mercredi 7 février 2018

Les peintres d'Edgar Mélik

"On peut admirer et ne pas être influencé. Je dirais presque qu'à l'inverse, on peut aussi ne pas admirer et être influencé. C'est un paradoxe qui me rappelle ce mot de Picasso : je lui demandais s'il était vrai qu'il faisait chaque matin le tour des Galeries, gardant l'après-midi et la nuit pour son travail; Picasso me répondit : "Oui, je fais le tour des galeries. Je trouve toujours quelque chose à apprendre chez les autres, même quand c'est mauvais." Pour oser parler ainsi, il fallait vraiment n'avoir peur de personne. Les autres peintres disent : j'ai pris à un tel et à un tel, parce que c'est un merveilleux coloriste, etc... Picasso, non : il était une sorte de grand chef de guerre, un condottiere exactement.", André Masson, Vagabond du surréalisme, 1975, p. 25.

Comment un peintre regarde-t-il les autres peintres ? Comment réagit sa sensibilité ? Mélik a connu, rejeté et croisé de nombreux peintres et nous allons comprendre qu'il était très informé de la vie de la peinture de son temps.


I)  Le milieu professionnel  des peintres (Paris 1925-1932)

          Mélik n'est pas un peintre autodidacte. Il s'est formé au contact de la culture brillante de Paris. Il a fréquenté les Académies libres à Paris. On s'y inscrivait au mois pour s'exercer librement sous le regard d'un "correcteur" qui était souvent le peintre fondateur de l'atelier. En 1929 il passe à l'académie André Lhote (1885-1962) où il trouve" l'idée technique essentielle". 
André Lhote Nu assis, 1948

Puis l'académie scandinave où il rencontre les peintres Charles Dufresne (1876-1938), Léopold-Lévy (1882-1966) et Othon Friesz (1879-1949).
Charles Dufresne, Campement arabe














 Léopold-Lévy, Nature morte, 1928













Othon Friesz, Figures et paysage, 1908 





















Enfin à l'académie Ranson, il croise les peintres Roger Bissière (1886-1964) et Amédée de la Patellière (1890-1932). Il a bien sûr refusé de s'inscrire aux Beaux-Arts de Paris, temple de l'académisme.

 Roger Bissière, Figure, 1936


Amédée de La Patellière, L'Atelier à Machery, 1926

















A ses yeux, Montparnasse, l'Ecole de Paris, c'est "le cerveau du monde". Il découvre toute la richesse de la peinture moderne avec les expositions dans les galeries parisiennes, notamment la Galerie surréaliste ouverte en 1926. Il passe beaucoup de temps à la librairie des Amis des Livres, rue de l'Odéon, où il découvre toute la littérature actuelle et les tableaux des amis d'Adrienne Monnier (1892-1955). 

II) Les peintres fondateurs de la modernité.

               Pour Mélik les peintres qui comptaient à ses yeux sont ceux qui ont créé la modernité. Il y a d'abord le courant du fauvisme avec "le grand Derain" (1880-1954), Maurice de Vlaminck (1876-1958) et Henri Matisse (1859-1954). Entre 1900 et 1914, c'est la génération qui libère la couleur.
Ensuite, il y a le cubisme et Picasso. La relation de Mélik à Picasso (1881-1973) est complexe et elle a bien sûr évolué avec le temps sur près de 40 ans. D'une génération plus jeune, Mélik n'a pu qu'admirer l'apport immense de Picasso qui, à lui seul, a libéré la peinture de l'imitation. "Picasso aura été le grand mais le dernier peintre d'une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l'avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s'agira d'entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité 'plastique". (1937).
"Picasso m'a longtemps donné une vive exaltation et m'a incité au travail : mais c'est de l'histoire ancienne." (1959). Ensuite il reconnaît qu'il a lutté contre l'influence de Picasso, dont la notoriété bruyante  bloque les nouvelles possibilités de la peinture. Il faut dire que la nouveauté de Picasso date des années héroïques du cubisme (Braque, Léger, Gris, Picasso), soit 1908-1914.
A son ami le peintre André Verdet (1913-2004) il demandait des nouvelles de Picasso "Edgar Mélik portait haut dans son coeur deux peintres favoris : Vincent Van Gogh et Pablo Picasso. Pour ce dernier sa ferveur était d'autant plus grande qu'elle était comme cachée. Il ne s'ouvrait qu'à très peu d'amis. Mais me sachant proche de l'artiste espagnol, il ne manquait pas lors de nos rencontres à Cabriès ou à Grasse chez Consuelo de Saint-Exupéry, de sa voix rauque et grondante de me questionner : " Comment va le sorcier!" (Témoignage d'André Verdet, Exposition de céramiques de Picasso, Château de Cabriès, 1988).
André Verdet, Exposition avec Edgar Mélik au IX° Salon de Noël, Bollène (photo, Le Dauphiné libéré, 15 décembre 1962).

Consuelo de saint Exupéry, Manhattan, HST, 1953
            Devant ses propres fresques sur les murs de son vieux château : "J'ai créé un océan dans lequel je nage. Alors que Chagall et Picasso ont créé des mares aux canards", dit-il de façon péremptoire, mais avec un goût de l'humour que l'on retrouvera dans son oeuvre", Bernard Baissat, "Edgar Mélik", dans la revue franco-italienne La Sonda, février 1967. 

III) Les peintres contemporains

          Comme l'indique le titre du livre de Hubert Juin, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (1953), Mélik a su rester attentif à ce qui se faisait d'intéressant à ses yeux dans la peinture après la Seconde Guerre mondiale. Il passe les années 1941-1944 à Paris, et fréquente les galeries parisiennes.
Est-ce qu'il y a des peintres dits "surréalistes" que Mélik admirait, ou même connut ?  Le cas de Victor Brauner est à peu près certain. Il l'aurait connu à Paris, vers 1938, et il a réalisé son portrait à l'oeil gauche de verre.
Edgar Mélik, Portrait de Victor Brauner, collection particulière

Il existe un portrait aux moustaches démesurées, ce serait Dali. Mélik avait conservé une coupure de presse (Paris-presse, 9 juillet 1947) sur l'exposition internationale du surréalisme qui s'est tenue à Paris, galerie Maeght, en juillet 1947. 
André Breton devant la sculpture L'Homme (photo article de presse de René Barotte)
Victor Brauner, Sculpture, avec Exposition surréaliste de Joan Miro (photo article de presse de René Barotte)
Le même été, de retour de Paris, il s'arrête à Avignon pour voir la grande exposition de peintures et sculptures modernes organisée dans le Palais des Papes (17 juin/30 septembre). Tous les artistes actuels sont présents, et Mélik écrit à ses parents son enthousiasme pour Paul Klee (1879-1940) et Picasso.

Exposition au Palais des Papes, été 1947, Mur de Picasso (photo catalogue)
Exposition au Palis des Papes, été 1947, Mur de Paul Klee

Il rencontre vers 1945 Francis Picabia (1879-1953), le héros des avant-gardes dadaïste et surréaliste!
A un article paru dans la revue Cahiers du Sud sur son exposition à Marseille qui comparait son oeuvre à celle Georges Rouault (1871-1958) Mélik oppose son démenti : "Il n'y a aucun lien d'ordre spirituel, aucun lien d'ordre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence tout extérieure - coloris - et dans une commune compréhension du Greco... Pourquoi se fait-il que l'on ne me compare jamais à Paul Klee, à Picabia, à Roger de la Fresnaye ? Cela serait plus près que Rouault, c'est sûr, de mon esprit et de mes réalisations actuelles. " (Lettre de Paris à Jean Ballard, 1945).
Il faut une mention spéciale pour Pierre Bonnard (1867-1947) que Mélik estime grandement. En 1967 il reconnait qu'il aime beaucoup le travail de Pierre Soulages (né en 1919), peintre de l'abstraction lyrique. Il ajoute Alfred Manessier (1911-1993), qui appartient aussi à cette école. Il est vrai que Mélik a pratiqué quelques années l'abstraction (1945-1948). Il lui tourne le dos mais reste très sensible aux peintres qui creusent cette voie. "Certains peintres abstraits me donnent l'impression d'avoir su fabriquer des instruments de musique parfaits mais de ne pas savoir en jouer." (manuscrit, archives musée Mélik).
Pierre Soulages, Peinture, 1953



Alfred Manessier, Composition, 1945
















Une photo de Mélik et du peintre de l'abstraction Engel Pak (1885-1965) les montre sur le cours Mirabeau. Ils se voyait régulièrement au pavillon de chasse du Roi René, sur la route de Gardanne, qui était son atelier depuis 1954.

 Engel Pak et Edgar Mélik sur le cours Mirabeau



















Il n'était pas insensible au dessin de Le Corbusier (1887-1965) puisqu'il possédait la reproduction d'un carton de tapisserie (Palais des Papes, Avignon, 1949). Dans les années 60 il écoute à la radio le peintre Georges Mathieu (1921-2012) qu'il trouve épatant (témoignage de J. Stamboulian).
Il est ami de Gabriel Laurin (1901-1973, groupe de Bibémus), de Max Papart, de Walter Fripo, et surtout de Louis Pons.
Gabriel Laurin, Pêcheurs, 1929
Mélik refusera toujours,  selon ses propres termes,  "l'immobilisme en peinture" (1961). En 1965 il approuve explicitement le mot d'ordre d'Apollinaire, le poète de sa jeunesse,  aux peintres : "Renouvelle-toi sans cesse."  C'est une allusion au poète qui avait publié en 1913 un manifeste favorable au futurisme "A BAS LE PASSEISME,  ce moteur à toutes tendances impressionnisme, fauvisme, cubisme, expressionnisme, pathétisme, dramatisme, orphisme, paroxysme, dynamisme plastique, mots en liberté, invention de mots.")

E. Mélik, Visage, collection particulière (Exposition Bordeaux, 1975)
            Mélik n'était pas indifférent à la peinture ancienne qu'il admirera en 1934 à Florence, mais son projet pictural était lié aux avant-gardes. A la question de savoir quels peintres du passé il admirait il répondra : "Moi, grâce surtout à mes racines antérieures millénaires."
La sensibilité de Mélik se révèle finalement très ouverte et très riche, même s'il reconnaît que c'est le passé de la musique qui l'exalte le plus : "j'ai peut-être une certaine parenté avec les musiciens du passé, Beethoven, Moussorgski, Ravel, ..." (1967). 
                                                                                          

                                                                                             O. Arnaud

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