samedi 28 juillet 2018

La Fabrique d'une image : le photographe Marcel Coen et le peintre Edgar Mélik


Ce  portrait d'Edgar Mélik a été récemment mis en vente par la maison de ventes Leclère, à Marseille.

Marcel Coen,Portrait Edgar Mélik, peintre (57 x 47 cm, 1956 écrit au dos)
Le site présentait ce photographe important avec ces quelques lignes : "Marcel COEN (Pau, 1918 – Marseille 2008) est un photographe de renom, témoin de Marseille et de La Provence durant la seconde moitié du XXème siècle. Animé d’une grande curiosité, il s’attache à investir des domaines aussi variés que sa ville, les artistes locaux dont il était très proche (Ambrogiani, Mélik, Seyssaud, Pons…), l’urbanisme, la botanique ou encore la transhumance dont il a réalisé un célèbre reportage (1951). La qualité de son travail a retenu l’attention des institutions et en 1995, la ville de Marseille s’est portée acquéreur de son fonds de collection photographique. Notre vacation sera l’occasion de redécouvrir la variété de son témoignage et d’une certaine manière, de redécouvrir notre propre territoire".  Pour des informations précises sur ce photographe remarquable vous pouvez consulter le blog consacré au peintre Serge FIORIO, ami de Marcel Coen (sergefiorio.canalblog.com, André LOMBARD).

La photo est une construction assez difficile à déchiffrer. Que représente-t-elle vraiment ? Comment a-t-elle été produite ? On reconnait bien sûr le visage de Mélik qui semble venir de loin en arrière. A droite le dessin d'un portrait, et au bord de la photo un doigt pointé vers l'image (l'index).
Il y a un fonds Marcel COEN aux Archives de la Ville de Marseille. J'ai pu consulter les dossiers qui contiennent de grands tirages de photos d'Edgar Mélik prises dans le château de Cabriès, à plusieurs époques de sa vie. Certaines sont connues parce que des tirages existent dans les archives du musée Edgar Mélik. D'autres étaient pour moi entièrement nouvelles.
Certains clichés sont des prises de vue différentes  de notre portrait, et ils nous font entrer dans la fabrique matérielle de l'image photographique.

Marcel Coen, Portrait Mélik (Fonds Archives de Marseille, Licence 2)

La première est assez semblable, mais Mélik ne se regarde pas, son regard se perd au loin. Par contre le dessin de la tête d'homme est bien tracé. De qui s'agit-il ?  De Mélik lui-même, du photographe impliqué malgré lui dans sa propre photo à venir, ou d'une tierce personne ? La photo a-t-elle  été obtenue par une double exposition (ou surimpression)?

Marcel Coen, Portrait Mélik (Archives de Marseille, Licence 2)
  
Le troisième cliché nous donne la clef de la photo commercialisée. Mélik s'est d'abord dessiné sur un vieux miroir sans cadre, avec l'étain ébréché sur tous les bords.  Il se regarde dans la glace et le photographe a donc pris le reflet de Mélik, et non Mélik en transparence derrière une vitre sur laquelle il se serait dessiné préalablement.  La photo verticalise l'image mais comme la glace est inclinée contre la fenêtre, le reflet de Mélik n'est pas frontal et semble remonter vers la surface. Marcel Coen a créé un effet de profondeur. La masse indistincte, en bas à gauche, est en réalité la main droite de Mélik, le poing fermé et l'index posé sur la surface de la glace, dans le geste du tracé de son propre dessin.  La première interprétation d'une vitre derrière laquelle se trouvait Mélik, après avoir dessiné au devant son propre visage, était fausse. Ce dispositif utilisé par Picasso et ses cinéastes (1950 et 1956, voir plus bas) n'est pas celui de Mélik.


Les clichés conservés aux Archives de la Ville de Marseille permettent donc de voir le dispositif qui a produit l'illusion que constitue ce portrait photographique. Il faut parler en réalité de trois images en une, chacune produite par une technique différente. Le dessin tracé par Mélik (1), son reflet dans la glace inclinée (2), et enfin la photo de ce dispositif par Marcel Coen (3). Ce dernier a choisi le cliché qui efface les marques du dispositif matériel. En faisant disparaître, par son cadrage rapproché, l'étain ébréché et le croisillon de la fenêtre comme fond, le photographe a esthétisé son image. On pense à la règle traditionnelle : "L'art est de cacher l'art" (Horace) qui a dominé le rapport entre technique et esthétique, rapport mis en question justement par l'art des avant-gardes (dadaïsme, surréalisme, Francis Bacon, ... et bien sûr Mélik) quand les accidents, les impuretés, les hasard sont intégrés et restent visibles. Marcel Coen a réalisé des portraits de plusieurs artistes de la région (Ambrogiani, Seyssaud, Pons, Gleizes, Picasso). Ces portraits sont beaux parce que classiques,  mais ils ont peu à voir avec le portrait de Mélik. Toute l'esthétique du peintre de Cabriès est impure dans la mesure où elle ne dissimule pas la matière, les tâches et les ratures, pas plus que la texture du support physique (grains du fibrociment, ajout de grumeaux dans la couleurs). Ainsi le cliché brut est plus conforme à son approche de l'oeuvre (on pense à la question inaugurale de Marcel Duchamp : "Comment faire une oeuvre qui ne soit pas d'"art"? "). Surtout le double portrait d'artiste (unique chez Marcel Coen) en surimpression relève d'une esthétique surréaliste du trouble et du hasard qui est probablement l'apport de Mélik lui-même (voir  "Peinture et photographie : l'oeil du surréalisme", sur ce blog, janvier 2017).

 Claude Cahun, Henri Michaux, 1925
Claude Cahun, Jacqueline et André Breton, 1935
Dernière précision qui a son importance pour la généalogie de ce portrait photographique. Ces clichés se trouvent dans un dossier avec la date 1957 (la mention manuscrite au dos du cadre mis en vente chez Leclère est 1956, date erronée). Le travail de Marcel Coen se place donc  dans un contexte très précis. Picasso s'était livré à une expérience cinématographique totalement inédite avec la production du film de 78 minutes de Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso (sortie 1956). Picasso venait de recevoir des stylos feutre des Etats-Unis qui permettaient à l'encre épaisse de traverser la feuille de papier. Il devenait possible de filmer en transparence le dessin en train d'apparaître à l'envers, et donc d'approcher le processus de création, le mystère même de l'oeuvre d'art (voir Michèle Coquet, "Le double drame de la création selon Le Mystère Picasso (1956) d'Henri-Georges Clouzot", dans Gradhiva, Revue du Quai Branly, 2014, en ligne).

  
    
Les dispositifs des prises de vue chez Clouzot



















Le succès de la fiction de Clouzot a été immense parce qu'il a assumé la part de risque du cinéaste comme de l'artiste (faire croire que le dessin spontané est de la facilité, et réduire l'impression de créativité associée dans l'esprit du public au travail achevé et parfait).

En 1957, quand Marcel Coen se rend au château de Cabriès, Mélik a sans doute vu le film, et le photographe s'intéresse à ces dispositifs qui démultiplient les images. Le portrait au miroir de Mélik en est l'écho direct, un an après. Le moment du film (1956) a croisé le hasard quand Mélik et Coen ont vu ce vieux miroir posé dans un des ateliers de Mélik. Il faut les imaginer en train d'imaginer cet effet d'image. 

Un dispositif plus simple et très efficace avait été utilisé par le critique d'art et cinéaste Paul Haesaerts, pour Visite à Picasso (1950, film noir et blanc, 20’). Derrière une grande vitre, Picasso peint au pinceau, une colombe par exemple. On peut suivre les mouvements qui donnent naissance au dessin. 


                Le portrait photographique de Mélik est un dispositif original où  le recours au miroir permet de juxtaposer le dessin terminé et le reflet actuel du visage (en surimpression ?). L'artiste est en retrait, plongé dans son monde inconscient. Le problème du temps créateur est traité autrement chez Mélik et chez Picasso,   à cause de l'opposition entre plan fixe et image-mouvement.  En filmant, le temps nécessaire à la création est le même que le temps du spectateur. Avec le risque, parfaitement assumé par Picasso, de voir banalisée la créativité (voir les échanges entre Picasso et Clouzot dans l'article cité).
Le péril pour Clouzot était justement d'éviter ce piège produit par l'illusion cinématographique "pour passer de l'artiste de cirque au héros absolu".

En raison de ce contexte surdéterminé  de la photo de Marcel Coen, son enjeu symbolique est le rapport de Mélik à Picasso. On sait que Mélik était a la fois émerveillé et méprisant face à Picasso.  La première attitude étant évidemment la plus profonde (en 1941, " Picasso aura été le grand mais le dernier peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité. ", Entretien, Surréalisme nietzschéen, archives J.M. Pontier).
Le peintre et poète André Verdet, ami de Picasso et de Mélik, a donné son témoignage : "Edgar Mélik portait haut dans son coeur deux peintres favoris : Vincent Van Gogh et Pablo Picasso. Pour ce dernier sa ferveur était d'autant plus grande qu'elle était comme cachée. Il ne s'ouvrait qu'à très peu d'amis. Mais me sachant proche de l'artiste espagnol, il ne manquait pas lors de nos rencontres à Cabriès où à Grasse chez Consuelo de Saint Exupéry, de sa voix rauque et grondante de me questionner : "Comment va le sorcier?" (voir catalogue d'exposition, Céramiques de Picasso, Musée Edgar Mélik, Cabriès, Hiver 88-89).
Par contre Mélik ne supportait pas le côté public et publicitaire de Picasso après la guerre. Est-ce qu'il pensait que ce côté "artiste de cirque" joué par Picasso désacralisait la création ? Que l'image de la facilité en art est trompeuse ?  Mélik refusait que l'artiste donne une fausse image au public : "Chère Agnès Nanquette, votre mot m'a plu et replu. Mais si vous tenez à la présence d'une "vedette" pour votre réception mondaine, adressez-vous à Chagall, à Picasso ou à Fernandel, mais non pas à l'homme et au peintre qu'est MélikEdgar." (1966, Archives du musée Edgar Mélik, Cabriès. Agnès Nanquette (1924-1976) avait été la première épouse de Bernard Buffet).

Marcel COEN, Portrait de Picasso à Mougins, 1960

Finalement, le portrait astucieux de Mélik par Marcel Coen est un dispositif plus simple mais dont les enjeux cachés sont reliés à l'imaginaire du film de Clouzot, Le Mystère Picasso (1956). La question du temps créateur, du rapport de l'artiste à son oeuvre, est abordée grâce à la différence entre l'image-plan et l'image-mouvement.  Le problème de la création en art est en effet celui du temps. Mélik avait conscience des ressources opposants la photo et le film. En 1958 (un an après la photo de Marcel Coen)  son ami Alexandre Toursky réalise  un petit film sur ses tableaux chronologiquement assemblés au château. Mélik écrit alors à son amie Madeleine Follain que la séquence est composée "de clichés plutôt photographiques que cinématographiques." (Lettre, 29 octobre 1958, IMEC).  Donc, contrairement au film sur Picasso, il s'agissait de plans fixes de ses tableaux, sans aucun  processus de réalisation comme chez Picasso (chez Clouzot, on voit toutes les versions successives du tableau La Plage de la Garoupe, voir Eric Brunier, De l'écran au tableau I, Images Re-vues,2013, en ligne).


Chez Picasso le processus des schémas est vraiment créatif, pas chez Mélik. Filmer la réalisation d'un tableau par Mélik n'aurait eu aucun sens. Il s'agissait d'un processus étalé sur plusieurs mois (voire années), avec au départ des masses de couleurs plus ou moins aléatoires,  avec un motif peu à peu suggéré spontanément qui était,  dans un second temps,  poursuivi par Mélik. Donc la phase d'inconscience précédait la phase consciente. 
"La pensée de Mélik est une peinture et sa peinture est une pensée. Dire qu'il ne dessine pas mais peint, c'est prendre garde qu'il n'est à aucun moment tenté par le schéma, mais ce n'est pas nier ses qualités d'organisateur de formes colorées." Jean Tortel, poète, Cahiers du Sud, nov. 1958.

Pourtant Mélik s'est prêté au jeu/fiction de l'image-mouvement. En 1964 Fred Bahr réalise un petit film en noir et blanc sur Mélik. Le vrai sujet est sa propre main droite sculptée par un de ses amis dentiste. Elle a la blancheur de la résine. La main du créateur s'anime et Mélik crée une petite scène digne d'un court métrage surréaliste. Il tient sa propre main, et la tend à une jeune femme qui la saisit. Puis il lâche le moulage de sa main, etc.
Dans cette séquence Mélik ne cherche pas à faire voir le processus créateur, illusion possible avec Picasso qui se met en scène parce que sa démarche de dessinateur hors-pair l'autorise. Mélik passe par l'objet symbolique (le double de la main) pour suggérer le mystère de la création qui échappe à toute visualisation, et qui ne se réduit pas à la discontinuité des schémas successifs.



               
 La création est d'un autre ordre, ce n'est pas de la schématisation complexifiante. C'est finalement ce que Mélik donne à voir avec le portrait photographique de Marcel Coen qui est, elle aussi, un dédoublement. La glace est en même temps une surface pour le dessin et le lieu du reflet de soi-même. La temporalité créatrice n'est plus celle d'un processus qu'il suffit de filmer et de regarder pour "tout comprendre" (Le Mystère Picasso). C'est la temporalité circulaire  d'un artiste dont l'image profonde coexiste avec son dessin, et plus largement avec l'ensemble de son oeuvre (son dessein). Mélik suggère le flux de la "grande inconscience" (expression qu'il emprunte à André Breton). Ce montage photographique, fruit d'une entente entre Marcel Coen et Edgar Mélik, avec sa part de hasard et de suggestion,  est bien une réplique, au deux sens du mot, de la mise en scène de Picasso.

                Mais quelle conscience du temps Mélik avait-il  vraiment, lui qui se désignait par écrit comme "Le Peintre" ? La durée est inséparable du processus pictural, elle a sa continuité qui ne permet pas de séparer les états successifs de l'oeuvre, comme c'est le cas chez Picasso.  Mélik s'est exprimé par énigme au moment de la dernière rétrospective organisée par ses amis collectionneurs au château de Saint-Pons (1969). Il est presque à la fin de sa vie. Il a son œuvre derrière lui et pour la première et dernière fois elle est rassemblée dans de belles salles,  semblables à celles du château de Cabriès où il vit depuis 1934. Les premières oeuvres annoncent-elles  ce qui viendra ensuite, comme on le dit banalement ? La valeur des peintures  du passé serait-elle simplement relative, à cause d'un progrès ? Or, Mélik ne voit pas ainsi sa création. Le temps est création mais il n'est pas une ligne droite. Il est une métamorphose continue où chaque oeuvre engendre autre chose sans mourir pour autant, ni être "dépassée". 
" Chacune de mes peintures, en particulier et entre toutes, est monolithique. Et l'ensemble constitue, lui-aussi, un monolithe. Il est pleinement indépendant par rapport à la réalité et se gouverne dans l'autonomie."1967, Provence Magazine)   La temporalité d'un artiste comme Mélik est celle d'un cercle, le présent se recourbe sur le passé, l'artiste reste immobile au centre. 

"Dans le laps de quarante années de labeur, le passé et le présent se rejoignent. Lequel des deux rejoint l'autre?" (Texte manuscrit de Mélik, Exposition château de Saint-Pons, Aix-en-Provence, 1969). Comme dans une symphonie de Beethoven.

             Finalement qu'elle est le sens d'un simple dessin-portrait sur une vielle glace au bord écorné ? Mélik choisit le dédoublement de l'artiste, contre la geste ostentatoire de l'artiste face à sa propre création (Picasso). Il se figure en tant qu'agent de sa propre oeuvre, fut-elle négligeable ("Comment faire une oeuvre, qui ne soit pas d'art ?" se demandait Marcel Duchamp ?). Au troisième degré, la photo produite par Marcel Coen intègre l'artiste à sa propre oeuvre - pas d'art -, le contour rapide  d'une tête déformée par un miroir oblique.  Ce n'est pas une mise en scène, ni un portrait au reflet, mais une projection de soi avec son double tracé. Dans la grande peinture, ce serait le cas d'un peintre qui se représenterait lui-même en train de peintre... dans son tableau achevé (ce que l'analyse savante appelle "une projection auctoriale" comme on la voit dans les tableaux prestigieux de Vélasquez et Goya, voir V. Stoichita et A. Coderch, Le dernier carnaval - Goya, Sade et le monde à l'envers, Hazan, 2016).
L'image coproduite par Marcel Coen et Edgar Mélik est bien une réplique à Picasso, dans tous les sens possibles. 

                                                                                                   O. ARNAUD

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire