On y retrouve des thèmes chers à Mélik : un cheval, un arrière-plan bleuté liquide, des personnages allongés et un homme avec chapeau sur une berge. L'amateur de poésie se sent en terrain connu. Les mots ne sont pas loin de ce tableau fluvial et équestre. Le cheval semble harnaché, comme s'il "halait" quelque chose. Ces corps semblent flotter "à reculons". Et surtout, le personnage de premier plan nous rappelle un dessin à la plume, effectué non par Mélik mais par... Verlaine.
"Le bateau Ivre", écrit par Arthur Rimbaud à la fin de l'été 1871 a sans doute servi d'inspiration à Mélik. On y retrouve les "fleuves impassibles" et les "haleurs" (pour remonter le courant fluvial, on attelait les bateaux à des chevaux sur chaque rive).
"Quand avec les haleurs ont fini ces tapages
Les fleuves m'ont laissé descendre où je voulais"
Les corps allongés dans les "bleuités" de ces fleuves "rouleurs éternels de victimes"sont abandonnés au courant des fleuves, puis de la Mer. Les analogies chromatiques sont de même frappantes (azur, vert, bleuités, rousseurs, sans parler de "l’éveil jaune et bleu" ) :
"Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !"
Nul doute que Mélik avait en tête le poème de Rimbaud (qu'il déclarait aimer, contrairement à Lautréamont qu'il trouvait "répugnant") quand il a fait ce tableau, mais aussi le dessin de Verlaine : même couvre-chef, mêmes cheveux, même attitude de marche, et peut-être aussi une tache rousse qui pourrait bien ressembler à la pipe dessinée par Verlaine (et que l'on retrouve dans d'autres dessins de Rimbaud exécutés par le poète saturnien). Seule licence, Mélik a "retourné" le profil du poète, orienté vers la gauche du tableau, alors que le Rimbaud de Verlaine se tournait vers la droite (inversé ici afin de mieux souligner l'analogie graphique). Ici, tous les éléments plastiques semblent faire allégeance à la figure du poète. Noyés et cheval sont orientés vers l'Homme aux semelles de vent comme pour lui rendre hommage. Car c'est bien d'hommage qu'il s'agit. De même qu'il avait fait un portrait de Van Gogh, Edgar Mélik célèbre ici un de ses poètes préférés. Non pas en se contentant d'en faire le portrait, mais en le plaçant dans une intertextualité plastique et poétique cohérente.
Avec une nuance cependant, et non des moindres. Si le Bateau Ivre s'achève sur un constat d'échec (le navire n'est qu'un jouet qu'un enfant fait flotter sur une flaque d'eau), Mélik clame le triomphe de l'art. Le doute a fini par éteindre prématurément la voix de Rimbaud. Mélik a continué à "chanter son chant", comme il l'écrit lui-même...
JM Pontier
Merci Jean-Marc pour cet écho à ta conférence du 28 avril où nous avons eu le plaisir de te revoir descendant de tes Terres désormais nordiques !
RépondreSupprimerL'analogie est bien la loi de la poésie, verbale ou plastique.
Je pense à ce passage poétique de Mélik sur son oeuvre picturale : "Ma peinture est un océan dans lequel je nage. Et tous ceux qui aiment ma peinture nagent aussi. C'est un océan chaud, dans lequel il y a des remous, des courants, des lits de pierres... Il y a aussi de la dureté, de la brutalité, comme cela arrive dans toute oeuvre classique, opposition de toutes sortes de sentiments humains..." (Extrait publié par Danièle Malis,1982, Edition Guy Benucci).
Soyons nombreux à nager dans cet univers de figures et de couleurs que tu fut un des premiers à révéler.
Olivier ARNAUD