"Vous que dans
votre enfer mon âme a poursuivies,
Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins!"
Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins!"
Baudelaire, Les Damnées 1 (Les Fleurs du mal)
E. Mélik, L'Amour, HST, 75 x 46 cm, collection particulière |
La peinture de Mélik n'est jamais la morne répétition des
mêmes sujets (les beaux paysages, les portraits spirituels, les natures mortes,
etc.) parce qu'elle obéit à une "esthétique
du choc" (W. Benjamin). Ce tableau exerce son attraction d'abord par
sa richesse colorée où dominent les ocres des corps sur un ciel bleu vif en
contraste avec le rouge feu des chevelures. Les lignes ondoyantes des corps les
redressent comme des flammes. Les têtes sont renversées, de profil ou de face,
pour traduire une sorte d'extase charnelle.
Tête de profil, Jeune fille regardant le ciel, 1960, 47x31, collection particulière et L'Amour (Détail) |
Tête renversée, contexte érotique ? L'individuel transprésent, 1952, collection particulière / L'Amour (Détail) |
Les positions complémentaires des corps donnent une forme non dénuée de fantaisie. Leur confrontation est encadrée par deux
bras démesurés qui jouent le rôle de
colonnes pour une scène quasi sacrée. A droite, une femme est assise, ses
genoux relevés formant un siège pour sa compagne. Des reflets et des lignes
roses marquent la tension de jambes qui exécutent une sorte de danse qu'on
retrouve dans une grande Baigneuse de
Mélik, infiniment plus fantaisiste que celles de Picasso.
Fantaisie des pieds, L'Amour (Détail) et La Baigneuse (Détail)
|
E. Mélik, La baigneuse, collection particulière |
Foulard coloré dans les cheveux, L'Amour et Le grand paravent (Détails) |
E. Mélik, Le Grand paravent (Photo La peinture en Provence, A. Alauzen), localisation inconnue |
Comme souvent chez Mélik, le fond du tableau est une tapisserie
abstraite qui donne une intense vibration à l'ensemble de la scène. Si on isole
la bande verticale à l'extrême gauche du tableau( voir ci-dessous), elle
fonctionne comme un tout sans représentation. En haut, une coulée de bleu, puis
une zone de hachures, ensuite une chevelure qui s'épanouit en courbes de couleurs, enfin des pans de
couleur se superposent de part et d'autre d'un bras.
Le tableau L'Amour, aujourd'hui dans une collection particulière, a
été exposé au Château Borély, à Marseille, pour l'exposition organisée par la
Fondation Regards de Provence, Femmes en
Provence et Méditerranée (catalogue d'exposition, 1° juin au 7 octobre
2001, p. 92). Fait assez rare, on en connaît le titre, L'Amour, qui est écrit au dos du tableau. Mélik
avait l'habitude de donner un titre décalé et savant à ses toiles. On connaît
les tableaux exposés à la galerie
Octobon en 1954 seulement par la liste de leurs titres (58 toiles, 10 études,
Saint-Paul-de-Vence). Par exemple un tableau s'intitule "société, tout est rétabli! (Arthur Rimbaud)",
référence explicite au poème L'orgie
parisienne ou Paris se repeuple. Un
autre "la poésie commence là où la
prose décolle (L.P. Fargue)", mot d'esprit du poète Léon-Paul Fargue
(1876-1947) que Mélik a lu et certainement croisé à la librairie parisienne d'Adrienne
Monnier. On trouve aussi le titre en allemand d'une valse de Johann Strauss II
("seid umschlungen, millionen !").
Un tableau porte la devise de
Charles-Quint et de l'Espagne, "toujours
plus oultre".
Il est clair que les titres de ses toiles sont chez
Mélik le miroir complexe de ses intérêts artistiques, hors peinture. Parfois
le titre est écrit, par Mélik lui-même, en grosses lettres noires au dos du
tableau. C'est le cas avec l'oeuvre qui nous occupe, titre tellement révélateur
qu'il est de Mélik lui-même. Appeler L'Amour
une scène érotique entre femmes est une référence très littéraire à certains poèmes saphiques de
Baudelaire. En effet quelques poèmes des Fleurs
du Mal portent explicitement sur la tradition grecque de Sapho, cette femme
de l'île de Lesbos connue pour sa poésie et l'amour des jeunes femmes. Au XIX°
siècle, Baudelaire s'inscrit dans cette évocation littéraire où se recoupent la
provocation, le fantasme sexuel, l'identification de la marginalité et de la
poésie. Le tableau de Mélik serait une "peinture littéraire",
notamment par l'indice du titre qui renvoie directement au poème de Baudelaire
"Lesbos".
"Que nous veulent
les lois du juste et de l'injuste ?
Vierges au coeur
sublime, honneur de l'Archipel,
Votre religion comme
une autre est auguste,
Et l'amour se rira de
l'Enfer et du Ciel !
Que nous veulent les
lois du juste et de l'injuste?"
Le poème Lesbos
est un jeu très littéraire sur l'invention sublime de la poésie qui est un
culte forcément marginal de la Beauté. La référence la plus explicite à la
sexualité est celle des "baisers"
! Baudelaire est avant tout poète, quel que soit le thème choisi, et non
pornographe. Autour "de la mâle
Sapho, l'amante et la poète" est exploité un cliché littéraire à la mode où se mêlent la sensualité, l'ennui,
la nostalgie, le génie poétique forcément "mâle", la stérilité
féminine, la recherche vaine d'un idéal hellénistique perdu." (voir
par exemple, Myriam Robic, "Femmes
damnées", Saphisme et poésie (1816-1889), Classiques Garnier, 2012).
Un détail du tableau de Mélik peut aussi être un écho à un
autre poème de Baudelaire, sur le même thème, Delphine et Hippolyte :
" Etendue à ses
pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait
avec des yeux ardents,
Comme un animal fort
qui surveille sa proie,
Après l'avoir marquée
avec ses dents.
Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait
voluptueusement
Le vin de son
triomphe, et s'allongeait vers elle,
Comme pour recueillir
un doux remerciement."
On a remarqué dans le tableau de Mélik la disproportion
physique des corps (forte/frêle, symbolique de la différence d'âge) et les
genoux relevés de la beauté forte pour servir de siège à la beauté frêle.
Est-ce qu'il existe d'autres tableaux de Mélik sur ce thème
de l'amour entre femmes?
E. Mélik, Mère et fille jouant, HSB, 78 x 62 cm, collection particulière |
Extrêmement construit selon les diagonales du tableau, deux
femmes nues aux corps savamment emboités, se font face, la plus jeune laissant
tomber des "pétales" sur les seins de l'autre. J'avais pensé à une
jeune fille jouant avec sa mère, ce qui reste possible, la nudité des seins renvoyant
alors à la maternité (voir "Derain et
Mélik, invention d'un archaïsme moderne").
G. Courbet, Le Réveil, 1866, Musée de Berne |
Un
peintre contemporain de Baudelaire a exploité le thème du saphisme. Né deux ans
avant le poète maudit, Gustave Courbet (1819-1877) a su tirer parti du fantasme
et du scandale de Lesbos. Curieusement, Le
Réveil met en scène deux jeune femmes dénudées, dont l'une laisse tomber
des pétales de rose sur la blonde qui dort encore. L'illusion optique ne permet
pas de décider à qui appartient le main qui, au premier plan, tient encore la
tunique bleue séparant les deux corps.
G. Courbet, Le Sommeil, Musée du Petit-Palais , 1866 |
Le Sommeil est la
seconde toile de Courbet qui présente
une certaine correspondance avec les deux tableaux de Mélik, y compris sur le
plan formel. Mélik a toutefois verticalisé les corps, sans doute pour échapper
à la convention académique du lit et de la pose aguicheuse. La représentation
réaliste a été remplacée par une totale recréation plastique. La fantaisie et l'étrangeté ont basculé des
moeurs vers la violence des formes picturales. En moins d'un siècle on est
passé d'une peinture conventionnelle qui veut choquer à une peinture
qui trouble par ses "formes démentes".
En effet, la beauté très académique de Courbet fait sourire
quand il aborde un thème scabreux dont il joue contre la bonne conscience de
son temps. G. Simmel notait que bien des tableaux religieux de Rubens ont une
forme exubérante qui contredit esthétiquement le thème. Avec Courbet, on est face à une pareille dissonance. A l'opposé, le désordre de Mélik s'ajuste à son contenu. L'intensité
du tableau L'Amour tient à sa facture
nerveuse qui coïncide avec les réactions complexes face au thème fantasmé. On
est de plain-pied avec la signification paradoxale du saphisme chez Baudelaire,
image contradictoire de la poésie des Fleurs
du mal. Le dernier vers du poème Delphine
et Hyppolite "Et fuyez l'infini
que vous portez en vous" ajoute une dimension métaphysique qui est
aussi présente dans Lesbos ("Votre religion comme une autre est auguste").
Un spécialiste de Baudelaire écrit : "Le
saphisme, c'est, comme la débauche, comme le vice en général, une sorte de fuite
de l'âme humaine pour échapper à une poussée qui se fait sentir dans ses
profondeurs, vertige, fascination, et l'on se souvient de la phrase de Balzac
dans La peau de chagrin : "La pensée de l'infini existe peut-être dans ces
précipices." (Les Fleurs du mal, Classiques Garnier,
1990, présentation Antoine Adam).
Quel autre peintre, en Provence ou à Paris, vers 1955,
pouvait mettre autant de confusion savante et d'intensité psychique dans un
thème aussi marginal ? André Masson s'est aventuré vers les poèmes
saphiques de Baudelaire. Mélik l'a connu de loin (Masson n'a-t-il pas vécu entre Paris et le Tholonet entre 1947 et
sa mort en 1987 ?). Il aurait cherché à le rencontrer pendant la guerre, ignorant
de son exil aux Etats-Unis. Hubert Juin (1926-1987), auteur du livre Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (1953) lui en a
parlé dans la mesure où cet écrivain fréquentera un temps les deux artistes. Les deux
dessins d'André Masson datent de 1922. Les corps féminins se mêlent avec des
sexes comme autant de chevelures. Nous sommes en présence d'une libre
illustration plus que d'une expérience pulsionnelle par le biais de la création
artistique.
André Masson, Femmes damnées (1922), reproduit dans G. Bataille, Les larmes d'Eros, 1961 |
André Masson, Lesbos (1922), reproduit dans G. Bataille, Les larmes d'Eros, 1961 |
La création de Mélik s'approprie les poèmes très complexes
de Baudelaire, ce monde d'images verbales. Il les condense, par une métamorphose
picturale, en image délirante et harmonieuse. Un détail chez Mélik ajoute à la
sacralité érotique : une main tombe à la verticale. Elle semble déclencher
l'ondulation de la bande verte qui sépare les corps jusqu'au sexe. Elle sépare
ou bénit? Plus qu'une main, on ressent cette zone de peinture épaisse comme autant
de gestes nerveux. Il s'agit moins de l'image d'une main (signe-icône) que de la trace
désordonnée de la main du peintre (signe- indice).
Le
tableau L'Amour donne l'impression
d'un ordre très construit qui coïncide pourtant avec un troublant désordre.
Comment comprendre l'intensité psychique du tableau liée à son érotisme
marginal et la nervosité d'une construction où les maladresses assumées
traduisent des pulsions inconscientes (sadisme, angoisse, fantasme etc.)? Loin
du réalisme très académique de Courbet, et du dessin illustratif de
Masson, Mélik invente une "beauté
cruelle". Quel auteur a réussi à comprendre le lien entre pulsion inconsciente et projection visuelle, entre désordre et
liberté, sinon Georges Bataille (voir G. Didi-Huberman, La Ressemblance
informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Macula, 1995, et Bataille,
Courts écrits sur l'art, Lignes, 2017)? Certaines images ont le pouvoir d'"ouvrir la pensée" en dé-couvrant les relations entre
pulsion, enfantillage et régression. C'est le cas avec la peinture moderne de Joan Miro ou
d'André Masson, les contemporains admirés par G. Bataille dans les années 1930. N'est-ce pas à la lumière de ce courant qu'il faut voir l'oeuvre de Mélik ?
Avant et après le
classicisme et l'académisme (XVI° au XIX° siècles) que fait la peinture sur la
longue durée ? En étudiant le très ancien manuscrit de l'Apocalypse de Saint-Sever (milieu du XI° siècle), notamment l'image
de la désolation du Déluge (le grand personnage allongé au premier plan inspira
Picasso pour Guernica) Georges
Bataille discerne les sources psychiques des métamorphoses à première vue
absurdes ou fautives. "Il semblerait ainsi que la grandeur humaine
se rencontre là où l'enfantillage - ridicule ou provocant - coïncide avec
l'obscure cruauté des adultes." (revue Documents, n° 2, mai 1929). Parce que la peinture de Mélik détruit
avec rage les codes de la
représentation, elle suggère un enfantillage maladroit et confus; parce qu'elle
traduit directement les pulsions inconscientes et leur chaos, elle exprime une
régression.
A la question de savoir quels peintres du passé il admirait, Mélik
répondit : "Moi, parce que mes
racines sont millénaires." Sous
le vernis de l'orgueil, Mélik disait que la peinture que notre éducation impose
comme un modèle (le classicisme, puis l'académisme) a été une splendide
parenthèse.
Au
diapason de la révolte de son temps (André Masson, Joan Miro, Picasso), moins
isolé qu'on ne l'a cru, Mélik a su inventer un langage pictural fait d'intensité
cruelle et d'harmonie improbable qui lui
permit d'approcher toutes les expériences humaines, bien loin de la répétition
esthétique des" beaux sujets" comme des exercices de style un peu
inutiles. Des "formes démentes"
qui sondent le chaos de l'âme humaine, sans aucune complaisance pour le regard esthétique et le sujet abordé.
"Dans les plus
sauvages chansons de geste du Moyen Age et, de la même façon, dans des
manuscrits tels que l'Apocalypse de Saint-Sever, l'horreur n'entraîne aucune
complaisance pathologique et joue uniquement le rôle du fumier dans la
croissance végétale, fumier d'odeur suffocante sans doute, mais salubre à la
plante.", Georges Bataille, idem.,
1929.
O.Arnaud
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