s'intéressait au collage qui mettait " La peinture au défi"). Sur le plan structural, la solution la plus
proche de celle de Mélik est celle de
Francis Bacon (coexistence de deux ordres opposés). Le peintre anglais
(1909-1992) met en danger la représentation dans sa propre peinture, non par
une abstraction construite comme chez Mélik, mais par le brouillage manuel (la
main brosse ce qui cédait trop facilement à la ressemblance).
"C'est comme le
surgissement d'un autre monde. Car ces marques, ces traits sont irrationnels.
involontaires, accidentels, libres, au hasard ... Ce sont des traits de
sensation, mais de sensations confuses... C'est comme si la main prenait une
indépendance, et passait au service d'autres forces, traçant des marques qui ne
dépendent plus de notre volonté ni de notre vue. Ces marques manuelles presque
aveugles témoignent donc de l'intrusion d'un autre monde dans le monde visuel
de la figuration. Elles soustraient pour une part le tableau à l'organisation
optique qui régnait déjà sur lui, et le rendait d'avance figuratif. La main du
peintre s'est interposée, pour secouer sa propre dépendance et pour briser
l'organisation souveraine optique : on ne voit plus rien, comme dans une
catastrophe, un chaos.", Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981, p. 94.
Francis Bacon, Papes I,II, III, Triptyque, 1951. |
Alors que chez Bacon le "flou" est obtenu soit par des marques libres qui "nettoient",
soit par l'ajout d'une "netteté qui
détruit une première netteté" (lignes tracées), chez Mélik le fond du
tableau est absorbé par une indistinction rythmique de peinture pure.
Mais la peinture abstraite ou informelle est une limite
inatteignable. Dès qu'il y a trace de couleur, il y a une forme. Ainsi au
centre du tableau, dans cette zone qui a la splendeur d'une tapisserie abstraite,
une forme ronde avec, à l'intérieur, des bandes superposées de couleurs pures. A
quelle force peut bien répondre ce contenu "fantomatique" ? Nécessité
formelle d'équilibre de la toile entre la tête de la Femme et le bloc vertical
du "Pantin" ? Mais si on regarde la base de ce rond on
"devine" un cou et un corps, d'où une nouvelle forme humanoïde. Une quatrième "figurine" plus
indistincte encore (après la femme au bikini, le second "pantin" et
le profil coloré).
L'opposition entre figuration et abstraction obéit bien à
une logique de catastrophe pour la figuration. La loi de multiplication
aléatoire des "figurines" donne au fond une fonction décisive : le
monde optique déjà étrange est plongé dans un monde imaginaire. Le fond n'est
plus secondaire par rapport à un premier plan "visible" et narratif (une
scène)qui rassure parce qu'il serait pourvu d'une signification claire ("une femme joue avec son pantin"). Le fond absorbe la scène figurative dans son
délire de "figurines". C'est tout le sens du tableau qui plonge dans
le chaos, qui nous place face au non-sens.
En termes surréalistes, on peut dire que la peinture plonge
le réel banal dans la magie de la "surréalité". En termes
psychanalytiques, que le savoir de la conscience est menacée par le non-savoir,
le savoir inconscient.
Le Pantin de bois ne renvoie pas forcément au monde de
l'enfance, s'il s'agit d'un "mannequin d'artiste", forme articulée
qui depuis le XVIII° siècle servait à visualiser les positions du corps humain,
une animation suggérée avant le tableau. Une série de photos couleur a été
réalisée en 1970 dans les ateliers de Mélik. Sur l'une d'elle, alors que le
sujet est un grand tableau posé au sol, on voit dans l'angle droit, une petit
mannequin d'artiste de couleur noire, en position animée (pur hasard/chance du
cadrage).
Le petit mannequin d'artiste dans l'atelier de Mélik (photo Da Silva, 1970) |
Ce type de mannequin, auxiliaire de l'artiste, avait envahi
l'art moderne, par le jeu d'un détournement,
avec Giorgio de Chirico (la série des Intérieurs métaphysiques) et les vitrines des expositions
surréalistes.
G. de Chirico, Il Ritornante (le Retour de Napoléon III), 1918, Centre Pompidou (mannequin d'artiste sans tête ni bras) |
Dali tenant un mannequin d'artiste (photo Denise Bellon), Exposition internationale surréaliste, Paris 1938 |
Une exposition récente (musée Bourdelle, 2015) a retracé
l'histoire paradoxale de ce pantin articulé, qui d'outil externe pour le peintre
est devenu un élément symbolique du tableau (G. de Chirico), puis un fétiche où
se projettent les phantasmes de l'artiste lui-même (progression de l'animisme).
C'est ce contexte culturel qui a rendu possible, non seulement le thème mais
surtout la charge affective du tableau de Mélik. Avec le surréalisme la
frontière entre l'objet et le sujet, entre la réalité et le désir est brouillée, au même titre que la frontière
entre la raison et la folie (voir Philippe Chardin, "N'est pas fou qui veut ? La simulation des délires mentaux par
André Breton et Paul Eluard dans "Les Possessions" (1930), dans Revue d'histoire littéraire de la France,
2011/3, en ligne).
Pour comprendre la charge affective que ce tableau contenait aux yeux de Mélik, il faut se tourner vers le contexte culturel très particulier qui l'a rendu possible. En deux mots, le surréalisme et la psychanalyse. Qu'est-ce que le réel ? Et c'est le tableau qui pose la question, comme chez Magritte. L'art a changé de fonction. La question fondatrice n'est plus celle du style qui permet à l'artiste la maîtrise de ses effets pour convenir au public (depuis la Renaissance). Cette rupture est le fait du surréalisme au moment même où Edgar Mélik se tourne vers la peinture en 1928. Et ce qui le marquera dans sa jeunesse parisienne sera indélébile. Avant son départ de Paris en 1932, le premier Manifeste du surréalisme est publié en 1924, le second en 1930. Le surréalisme impose l'invention de nouveaux modes de création qui laisseront passer le contenu non-conscient de la pensée humaine (décalcomanie, frottage, demi-sommeil, écriture automatique, etc.).
"SURREALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.", André Breton, Premier Manifeste du surréalisme.
L'inconnu, n'est plus dans la nature ou en Dieu, mais il est intégré à l'esprit humain depuis la découverte de l'inconscient par Freud. André Breton a vu dans la psychanalyse, qui venait à peine de se diffuser en France, une occasion de renverser l'art traditionnel avec son souci esthétique dans la représentation du "réel" (le modèle extérieur), art plus ou moins sclérosé dans ses moyens d'expression soi-disant parfaits (académisme). Evidemment le génie poétique de Breton n'avait pas à prendre au sérieux la technique de Freud (voir J. Starobinski, "Freud, Breton, Myers", 1968), mais il a parfaitement compris l'importance de ce nouveau regard sur les images (le rêve, suite incohérente d'images, a un sens pour le désir inconscient).
La poésie retrouve un contact spontané avec le réel, comme la psychanalyse qui remonte à l'enfance de l'individu (complexe d'Oedipe) et de la civilisation, avec le refoulement des instincts (Freud, Totem et tabou, 1913). Il s'agit de dépasser "l'opposition de la représentation mentale et de la perception physique, l'une et l'autre produits de la dissociation d'une faculté unique, originelle dont le primitif et l'enfant gardent trace, qui lève la malédiction d'une barrière infranchissable entre le monde intérieur et le monde extérieur, ce qui serait le salut, pour l'homme retrouvé.", André Breton, La Clé des champs, 1953, p. 71.
Si on établit une analogie entre le tableau de Mélik et le rêve interprété, on peut dire que l'image d'une femme jouant avec un Pantin est le contenu manifeste, mais bien sûr, cette scène n'est déjà pas réelle. Quant à son contenu symbolique, il renvoie à une situation de contrôle entre deux êtres (deux sexes), et surtout à "l'animation de l'inanimé". En lui-même un tableau n'est pas un simple objet. Il traduit une expérience humaine, il est investi de forces affectives qui nous attirent ou nous dérangent. Qu'un Pantin soit animé par une femme qui garde les yeux fermés, c'est une scène qui relève d'une "inquiétante étrangeté". Cette notion est une découverte de Freud. Il analyse dans son article de 1919 des œuvres littéraires où le quotidien banal bascule soudain dans l'anormal et l'angoisse. La source de son travail est un conte d'Hoffmann, "Le marchand de sable" où une femme fascine un jeune homme alors qu'elle est en réalité une poupée mécanique dont les yeux seront arrachés. L'art ne se limite pas à l'harmonie naturelle. Il y a une expérience des objets esthétiques qui échappent au goût pour la beauté. Ce n'est pas un hasard si ce sont ces objets étranges qui peuplent l'univers surréaliste.
Le tableau de Mélik n'est pas l'image d'un rêve (bonheur ou
cauchemar). Il suggère une fusion entre l'apparence d'une image physique (une
scène étrange mais possible) et le sens d'une image psychique (une dissociation).
Le tableau pourrait symboliser l'expérience d'une polarité entre le moi devenu objet (inanimé/animé)
et un inconscient-artiste. Une coupure du sujet, condition difficile de l'inspiration
du peintre.
II. La Femme et le polichinelle (c. 1960)
Le deuxième tableau de la série reprend la confrontation
Femme et Pantin articulé (le petit chapeau en triangle évoque un polichinelle).
Plus tardif dans l'oeuvre de Mélik, il joue avec la géométrisation des formes
et le fond abstrait (le paysage schématique à la place de la multiplication des
figurines). Le petit homme s'anime avec ses jambes mais "la valeur expressive" reste celle du Pantin maladroit. Il projette sa
bouche vers celle de la femme à la tresse qui ferme ses yeux bleus. Scène de
séduction où dominent les rouges.
E. Mélik, Femme et Polichinelle (photo Studio Da Silva, 1970), non localisé |
Dans le contexte de l'érotisation facile du mannequin
(d'artiste ou de vitrine) chez les surréalistes, ce qui distingue les images de
Mélik est la permutation des rôles. La Femme est dominante face à un Pantin
masculin, petit et sous influence.
Marcel Duchamp, Mannequin de la Rue aux lèvres, Exposition internationale du surréalisme, Paris 1938 (photo Man Ray) |
Marcel Duchamp, Mannequin de vitrine, sans tête, avec robinet sur la jambe (librairie de New York pour la sortie du livre d'André Breton, Arcane 17, avril 1945). |
Beaucoup d'indices prouvent que Mélik a suivi la production
surréaliste sur des décennies, et qu'il a visité ou pris connaissance des
expositions surréalistes à Paris (ouverture de la galerie surréaliste, avec
exposition en 1926 et 1927; expositions internationales à Paris en 1938 et 1947). Le surréalisme surgit sur la scène
culturelle autour de 1928, date à laquelle Mélik fait le choix de la peinture
(contre son goût affirmé pour l'écriture et de la musique). Encore en 1950,
Mélik expose à Marseille, galerie da Silva, avec une affiche qui porte son long
poème surréaliste (Ponts coupés). Il
y expose "30 peintures figuratives inobjectives",
expression paradoxale bien dans le style des énigmes surréalistes. Certes Mélik
n'a partagé ni les provocations du groupe surréaliste, ni la projection directe
des phantasmes sexuels (on pense à Salvador Dali, Marcel Duchamp et Hans
Bellmer, voir René R. Held, L'œil du
psychanalyste. Surréalisme et surréalité, 1973), mais son œuvre ne dédaigne
pas les clins d'œil érotiques dans le cadre d'une "sublimation" très
symboliste.
Par exemple, dans ce tableau complexe (Vision féérique) où se mêle
le nu et l'habillé, où la femme prend les allures d'une sphinge énigmatique, où
chapeau et bouteille couleur lapis lazuli produisent une atmosphère nocturne
propice au phantasme, Mélik dépose sur les lèvres de la femme nue un relief directement sorti du
tube de peinture. Ce geste rappelle
l'objet- sein de Duchamp (Prière de
toucher). Certes on est loin du symbolisme du tableau de Mélik, loin du
monde trouble de Gustave Moreau qui
avait fasciné le jeune André Breton. Mais Duchamp tenait à appliquer lui-même
la peinture rouge sur chaque mamelon du sein factice.
E. Mélik, Vision féérique, c. 1938, HST, 119 x 84, collection particulière |
Marcel Duchamp, Prière de toucher, couverture le catalogue, Le surréalisme en 1947 (latex sur velours noir). |
Dans le tableau de Mélik, c'est la Femme qui est
inconsciemment (les yeux fermés) séductrice. Donc si on tient compte du fait
que le Pantin est un "mannequin d'artiste", alors il se substitue au moi de l'artiste (dans
le langage, c'est un cas de métonymie, comme dans l'expression "c'est une fine lame" pour désigner
un escrimeur redoutable). La Femme est la force inconsciente qui
"anime" au sens propre l'artiste en le disposant à créer. Dans ce
cadre on peut parler du "mythe de
Pygmalion" mais inversé. Chez
Ovide, le sculpteur Pygmalion, trop longtemps chaste, s'éprend de la petite
statue qu'il a fabriquée. Ses prières à Vénus seront exhaussées quand la
statuette s'animera. Mélik a réalisé un dessin dont tous les détails
s'inscrivent inconsciemment dans la tradition psychoculturelle du mythe (voir
"La peinture de Mélik sous le signe
de Pygmalion", blog septembre 2017).
La "Femme et le
Pantin" est comme une transposition aveugle du mythe où le rôle principal
est dévolu à la Femme. Nous sommes loin du rôle phallocratique de l'artiste
devant la Femme/objet. Il n'y a pas
d'érotisme voilé dans le tableau de Mélik. Le "cas", ici au sens
clinique du mot, d'un "Pygmalion inversé" existe chez le peintre Paul
Delvaux. Le contenu proprement inconscient de ce tableau renverrait à l'inceste
impossible quand la Femme- Mère cherche à "animer" la statue froide
et tronquée de l'Homme-Fils (voir René R. Held, op. cit., chapitre 5).
Paul Delvaux, Pygmalion (1939) |
La lecture psychanalytique risque de transformer la
production de l'artiste en simple illustration du savoir général du médecin,
alors que l'objet-tableau est d'abord une création plastique. La peinture n'est
pas une simple allégorie au service d'une idée consciente ou inconsciente. Elle
est un "monolithe", selon
la belle image de Mélik. Ce qui implique le travail de forces qui ont taillé le
matériau. "La forme ne signifie
rien, elle se signifie elle-même" écrivait très justement Henri
Focillon (Vie des formes, 1934). Avec la série de Mélik, nous sommes face à une
métamorphose de forme (configuration). Les relations et le style comptent
autant que le thème. C'est très différent chez Paul Delvaux. Le thème du
Pygmalion inversé (avec son sens inconscient possible) est au premier plan. Le
"style" de sa composition est surréaliste, alors que l'expression ne
l'est pas. Il s'est figé dans le cadre
d'un réalisme pictural qui ne doit plus rien à l'"automatisme"
encouragé par André Breton. La série de Mélik oblige à passer de la clinique à la critique (Gilles Deleuze, 1993) dans la mesure où c'est la
plasticité de l'image (et non son contenu) qui est la symbolisation. Nous
sommes à la recherche d'un inconscient plastique
et non d'un inconscient freudien.
Si les forces invoquées par le poète ou le
peintre sont nouvelles alors le mythe des Muses, comme la fable de
Pygmalion, ne correspondent plus à la perte de contrôle de soi exigée par
l'automatisme. L'expérience poétique devient
aussi dangereuse pour l'artiste que la maladie mentale. Il s'agit de l'héritage
de Rimbaud et de Lautréamont qui sera exalté par le surréalisme. Mélik
partagera cette exaltation pour "La
lettre du voyant" (Rimbaud,
1871) qui donne une méthode pour rompre avec les vieilleries poétiques. Pour
Mélik "Tout commence à Rimbaud et à Lautréamont" (phrase attribuée à Luc-Mélik dans le roman à clé de
Christiane Delmas, L'invisible TIERS,
La Colombe, 1962). Quant aux Poésies
(1870) de Lautréamont, qui
contestent toutes les formes anciennes de la poésie, André Breton en recopie en
1920 l'unique exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale pour publier cet
inédit dans sa revue Littérature. Pour
ces deux héros du surréalisme il faut arriver à une plus grande lucidité créatrice sans se
complaire dans les tics littéraires et romantiques.
"Si les vieux imbéciles
n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à
balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé
les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
...La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance,
entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès
qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau
s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il
en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il
s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi !
Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire
voyant. Le Poète se
fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il
épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine,
où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, —
et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme,
déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il
finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues!" Rimbaud, Lettre du voyant.
Le
surréalisme est une révolte qui naît dans la tragédie de la guerre. A l'hôpital du Val
de Grâce en 1917, André Breton découvre avec Louis Aragon, les Chants de Maldoror de Lautréamont, puis
la contestation de toute littérature dans les Poésies, écrites par le
même auteur (ne rien céder aux facilités de
la littérature). Comment inventer un nouveau langage ? Les deux jeunes gens, qui
commençaient leurs études de médecine, se sont trouvés face à l' enfer de
l'enfermement des "malades mentaux" en temps de guerre, preuve d'un
monde seulement rationnel qui s'écroule.
Le salut viendra de l'écriture, redoutable pour André Breton et Philippe
Soupault, des Champs magnétiques
(1920). Comment écrire plus vite que la pensée pour que les mots s'écrivent
sans contrôle ? Cette expérience fait accéder à la beauté d'un monde d'images,
en dépit, ou en raison de leur incohérence (sur cette découverte en deux temps de
Lautréamont, voir Pierre Daix, Aragon
retrouvé 1916-1927, Tallandier, 2015). L'écriture
automatique, comme le rêve, incohérente en apparence,
peut avoir du sens. Ce qui intéressera Breton, ce poète encore pré-surréaliste, ce n'est
pas la technique de Freud dans L'interprétation des rêves (1900) mais
le regard révolutionnaire sur un
possible savoir inconscient dans le rêve, la "folie" ou le message automatique.
"Le symptôme n'est plus considéré comme un
"simple signe de la maladie", mais bien comme une structure
d'expérience" (G. Didi-Huberman, op.
cit., p. 379). Il y a bien image dans la poésie (image verbale), dans le rêve,
dans les symptômes (délire ou contorsions du corps). Le tableau est aussi
une image, en même temps physique et psychique. Pour bien situer la peinture de
Mélik, il faut tenir compte de ce milieu très littéraire qui a été déclencheur.
Mélik a enregistré avec intensité l'expérience surréaliste des années 1930 (à
travers Rimbaud, Lautréamont et Nietzsche). Il indique lui-même que sa peinture
a traversé trois phases au sens physique du terme (voir citation en exergue) :
d'abord une réalité interprétée ( gazeux : la beauté du rêve), puis une réalité
abstraite( liquide : la tentation de l'informel), enfin une réalité créée (solide
: la libre matière colorée). Les trois époques de sa peinture sont-elles le
reflet d'une réorganisation psychique de l'acte de peindre ? C'est dans l'après-guerre,
après une courte période d'abstraction (1947-1950) qu'il parvient à un monde créé. Et si Mélik
était le seul peindre à avoir chercher un mythe visuel pour "l'automatisme psychique pur "?
La
"Femme et le Pantin"(c.1950)
et "La Femme et Polichinelle"(c.
1960) ont une place dans le "mythe de Pygmalion" , mais en dérogeant
à la force du cliché. Ce qui nous intéresse ce ne sont pas les images du mythe
produites ad nauseaum dans l'histoire
de l'art, mais l'étrange inversion des figures, un "symptôme" qui a travaillé le symbole traditionnel. Mélik parlait de sa quête d'une "spiritualité plastique" qu'il ne
trouvait pas dans le cubisme de Picasso. Manière de dire qu'on ne peut pas
faire l'impasse sur la plasticité des formes. Ainsi, la multiplication des
"figurines" dans le fond est aussi significative que l'inversion des
rôles (le moi-pantin devient objet) qu'on sous-estime en disant qu'il s'agit simplement d'une reprise du
mythe de la Muse du poète, ou d'un Pygmalion inversé!
La difficulté est de voir
comment le symbole (le mythe de Pygmalion auquel Mélik ne pensait pas) devient
un symptôme, passe par une catastrophe pour son sens traditionnel. Freud a donné quelques indication dans son
article, "Une relation entre un
symbole et un symptôme"(1916) : "Le symbole, ordinairement fait pour
être compris, devient un symptôme à partir du moment où il se déplace jusqu'à
perdre son identité première, où il prolifère jusqu'a étouffer sa
signification. Ainsi, soulever son chapeau dans la rue est un symbole dans
l'ordre de la convention sociale, voire du folklore onirique (le chapeau comme
symbole génital). Il devient un symptôme à partir du moment où l'obsession, par
exemple, déployant tout un réseau de significations propres à manifester le
déplacement, est une sorte d'épidémie pour tout ce qui l'entoure, la tête
elle-même devenant, entre autre chose, l'organe susceptible d'être ôtée."
(voir G. Didi-Huberman, op. cit., p.
305).
La frontière entre symbole et symptôme est assez précise.
Quand certains surréalistes jouent avec le mannequin pour en faire le fétiche
du désir, on est dans le symbole. Ce qui est d'habitude dissimulé mais connu,
devient manifeste. Il n'y a pas de situation de conflit. Une image est travaillée
par le symptôme si elle est une formation visuelle soumise à deux désirs
contradictoires (ce qui est déjà le cas chez Paul Delvaux, le contact interdit
et désiré). L'inversion des rôles (le moi devient objet) et la multiplication
des "figurines" pourraient être les signes visuels d'une ambivalence
de l'expérience tentée, entre peur (la plongée
dans l'inconscient) et attraction (l'automatisme, condition de création spontanée). Existe-t-il des traces anciennes de
l'angoisse dans les deux autres tableaux de la série ?
III. La Poupée désarticulée (c. 1940)
Le troisième tableau appartient à la période où Mélik construit
des images qui cachent ce qui est en jeu (énigme). Tout est reconnaissable et
pourtant on est devant une scène étrange qui trouble (on pense à la peinture
métaphysique de Chirico, sans le réalisme faussement naïf du peintre italien).
E. Mélik, Poupée désarticulée, HSC, c. 1940, 64 x 50 cm, collection particulière |
A première vue, une jeune fille au chapeau se trouve au premier
plan, avec une fillette à l'arrière-plan.
En essayant de comprendre comment ce corps humain est organisé dans
l'espace (une loi contraignante de l'univers de Mélik) on croit voir un grand bras
replié. Mais un détail intrigue : au lieu où on s' attend à une main, on voit
une petite pièce qui sert d'emboitement dans les jouets en bois (un tenon).
Quant à la jambe qui repose par terre, elle aussi présente le même détail technique.
Il faut donc relire l'image. Il s'agit d'une poupée de bois habillée, dont les
membres sont défaits. Le second personnage, à droite, serait l'enfant qui a
démonté sa poupée l'instant d'avant et qui regarde le résultat
"interdit". Ses doigts étrangement disposés (pour des mains aux
couleurs étranges) tiennent un objet indiscernable. Ce maniérisme des mains est
une loi de la peinture de Mélik, de son langage des gestes, qui reste un
invariant du début à la fin. Au loin, à
gauche, des silhouettes humaines tournent le dos à la scène. Le mystère
vaguement angoissant de la scène fait penser au célèbre texte de Baudelaire, "Morale du joujou" dans lequel il
explique comment l'univers ambivalent des jouets est une initiation de l'enfant
à l'art mais aussi une expérience non dissimulée des désirs interdits. Le texte conclut sur la pulsion sadique de l'enfant qui veut savoir d'où vient l'âme,
la vivacité, le sortilège du jouet.
"La plupart des marmots
veulent surtout voir l'âme, les
uns au bout de quelque temps d'exercice, les autres tout de suite. C'est la plus ou moins rapide invasion de ce
désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas
le courage de blâmer cette manie enfantine : c'est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s'est fiché dans la
moelle cérébrale de l'enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d'une agilité
et d'une force singulières. L'enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte,
il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps
il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse.
La vie merveilleuse s'arrête. L'enfant, comme le peuple qui assiège les
Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l'entrouve, il est le plus fort. Mais où
est l'âme? C'est ici que commencent l'hébétement et la
tristesse. Il y en a d'autres qui
cassent tout de suite le joujou à peine mis dans leurs mains, à peine examiné ;
et quant à ceux-là, j'avoue que j'ignore le sentiment mystérieux qui les fait
agir. Sont-ils pris d'une colère superstitieuse contre ces menus objets qui
imitent l'humanité, ou bien leur font-ils subir une espèce d'épreuve maçonnique
avant de les introduire dans la vie enfantine ? - Puzzling question !" '(Le Monde littéraire, 1853).
Mais l'adulte qui voit l'enfant casser son jouet, que
retrouve-t-il en lui ? La plupart du temps, il préfère ne pas voir
("tourner le dos" comme les personnages du tableau). S'il est un peintre il peut objectiver la
scène en s'identifiant "plastiquement" à la poupée désarticulée qui
passe au premier plan grâce au cadrage serré.
S'il est un artiste/plasticien il joue à détruire et à reconstruire autrement la poupée. Hans
Bellmer (1902-1975), artiste intégré au
mouvement surréaliste, se mit à transformer sa "Poupée" à partir de toutes
sortes de fragments de jouets contenus
dans une malle que sa mère venait de retrouver en 1933 (voir Sylvie Rouquette,
"Hans Bellmer, la femme et la poupée", Cahiers jungiens de psychanalyse, 117, en ligne). Au début il
s'agissait de contester le culte du corps parfait dans l'Allemagne nazie. A
partir de là, toute une dérive de "délires graphiques" et de
"constructions monstrueuses" se mit en route pour exorciser les
pulsions infantiles "miraculeusement
conservées en lui à l'état quasiment pur" (voir, Dr René R. Held,
"Hans Bellmer ou le toucher nécrophile",
op. cit.). La Chimère est une constante des projections phantasmatiques de
l'esprit humain. Autrefois mi-homme,
mi-animal ( la célèbre Sphinge de Gustave Moreau agriffée à la poitrine
d'Oedipe), avec Hans Bellmer, elle est
devenue d'autant plus inquiétante qu'elle est un assemblage d'organes humains,
un corps impossible (le contraire du "Corps sans organe" que Gilles Deleuze trouvait
dans la peinture de Francis Bacon). Les parties du corps sont séparées puis
réassemblées, avec un effet angoissant qui devait être celui provoqué autrefois
par les Chimères mythologiques (voir J. Clair, Méduse, Contribution à une anthropologie des arts du visuel, 1989)..
Montage de 18 photos publié dans Minotaure, 1934 (d'autres photos dans Cahiers d'art de Christian Zervos, 1936) |
Curieusement la "Poupée
désarticulée" de Mélik est contemporaine de la "Poupée" de
Hans Bellmer publiée dans les deux grandes revues surréalistes de l'époque. On
constate que, sous une forme sublimée, Mélik aborde le thème angoissant de la
poupée démembrée (le conflit entre désir et interdit, Eros et Thanatos selon
Freud). Mais Mélik reste Peintre avant tout, celui de la "spiritualité plastique" . Si la
"beauté est convulsive",
elle reste"érotique-voilée"
dans l'esprit d'André Breton (L'Amour fou, 1937).Il faut chercher dans l'image de Mélik
ce qui peut déranger. Il évite ainsi la contradiction d'un inconscient révélé.
En effet, si le sens du malaise est trop visible, on n'est plus dans
l'inconscient mais dans l'illustration, du sadisme par exemple .
R. Magritte, Le Plaisir (Jeune Fille mangeant un oiseau), 1927 |
Hans Bellmer a été aussi un maître virtuose du dessin où les corps
se contorsionnent pour créer de nouveaux êtres monstrueux.
Hans Bellmer, La Céphalopode simple , puis double (Tête soudée directement aux jambes) |
Un tableau de Mélik frôle cet univers déformant. Une femme nue
portant un grand chapeau est assise en tailleur. Elle nous fixe pour voir notre
réaction incrédule. Des formes inconnues flottent dans le fond avec leurs
étranges couleurs. On finit par distinguer un deuxième corps, au moins un pied
retourné et le point rouge de son talon, puis une cheville et une cuisse où commence
un vêtement rayé de rouge. Ce corps se
termine par une tête qui n'est qu'une boule. Quelle scène avons-nous sous les
yeux ?
E. Mélik, Femme au chapeau, c. 1950, 103 x 74 cm, collection particulière |
Mélik entend faire à la peinture ce que Rimbaud et
Lautréamont ont fait au langage. L'alchimie du verbe passe par une désarticulation
du langage, et l'alchimie picturale doit trouver des forces irrationnelles pour
se désarticuler et se réorganiser. "A
une époque incohérente, désossée, parlez le langage même de celle-ci, incohérent et désossé, leur disait-il;
germés en un temps tragique, soyez des néo-tragiques,
conscients de vous affirmer parmi ruines et décombres encore fumants, soyez le
cruel reflet d'un présent auquel vous êtes liés... Evitant de vous mêler à tout
groupe littéraire, ne devenez pas des amalgamés; mais trouvez-vous vous-mêmes,
langue et message, puis affirmez-vous.", dans L'invisible
TIERS, de Christiane Delmas, 1962, p. 60 (la scène se déroule juste après
la guerre, propos de Luc -Edgar Mélik dans ce roman à clé).
Si les quatre tableaux permettent de suivre les progrès de
l'intériorisation de l'automatisme à l'origine de la peinture de Mélik (d'une
réalité interprétée vers une réalité créée), La Poupée désarticulée correspond au stade de l'angoisse de cet
abandon du moi aux forces inconscientes, à ce devenir-objet désarticulé.
IV. La danseuse et la statue africaine (c. 1935)
Le dernier tableau de la série est sans doute le plus
ancien, avec ses tons d'ocres et d'argent. Le plus trouble aussi, comme on le
dit d'une image ou d'une réaction ambivalentes. Une danseuse assise a la tête
tournée vers nous. Ses yeux sont clos.
Elle tient, dressée sur ses jambes repliées,
une grande statue nègre aux yeux noirs et brillants. La pose n'est pas
neutre. Les mains de la danseuse enlacent la statue, l'une sur la hanche,
l'autre sur la cuisse. Au milieu du tableau se découpe l'angle droit et
menaçant d'une table. L'instant d'avant,
la statue était-elle posée sur cette table, la danseuse, maintenant accroupie,
s'étant repliée sur son monde intérieur ?
E. Mélik, La Danseuse et la statue nègre, HST, c. 1935, 103x74 cm, collection particulière |
Avec cette version la plus ancienne de son archétype dual
(Femme et Pantin) nous remontons le temps psychique de Mélik. Ce n'est plus un
"mannequin d'artiste" ou une poupée mais une statue africaine incluse
dans le tableau. Exemple unique chez Mélik, il signe une époque. La présence
des objets exotiques est un invariant de
l'esthétique surréaliste. Les premières expositions surréalistes à Paris furent
de savantes installations associant œuvres d'avant-garde et objets
ethniques ( 1926, tableaux de Man Ray et Objets d'Océanie, 1927, Yves Tanguy et
Objets d'Amériques, ... 1936, galerie Charles Ratton, etc.).
Dans l'oeuvre de Mélik, la
fascination pour les objets
exotiques n'est pas flagrante. Mais on connait
deux (ou trois) effigies bouddhistes
(c.1935) qui attestent de cette
attraction de l'Asie - pour sa spiritualité - largement répandue (Alexandra David
Neel, Antonin Artaud et Henri Michaud, Un
barbare en Asie, 1933). Chez Mélik, le mystère de l'Asie est si fort, le
besoin de déracinement si grand qu'il descend à Marseille en 1932 avec la ferme
intention de gagner l'"Asie". Mais à ce moment-là que peut
représenter affectivement ce terme de géographie ? En 1974, son ami l'abbé Jo Rey, curé à
Cabriès, donne des précisions sur ce rêve lointain : "Il est attiré par l'Extrême-Orient. Il serait resté quelque temps à
Marseille, puis aurait gagné l'Egypte. Il aurait exposé à Alexandrie, de là,
aurait gagné les Indes... Les Îles, Singapour, Sumatra, Bornéo. Oui, vraiment,
il était très attiré par cette région mystérieuse, encore un peu sauvage..."
(Semaine Provence, Hebdomadaire décembre
1974). Ce n'est pas n'importe où en Asie, mais "les limites non
frontières" de l'Océanie dont les objets se trouvaient à côté de ceux de
l'Afrique dans les expositions surréalistes. Et André Breton aura toujours
valorisé le monde spirituel des masques océaniens, plutôt que l'art africain.
En 1941, Mélik affirme au journal Comoedia
qu'"il est parisien et d'atavisme asiatique" (pendant
l'Occupation, ce journal disparu en 1937,
reparait de juin 1941 à août 1944). Que pouvait bien désigner pour Mélik cette
polarité, à ce moment précis des théories pseudo-scientifiques des races diffusées en Europe ? Le pôle conscient d'une culture acquise
(harmonie apollinienne) est en tension avec
une transmission inconsciente de forces plastiques (ivresse dionysiaque).
Le débat national est si urgent qu'il faut légitimer ce qui paraît trop original et
barbare dans l'art qui émerge en France ( par exemple Wilhelm Uhde, Picasso
et la tradition française : notes sur la peinture actuelle, 1928). Dans ce
même entretien Mélik précise qu'il "côtoie le surréalisme, mais reste niezschéen"
! Au sens nietzschéen, "asiatique"peut
désigner le "dionysiaque" (grec et philosophique) ou le "démonique" (anthropologique),
toujours l'ivresse de la musique, de la couleur, de la "ressemblance informe".
Si le surréalisme privilégie l'exotisme qu'il
retourne contre l'Occident dominé par la raison, le débat majeur dans
l'entre-deux-guerres porte surtout sur l'apport
de l'Asie dans l'art occidental - depuis
Byzance et le Moyen Age jusqu'à Delacroix et Matisse. C'est une polémique
décisive de l'histoire de l'art, pour tout le courant vitaliste, avec des
savants comme M.S. Prichard, G. Duthuit, et J. Strzygowski. Pour le camp réactionnaire la "vague orientale" - dès le Bas-Empire romain -
est un signe de déclin (la couleur menace la forme). Que Chagall illustre les Fables de La Fontaine (1930) est un
objet de scandale pour certains, nombreux (voir L'Ecole de Paris, 1904-1929, la part de l'Autre, MAMVP, 2001). Pour
l'autre camp, l'Orient est une source vitale qui a toujours enrichi l'art
européen qui n'a donc pas à le redouter. Dans ce débat, la figure du critique
d'art Waldemar-George se détache (voir Yves Chevrefils Desbiolles, Waldemar-George. Cinq portraits pour un
siècle paradoxal, P.U. de Rennes, 2016).
En mars 1933, Mélik se fait envoyer par ses parents à Marseille un livre
de sa bibliothèque restée à Paris sur le peintre Goerg (Editions G. Crès, 1929).
L'auteur est justement Waldemar George. Le rôle que ce passeur prolixe et polémiste reconnaît à l'Asie/Orient
ne pouvait que séduire le jeune Mélik, dont les ancêtres arméniens venaient de
la Perse : "Lorsque je vois certains
de mes confrères défendre la pureté de la tradition latine en littérature, en
art et en philosophie, contre la prétendue contagion de l'Asie, je ne puis
m'empêcher de songer à l'apport de l'Orient au cours des siècles passés. Sans
vouloir remonter au-delà de l'ére chrétienne, nous pouvons constater que c'est
l'art oriental qui a sapé les bases de cet académisme que fut, à son déclin,
l'art de la Grèce et de la Rome impériale." ("Lurçat et l'appel
d'Orient", dans L'Amour de l'art,
1926). Encore en 1952, Waldemar-George défend sa thèse : " L'apport de l'Orient dans l'art gréco-romain
n'est ni une résurgence, ni un afflux de sang neuf, riche et jeune dans un
organisme débilité par l'âge. C'est un accroissement de la réserve de féérie et
d'extase que cet art porte en lui. Toutes les fois qu'il semble tarir ses
sources, toutes les fois que son génie s'épuise, l'Occident fait appel à
l'Orient qui est son alter ego. La mosaïque, l'émail, et le vitrail sont des
techniques et des formes d'expression dont les sources orientales ne peuvent
être mises en doute." (dans Humanisme
et universalité).
Dans
le cas de Mélik, Il semble bien que l'"Asie" ne se limite pas à l'Orient
de ses ancêtres (vers Constantinople du côté maternel, vers la Perse du côté
paternel). C'est un Orient présent dans l'art européen quand celui-ci sait s'ouvrir à la magie, à la féérie, à la
mystique (la preuve est apportée par la synthèse récente qu' est l' Ecole de
Paris, que Mélik admire). Mais, sous
influence surréaliste, Mélik vise aussi un Orient beaucoup plus inaccessible avec, en point de fuite, les
masques et sculptures d'Oéanie.
Le
planisphère imaginaire des surréalistes en 1929, réduit l'Europe, l'Afrique,
l'Amérique du Nord. L'axe du monde n'est plus le méridien de Greenwich avec
l'Europe au centre, mais un axe qui valorise ce qui est sous un équateur
imaginaire où les Îles Sumatra, Java et Bornéo tracent la route vers l'Océanie.
"Le monde au temps des surréalistes", dans Variétés, Bruxelles, Le surréalisme en 1929 |
Dans
sa maturité André Breton n'utilisera pas l'Orient contre l'Europe, mais il
insistera sur la synthèse cyclique des arts "sauvages" avec l'art
moderne d'Europe (l'art japonais pour l'impressionnisme, l'art africain pour le
fauvisme et le cubisme, enfin l'art océanien pour le surréalisme). La réussite
hautement raffinée de l' art des Iles d'Océanie est un révélateur, mais de quoi
au juste ? Pas d'un exotisme gratuit et décoratif. En lui "s'exprime le plus grand effort immémorial pour rendre compte de l'interpénétration du physique et du mental,
pour triompher du dualisme de la perception
et de la représentation, pour ne pas s'en tenir à l'écorce et remonter à la
sève ( et les thèmes sont aériens, les plus chargés de spiritualité que je sache, les plus poignants aussi : ils accusent
les angoisses primordiales que la vie civilisée, ou se donnant pour telle, a
fait glisser sous roche, ne les rendant pas moins pernicieuses, il s'en faut,
parce que refoulées).", André Breton, Avant-propos au catalogue de
l'exposition Galerie Andrée Olive, Paris, 1948.
Si le surréalisme a profondément marqué la quête de Mélik ce
n'est pas en tant qu'irrationalité (voir J. Clair, "Le surréalisme entre
spiritisme et totalitarisme. Contribution à une histoire de l'insensé", Mil Neuf Cent, Revue de l'histoire
intellectuelle, 2003, repris dans Du
surréalisme, 2003). C'est pour sa quête d'intériorisation des puissances de
créations qui manquent tellement à l'homme moderne (voir J. Monnerot, , La poésie moderne et le sacré, 1945).
L'Asie, avec sa métaphysique et son sens du sacré est un révélateur des
impasses humaines de la civilisation occidentale (voir l'essai de Theodor
Lessing, L'Europe et l'Asie (1918),
traduit en français dans La Révolution
surréaliste, n°3, 1925).
Dans le
tableau de Mélik de 1935, la présence de la grande statue nègre signe
l'archaïsme psychique face à la classique danseuse. Mais ses yeux clos (une
constante chez Mélik, depuis ses effigies bouddhistes des années 1930) sont un
"signe visuel" aussi important qui crée une inquiétante incertitude.
Le tableau s'inscrit dans l'esthétique du surréalisme avec des déplacements significatifs. Il répond au cycle des photos "Black and white" de Man Ray, mais
la complaisance érotique pour le "regardeur mâle" s'efface au profit d'un
"état affectif et méditatif" (une introjection,
au sens de la psychanalyse : "Dérivé des nécessités pulsionnelles, le but
de l'introjection vise à éviter l'angoisse (ce en quoi il constitue un
mécanisme de défense) et à augmenter les fonctions psychiques. Ce processus se
caractérise donc par le fait qu'il ne se contente pas d'avoir une visée
défensive mais contribue dans le meilleur des cas à l'enrichissement du moi").
Man Ray, Femme blanche et statue de la reine Bangwa, 1937 |
Man Ray, Portrait de Nancy Cunard (1896-1965) |
Man Ray, Portrait de Consuelo de Saint Exupéry |
Alors que chez Man Ray, la statue ou la parure africaine est
soumise au regard complaisant du "mannequin" nu - pour
le regard de l'homme -, chez Mélik c'est la statue virile qui subit le fluide
magique de la danseuse (les yeux érectiles face au yeux fermés). Nous sommes
passés du symbole "érotique" au "symptôme". Ce n'est plus une dualité soumise à un regard
extérieur, mais une dissociation du sujet entre son moi conscient et l'attraction
de l'inconscient. L'hypothèse la plus simple confirme un "Pygmalion
inversé" (mythe de l'animisme), en ce sens que Mélik, Le Peintre (comme il le fait imprimer sur ces cartons d'invitation d'exposition)
doit descendre en lui pour se placer sous l'influence de son inconscient
plastique (cette part d'atavisme
asiatique qu'il porte en lui). C'est son devenir artiste, au sens où Rimbaud
voulait se faire voyant. Evidemment nous ne savons pas si Mélik s'est intéressé
à l'œuvre de Freud. C'est très peu probable, pour une raison simple : le
surréalisme avait déjà projeté sur l'art les effets de la révolution freudienne. Par
contre Mélik parle de "la grande
inconscience", expression qu'il emprunte à André Breton, pour
l'utiliser encore en 1969, au dos d'un tableau.
Le tableau La Danseuse
et la statue africaine (c.1935) n'est pas une belle image voyeuriste mais la figure d'une expérience, il n'est pas
figuratif, mais figural. "Figurer
une chose, c'est la signifier par autre chose que son aspect." G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, 1990, p. 232.
Comment représenter ce qui est la condition de possibilité
d'images surréelles à venir pour un peintre qui ne veut plus
"interpréter" le modèle extérieur ? Comment représenter un état de
"clairvoyance" qui est la
condition pour voir surgir ses propres formes plastiques chargées d'un sens
inconnu ? Les textes surréalistes ne manquent pas pour authentifier
ce phénomène d'"automatisme
psychique pur". Au contraire ils abondent sur ce problème de l'état
mental préalable à une création spontanée (la folie, l'intuition, l'extase,
l'automatisme, le demi-sommeil). Car ce qui est en jeu, ce n'est rien de moins que la légitimité
d'une peinture dans le cercle surréaliste (voir l'enquête de José Pierre, André Breton et la peinture, L'Âge
d'Homme, 1987).
Est-ce qu'il peut exister une situation "psychique"
chez l'artiste dont on ne pourra jamais avoir l'idée ? Dans ce cas, le tableau
ne peut pas être une allégorie (on a une idée de la justice, donc on peut en
donner un symbole, chaque détail renvoyant à autre chose : la balance à
l'impartialité, etc.), et encore moins une représentation (pas de modèle extérieur). C'est
certainement le cas de l'"automatisme", méthode en vue d'une création
libre dont André Breton n'a pu préciser que les conditions négatives. Il y a "message automatique" par la
dissociation du sujet qui se soumet à des forces qui sont d'ordinaire
refoulées. L'automatisme, dans l'art, est par nature irreprésentable, et encore
moins conceptualisable. Les étude sur la Figure, au sens de l'exégèse et de la
peinture médiévale, constituent une armature pour notre question. "Plutôt qu'une Annonciation où le bébé est
déjà formé dans le ventre, il vaut mieux la colonne qui figure le seuil, le
passage entre le divin et l'humain. L'allégorie de la colonne n'a rien à voir
avec l'illustration ou la "traduction" visible d'une idée (ce qu'on
s'imagine souvent être le propre d'une allégorie) : elle constitue plutôt une virtualité, un élément
visuel, une similitude dissemblable
de ce dont personne n'aura jamais l'idée.", G. Didi-Huberman, op. cit., p. 264 (voir aussi E.
Auerbach, Figura. La Loi juive et la
Promesse chrétienne).
Pour admettre que dans le tableau de Mélik, la statue
africaine (puis le Pantin) et la Femme aux yeux clos figurent la scission de l'esprit de l'artiste engagé dans
l'automatisme, il faut que cette symbolisation soit au moins littérairement pensable par image. Or, le
romantisme allemand a créé l'ambivalence affective devant la poupée-automate.
Avec "L'homme au sable" , cette nouvelle fantastique du recueil Contes nocturnes de E.T.W. Hoffmann
(1778-1822), nous découvrons la fascination pour Olympia, femme séduisante mais
en réalité un automate qui ensorcèle le jeune héros Nathanaël. Nous avons vu
que Freud s'en était servi en 1919 pour construire cette catégorie de l'esthétique
qu'est "l'inquiétante étrangeté".
Le va-et-vient entre l'animé et
l'inanimé (poupée, marionnettes, mannequin, etc.) provoque une angoisse liée à
un double effacement des frontières en raison, d'une part de la projection de la vie sur des objets
(régression vers l'animisme) et d'autre part, d'un doute sur la perception (réelle
ou hallucinatoire).
Toujours dans le romantisme allemand, l'autre version du
face-à-face avec la marionnette, la poupée, l'automate est positive. H. von
Kleist (1777-1811) publie un court essai sur le Théâtre de Marionnettes (1810) où un dialogue imaginaire lui permet
d'expliquer que le calcul trop savant du comédien produit des mouvements le
plus souvent artificiels alors que la vivacité de la marionnette atteint, par son
automatisme même, la grâce et le charme.
La conscience humaine, depuis le fruit de l'arbre de la connaissance, apparaît
comme un obstacle à la spontanéité inventive. D'où l'éloge d'une certaine
inconscience, encore présente dans le monde organique, que le poète retrouve
dans l'inspiration, l'intuition et le rêve.
André Breton a su voir le lien entre ce romantisme allemand
et le surréalisme à travers l'expérience de l'automatisme (aux moyens multiples
et non arrêtés), cette dépossession d'un moi beaucoup trop contrôlé par la raison et les
habitudes sociales. "Je est un autre"
est devenu la condition impensable de la création poétique depuis Rimbaud et
Lautréamont. Le livre de von Kleist sera reconnu par André Breton et les
surréalistes, a posteriori de leur immense recherche (1920/1930) sur les
conditions psychiques du fonctionnement
créateur, comme un livre prémonitoire. Sans être un spécialiste du
romantisme allemand, Mélik avait étudié langue et littérature allemandes à la
Sorbonne. Une synthèse brillante était
disponible avec le livre d'Albert Béguin, L'Âme
romantique et le rêve, dont la première édition paraîtra en 1937 aux Cahiers du Sud (Mélik possédait la
collection complète des Cahiers du Sud,
dans son château de Cabriès). En 1969 Mélik trouve tout naturel d'évoquer sa
peinture en terme de lumière et de nuit, notions symboliques qui renvoient à la
conscience nocturne du romantisme allemand (" L'essentiel est que la couleur s'étire dans l'élément formel comprenant
à la fois et de la lumière et de la nuit").
Ce fonds culturel du surréalisme (héritier de Rimbaud et
Lautréamont mais aussi du romantisme allemand)a orienté Mélik vers une peinture
qui tourne le dos au "modèle extérieur", vers une peinture de" l'interpénétration du physique et du mental
dans l'image". La condition nécessaire mais non suffisante (car il ne
s'agit pas de nier le talent et le contrôle après coup) est la réduction du métier soumis
à un projet préconçu. André Breton le
précise dès 1925 contre la règle de Georges Braque ("J'aime
la règle qui corrige l'émotion.").
" Je ne fais moi , que nier
violemment la règle. Cette règle où la prend-il ? Il doit y avoir encore y
avoir une quelconque idée de Dieu là-dessous.", dans Le Surréalisme et
la Peinture (1925, 1928). Mélik répondra, dans le même esprit, à la
question : "Avez-vous des
règles de travail?, Non, une haute pensée rigoureuse vaut mieux que celles-là."
(Manuscrit, Archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).
La créativité picturale sera
déclenchée dans un état psychique infra-conscient. Donc le surréalisme
ne nie pas l'inspiration, ni les degrés d'intérêt des œuvres. Le résultat
"spontané" est ensuite récupéré selon son talent. Le peintre, autant
que le poète, doit accéder à un état de médium. C'est l'inspiration sous
contrôle (divin ou rationnel) d'autrefois qui est devenue une fiction (la
Muse). De l'automatisme à l'automate (le mannequin d'artiste, la poupée, la
statue nègre), il y a transition des forces à l'"objet" entraîné par
cette dynamique inconnue.
"Car mettre en
scène un automate a le même sens que se choisir pour porte-parole une
marionnette : cela veut dire que le poète se fait automate livré à la mécanique
de l'inconscient ou marionnette docile à la dictée de ce même inconscient."
(José Pierre, André Breton et la peinture,
L'Age d'Homme, 1987, p. 330).
V. Synthèse : l'impossible figure de l'automatisme.
La série que nous avons étudiée est-elle une chance ou un hasard ? Un "intersigne" aurait répondu André
Breton. Ce qui devient visible à travers ces quatre tableaux est la
morphogenèse d'un état favorable à une "peinture réaliste inobjective" (Mélik, 1950). Qu'une configuration
de dualité entre un adulte (toujours une femme) et un objet inanimé humain
(mannequin d'artiste, poupée, statue africaine) se répète est une singularité
dans l'œuvre de Mélik. Rien ne lui est plus étranger que la répétition, à la
manière de Picasso (ses Ménines, 57
variations en quelques semaines) ou de Bernard Buffet (les Clowns, 1955). Répétition pour montrer quoi ? La série chez Mélik
n'est pas faite pour être étalée, elle est un retour non voulu. Elle se
constitue en signifiant parce qu'elle est difficile à repérer. Au-delà d'un
thème qui renvoie à une culture largement partagée par Mélik (inclusion du
mannequin et de la statue africaine, chimère du corps féminin), il y a les
écarts de formes qui expriment un drame,
une tension entre forces, une division de soi. La métamorphose dépasse le
simple thème, elle traverse des états (archaïsme/atavisme asiatique, angoisse
de la dissociation, point d'équilibre, harmonie). Les deux premières œuvres,
les plus anciennes (années 1930) se concentrent sur une figuration statique,
avec un fond dépouillé. Par rapport à la culture surréaliste que Mélik absorbe,
il annule un érotisme esthétisant (Dali, Man Ray) et l'obsession pulsionnelle (Hans Bellmer). Mais ces deux tableaux
de Mélik sont chargés d'affects
douloureux et nocturnes (archaïsme de la statue africaine dont les yeux sont
érectiles/ démembrement dissimulé de la poupée). Ces affects vont disparaître
des deux autres toiles (décennie 1950). Plus de vingt ans se sont écoulés, et
elles dénotent un compromis réussi entre des forces contraires (désir de
l'automatisme comme condition d'une création libre / angoisse face aux risques
d'une chute dans l'inconscience). Pourtant son "style" tardif sera souvent jugé
bizarre, moins figuratif et surtout
éclaté donc sacrifiant à la laideur. Ces traits distinctifs de l'irrationnel sont intégrés à l'unité rythmique,
à la puissance du tableau. Vers 1955, la peinture lisse de Mélik s'efface
devant une matière peinture faite d'impuretés (grumeaux, empreinte aléatoire du
support - fibrociment ou toile de jute, etc. voir sur le blog, Substrats et supports de l'image chez Mélik,
août 2016)).
Le défi du surréalisme dès 1925 a été de savoir si la
peinture pourrait être surréaliste, au même titre que la poésie. André Breton excluait la littérature comme telle c'est-à-dire le roman, et
le cas de la peinture aura été difficile à trancher. Le Maître du surréalisme n'emploie
jamais l'expression "peinture surréaliste" mais juxtapose '
surréalisme' et 'peinture' (la seule
l'occurrence est "art surréaliste" utilisée pour Miro dans l'article
éponyme, publié à partir de1925 dans La
Révolution surréaliste, et repris en 1928
aux éditions de la N.R.F.). Dès 1925, selon Max Morice, la peinture a été
jusque-là surréaliste dans son contenu (par exemple avec G. de
Chirico) mais ne l' est pas encore dans son expression. Les œuvres
des fous et des enfants ne trouvent-elles
pas plus facilement la voie pour réunir le contenu et l'expression ? "Admirons les fous, les médiums qui trouvent
moyen de fixer leurs plus fugitives visions, comme tend à le faire, à un titre
un peu différent, l'homme adonné au surréalisme.", "Les yeux
enchantés", dans La Révolution
surréaliste, n°1, 1925 (voir José Pierre, op. cit., p. 85).
La décennie 1950 correspond chez Mélik à une nouvelle phase quand le conflit/combat
est résolu, sur le plan de son inconscient pictural. Il a compris, à sa
manière, ce que le surréalisme a voulu faire à la peinture. Le contenu du tableau demeure l'énigme (ce qui suffisait pour faire de G. de
Chirico un surréaliste) mais surtout
l'expression plastique est enfin devenue surréaliste. Il n'est plus tellement
étonnant de voir que son exposition de 1950 à Marseille, Ponts coupés, soit placée sous le signe du surréalisme avec un long
poème de son invention qui sera imprimé sur l'affiche (un manifeste). Il y
présente : "30 peintures réalistes
inobjectives". C'est aussi le moment où, certains annonçant la fin du surréalisme,
André Breton compose, avec Benjamin Péret,
un Almanach surréaliste d'un demi-siècle (mars 1950).
Le témoin capital de cet automatisme émergeant - enfin immanent à
l'acte matériel de peindre chez Mélik - est le
jeune écrivain Hubert Juin (1926-1987). Imprégné de toute la littérature
surréaliste, il fait un séjour de
plusieurs semaines à Cabriès pour écrire le livre, Edgar
Mélik, ou la peinture à la pointe du temps (La Mandragore, 1953).
« La façon qu’a Mélik de travailler m’a clairement indiqué qu’il avait
recours à une activité médiumnique.
L’élaboration de la toile est extrêmement lente (certaines ont mis des années à
devenir ce qu’elles sont), et il en va comme si une sorte de mûrissement – tant
intérieur qu’extérieur – leur était nécessaire. Les tableaux rangés au long des
murs, Mélik passe de l’un à l’autre et procède par courtes modifications
nécessaires jusqu’au jour où l’un d’eux se détache de lui-même, et, lui-même,
se juge terminé. Je n’ai jamais mis en doute qu’il en allait chez Mélik d’une dictée venue d’un cosmos antérieur au
cosmos visible. Les éléments de cette dictée
n’obéissent pas à un automatisme
torrentiel, mais plutôt à une lente
montée de forces et d’intentions
occultes. Lorsque je parle d’une activité
médiumnique, il ne faut pas découvrir là de trances et de délire. Il s’agit
d’un engouement mystérieux qui entr’ouvre les portes du plus ancien langage chiffré : celui de la
Sagesse immémoriale de ce qui est ».
Le
texte est imprégné de tout le vocabulaire surréaliste d'André Breton, depuis
"Entrée des médiums" de 1922 et "Le message automatique" de
1933. Il y a bien sûr un effet de projection littéraire, mais d'autres témoignages
confirment les dispositifs "surréalistes" de la créativité de Mélik.
Par
exemple : "Je pars de l'abstrait. Peu à peu, sans même que j'aie à les chercher,
les masses surgissent et s'organissent d'elles-mêmes." (Le Provençal, 1961).
C'est
une forme de l'automatisme que Breton célèbre dans L'amour fou (1937) et qui restera sous l'expression, "mur de Léonard " ("La leçon de Léonard, engageant ses élèves à
copier leurs tableaux sur ce qu'ils verraient se peindre (de remarquablement
coordonné et de propre à chacun) en considérant longuement un vieux mur, est
loin encore d'être comprise. Tout le problème du passage de la subjectivité à
l'objectivité y est implicitement résolu et la portée de cette résolution
dépasse de beaucoup en intérêt humain celle d'une technique, quand cette
technique serait celle de l'inspiration
même.". (référence déjà donnée à ce "miroir magique" dans "Le message automatique", revue
Minotaure, 1933).
Le
substrat matériel est confus, mais le peintre le soumet à une forte attention
qui fait surgir peu à peu, par touches successives, un équilibre de figures et de couleurs. On
est en présence d'un processus qui a des affinités avec la pratique de Paul
Klee, processus qu'André Breton nommait "automatisme partiel" (dans Genèse et perspective artistique du
surréalisme, 1941).
Paul
Klee notait dans son Journal, en avril 1908 : "1) Disposition de taches de
couleur en divers complexes, au gré de la sensibilité, principe
ineffaçable, essentiel. 2) Lire objectivement ce "rien" (les tables de marbre au restaurant de mon oncle - avec
leur labyrinthe de lignes -, en
dégager des figures et les préciser par une stucturation de lumière et d'ombre."
Mélik
a pu lire le Journal de Paul Klee en
allemand, ou plus surement la première monographie en français due à René
Crevel (1931). Mais, ce qui est attesté c'est son admiration pour "le mur
de Klee" (15 oeuvres) dans la
grande chapelle gothique du Palais des Papes, à Avignon, été 1947 (correspondance
familiale, J.M. Pontier. Sur Paul Klee et Mélik voir "Mélik et l’Ange : survivance médiévale
dans la modernité (Enguerrand Quarton et Paul Klee)" blog, janvier
2016).
Un tableau tardif de Mélik comme "Deux chevaux et danseur dans les nuages" paraîtra aux amateurs de peinture comme "une œuvre d'enfant ou de fou" (selon les termes mêmes qu'Aragon utilise en 1923 à propos de Paul Klee). G. Limbour écrit au sujet de Klee, avec la même sensibilité surréaliste : "En se gardant de pousser trop loin l'analogie, on pourrait se souvenir de certains dessins d'enfants, qui ne s'embarrassent d'aucun souci capable d'entraver l'élan de leur imagination : perspective, logique, ressemblance." (dans Documents, avril 1929). Dans un tout autre univers visuel, avec la texture picturale en plus, l'œuvre de Mélik n'exprime-t-elle pas souvent une sensibilité poétique proche de Paul Klee?
Nous avons donc une série de
tableaux, série d'abord arbitraire, sinon pour leur contenu. Nous avons la
preuve d'une forme d'automatisme chez Mélik qui lui permit d'atteindre, autour de 1950, sa
"peinture réaliste inobjective",
qu'il jugea pleinement surréaliste. Nous avons le contexte culturel qui inscrit
les signes importants des quatre tableaux dans le surréalisme. La série accompagne
la métamorphose de la pratique de Mélik. Il ne s'agit pas d'un symbole allégorique (les signes peints
renvoyant à sens abstrait à rechercher) mais d'un symbole tautégorique (les objets réels sont ce qu’ils
signifient, avec le moins de distance entre l’être et la signification, voir
J.L. Vieillard-Baron, Et in Arcadia ego.
Poussin ou l'immortalité du Beau, 2011). Ainsi le "mannequin
d'artiste" est ce qui est le plus proche de lui (par métonymie),
c'est-à-dire l'artiste lui-même. La Femme aux yeux clos est l'inspiratrice
intérieure (l'anima). Il n’y a pas à chercher un sens allégorique distinct de ce qui est représenté. Enfin
la dissociation du sujet (en conscience et inconscience) fait de l'artiste, au
sens propre, un automate. La série est symbole de la pratique de l'automatisme
chez Mélik.
La
"Femme et le Pantin" (c.
1950) est bien la Figure impossible de l'automatisme. Il est le tableau de tous
les tableaux. Mélik venait de passer du combat pour l'interprétation de la
réalité au combat pour la création ("Mon
art est abscons", Mélik, cité par J. Stamboulian, Mélik au fil des jours, 2015). La scission en soi est impliquée dans
l'idée même d'automatisme, mais il faut que cette expérience proche de la folie
simulée (Champs magnétiques, 1920,
"Possessions", dans L'Immaculée Conception, 1930) ne soit
plus vécue comme une menace érotique (statue africaine) ou une mutilation (poupée désarticulée). "La Femme et le Pantin" répète le
processus de dissociation mais dans un ordre coloré et dynamique, celui d'une construction spatiale (diagonale,
masses abstraites non logiques) avec des
Figurines qui se démultiplient dans leur altérité (femme au bikini, pantins miniatures).
Le dernier tableau, le plus tardif, montre que la "crise" de la quête
de l'automatisme est apaisée (force attractive entre le pantin réellement animé
et la Femme disponible pour un baiser), le tout plongé dans une explosion de
rouges.
"Comme un rêve est placé dans une atmosphère qui lui est propre, de même une conception devenue composition a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit propre." Baudelaire, Salon de 1859 (à propos de Delacroix, cité par Pierre Kaufmann, L'expérience émotionnelle de l'espace, Vrin, 1967, qui ajoute : "Autrement dit, l'atmosphère n'est pas un contenu, mais un auxiliaire de la vision, elle n'est pas vue, elle donne à voir." p. 225).
"Comme un rêve est placé dans une atmosphère qui lui est propre, de même une conception devenue composition a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit propre." Baudelaire, Salon de 1859 (à propos de Delacroix, cité par Pierre Kaufmann, L'expérience émotionnelle de l'espace, Vrin, 1967, qui ajoute : "Autrement dit, l'atmosphère n'est pas un contenu, mais un auxiliaire de la vision, elle n'est pas vue, elle donne à voir." p. 225).
Olivier ARNAUD
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