"L'ingéniosité
apparente et l'impression de spontanéité obtenue par la simplification des
moyens picturaux et la liberté des formes, ne doivent pas nous faire oublier
que l'expressionnisme historique reste pour l'essentiel un art savant nourri
d'histoire de l'art", Waldemar-George, cité par Y. Chevrefils
Desbiolles (Waldemar-George , critique
d'art, P.U. de Rennes, 2016, p. 88).
La peinture de Mélik semble souvent confuse et indéterminée,
comme s'il avait pris plaisir à laisser un travail inachevé pour dérouter le
public. Pourtant elle relève d'un courant moderne qui a renoncé, avec
l'impressionnisme, puis le fauvisme, au beau naturel et au travail fini qui
cachait si bien les traces et les gestes du peintre. On obtenait alors un
tableau à la surface lisse où l'élaboration, avec ses strates successives,
avait disparu. La peinture de Mélik est expérimentation, variation de moyens plastiques. Il appelait ses ateliers "Le laboratoire". Il y travaillait en parallèle sur plusieurs toiles, car il n'y avait aucun sens à atteindre d'un coup la limite de l'oeuvre. L'une après l'autre les toiles trouvaient leur sens et se détachaient du peintre. Ce qui devait surgir avait été atteint et compris. La recherche pouvait recommencer autrement.
E. Mélik, Groupe de nus, HSP, 45 x 65 cm, collection particulière |
Cette œuvre est une des plus révélatrice de la quête
picturale de Mélik. On est d'abord saisi par les rythmes complexes de ses corps
et leur richesse colorée. Au premier plan, quatre femmes nues prennent des
attitudes expressives. Au centre, Mélik a comme dupliqué une statue dont la
pose (corps appuyé sur la jambe droite, mains posées sur la hanche gauche,
etc.) est un canon de la statuaire grecque, expression du mouvement du corps.
Ce "contrepoint" qui insuffle le dynamisme à la statue remonte au
sculpteur Polyclète, à la fin du VI° siècle. Il a été pratiqué par Michel-Ange
pour s'inscrire durablement dans la mémoire des formes classiques. Le contour
de ces corps est un trait noir (le cerne des Fauves). Les surfaces sont parcourues de taches de
couleur qui électrisent les masses charnelles.
A droite du nu en retrait se trouve le corps d'une femme vue
de profil. Elle est en mouvement, le
bras relevé sur sa chevelure rouge. Son ventre et le sein sont accentués par une
trace rapide de blanc. Une grande bande blanche serpente devant son corps pour
reproduire ses courbes. L'aspect sculptural est ainsi absorbé par la vibration
du fond, une sorte de halo de lumière.
A gauche du nu à la surface marbrée une femme est drôlement
assise. On voit, sous la couleur, le trait noir du dessin. Les
deux jambes sont relevées pour former un triangle. Elle s'appuie sur son bras
qui n'est que le prolongement du geste du pinceau qui a déposé sa trace blanche
sur le buste. Son visage n'est pas dessiné mais seulement suggéré par des
traces rapides pour les yeux, le nez et la bouche. Le visage n'est pas net
parce qu'il a été frotté de peinture pour effacer ce qui pourrait être
distinct. Cet usage du flou se retrouve dans d'autres nus de Mélik et rappelle
le procédé de Francis Bacon à la même époque.
Cette frise de nus au premier plan est redoublé par un fond
où les silhouettes féminines se multiplient , toutes aussi indistinctes que
différenciées.
Mélik a peuplé ce fond de formes fugitives qui sont soit des
traces rapides de couleurs, soit des dessins mobiles, soit des gestes expressifs
qu'il faut prolonger selon sa rêverie. La peinture de Mélik n'est pas une
fenêtre sur un monde parfait déjà là (classicisme), mais une porte ouverte sur
un ailleurs purement pictural. Faut-il parler d'un expressionnisme ? Mais dans
ce monde créé par Mélik il n'y a pas un contenu visuel qui aurait été exagéré
par les couleurs décalées ou des déformations violentes. C'est un univers qui
n'a pas été interprété. Il se suffit comme ensemble de signes, comme langage nouveau.
Nous sommes en présence d'un jeu où se propagent les
couleurs et les formes selon un ordre savamment déconstruit. Ce n'est pas de
l'informe ou de l'abstrait. Au contraire, le signe de ces femmes est clairement
tracé mais de manière à décevoir notre attente de la copie d'un modèle classique qui n'a pourtant pas disparu.
Si on accepte de traverser l'impression
de confusion et de trouble l'unité de ces formes et de ces traces colorées
dégage incontestablement un sentiment de sérénité. C'est la voie ouverte par
Matisse en 1906 avec La Joie de vivre.
Mais Mélik refusera toujours tout "classicisme non académique" ou "classicisme moderne" (réclamé par J. Cocteau dans son Rappel à l'ordre de 1926). Ne s'agit-il pas d'expressions confuses faites pour se rassurer ? Sa peinture
ne se stabilise pas dans une nouvelle version du gracieux, dans un exercice de
style qui menace dès lors que le peintre s'imite lui-même.
Elle recherche une autre valeur esthétique, un autre effet de peinture.
Celle qui laisserait voir de quels gestes elle procède. Ce n'est pas un art de peintre qui vise un produit fini, mais qui laisse voir les traces d'un trajet. Le tableau est transitoire, entre un passé qu'il préserve et un avenir indéterminé. Nous croyons facilement
qu'un peintre de la confusion des formes est confus par défaillance. On sent au
contraire l'habileté de Mélik et sa jubilation à s'appuyer sur la forme
classique (contrepoint sculptural) pour provoquer une impression déterminée du
trouble.
"Quelle que soit la forme, il reste toujours
qu'il y en a une... si c'est une tache confuse que je ne comprends pas, elle
m'est donnée en tant que tache confuse que je ne comprends pas. Des formes
comme celles qu'on peut exprimer par des mots brouillard, trouble, confusion,
ne sont en elles-mêmes ni troubles, ni confuses : l'impression qu'elles nous
donnent est très définie."
(Etienne SOURIAU, Pensée vivante et Perfection formelle, 1925, p. 77). Or,
l'artiste est sensible à cette virtualité de forme qui l'appelle et l'art peut
instaurer l'impression déterminée du
trouble : la forme du trouble. Lorsque Turner
peint ses ciels fluidifiés et brouillés par la rencontre de la vapeur et de
la lumière, il s'inspire de virtualités plastiques de la forme instaurée par
d'autres ciels de peinture et du halo des formes fluides du smog londonien pour
instaurer une forme nouvelle, la lueur mouvante et trouble dans l'accord
instable des fluides.", Michaël
Hayat, Etienne Souriau, Nouvelle Revue
d'esthétique, n° 19, 2017-1, p. 142.
E. Mélik, Groupe de
nus, collection particulière.
|
E. Mélik a été toute sa vie intéressé par les avant-gardes
récentes (fauvisme, cubisme, Ecole de Paris) et contemporaines (futurisme,
surréalisme, abstraction, matiérisme). En 1965 il déclare : "J'ai pris pour éternelle devise une
pensée de Guillaume Apollinaire à l'égard des peintres : "Renouvelle-toi
sans cesse" (dans Echos
Méditerranée, 1965). Mélik reste fidèle au poète de sa jeunesse parisienne
qui découvrit tant de nouveaux
talents avant de passer le flambeau à
André Breton.
"...
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul
pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre de l'Aventure
Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité..."
Guillaume Apollinaire, La Jolie rousse, dans Calligrammes, 1918
"...
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul
pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre de l'Aventure
Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité..."
Guillaume Apollinaire, La Jolie rousse, dans Calligrammes, 1918
Ce dessin unique nous montre l'exercice, sans doute souvent répété, pour saisir l'expression d'un corps en
mouvement. L'effet stroboscopique est une invention des futuristes italiens qui
sera adoptée par Marcel Duchamp. Il s'agit de décomposer le mouvement du corps
comme un ralenti. Le corps devient multiple pour signifier éventuellement un
événement caché.
Le procédé a été utilisé par Marcel Duchamp en 1911 dans un
tableau exposé dans la salle des cubistes du Salon d'Automne. Le peintre y répète
le profil d'une "femme qui semble
serpenter vers le spectateur, en se débarrassant petit à petit de ses vêtements,
jusqu'au premier plan où elle semble presque nue." (Marcel Duchamp, la peinture même,
catalogue d'exposition centre Pompidou, 2014, p. 152).
Marcel
Duchamp, Portrait (Dulcinée), 1911, HST,
146 x 114 cm, Philadelphia Museum of Art
|
"Régénérateur de l'art pictural (expression de son ami Toursky), Mélik s'insurge à la seule pensée que la peinture puisse être monolithique, figée dans un immobilisme au bout duquel ce serait la mort. Il veut que la Beauté artistique soit renouvelable et vivante." E.F. Xau, Le Provençal, 23 octobre 1961.
Le petit tableau suivant est un autre cas unique (un hapax
comme il y a en a beaucoup chez Mélik).
E.Mélik, Hommage de trois personnages à une femme, HSC, 26 x 41 cm, HSC, collection J. Serra |
La surface est surchargée de couleur pure, du jaune d'or et du vert, avec quelques traces bleues ou rouges. La première impression est celle d'une peinture abstraite, avec des masses qui irradient de la lumière comme un vitrail. Mais des formes dessinées transparaissent et on distingue peu à peu des personnages. A droite, le profil net d'une femme avec un voile. Trois hommes se présentent à elle (Épiphanie ?). Ils ont chacun une coiffe différente. On devine des vêtements amples, une cape. Mélik n'en montre pas plus. La matière-peinture est devenue un brouillard de couleur. On imagine les gestes du pinceau déposant, délicatement sur cette surface réduite, des trainées colorées. Une harmonie de vibrations sortie du monde de Turner.
Mélik pratique toute l'amplitude du dessin et de la couleur.
On passe ainsi de la matière la plus dense à la trace colorée la plus rare. Le dessin
reprend parfois le dessus, au service de la même "impression déterminée du trouble". Les moyens d'expression ont
beau changer, le non fini, le virtuel, la suggestion restent le but plastique
plutôt que la forme stabilisée.
D'un trait continu et souple Mélik pratique l'arabesque
descriptive dont le meilleur exemple passé est Miro en 1925. Ici deux femmes
décrivent des mouvements improbables de tout leur corps. Les formes se
fluidifient sous l'effet des gestes grandiloquents. Mélik a-t-il assisté à un
pièce de théâtre, à un opéra ? Au premier plan l'actrice porte une étrange
coiffe aux rubans noirs qui traduisent le mouvement. Les Acrobates (1930) de Picasso ne sont pas loin. Mais ici tout est
suggéré par la fantaisie précise du trait vivant. Remarquez au centre de la
feuille les deux mains délicates qui se rejoignent. Les jambes prennent la pose
pour le plaisir de déformer les formes naturelles. La même légèreté règle les
taches de couleur selon une logique seulement suggérée (rien de savant,
surtout, qui serait reproductible). Une jambe reçoit un badigeon de blanc
jusqu'à la cuisse. Elle est mise en vibration grâce à un contour bleu. En
miroir, l'autre jambe est cernée d'un halo rose tacheté de blanc. Le pinceau a
virevolté pour laisser ses traces colorées, avec toutes les directions
nécessaires pour animer tout l'espace. Même la signature (toujours un signe à
part entière, par sa position et sa couleur) participe de la féérie du
spectacle aboli.
"La
couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce
que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen
plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables
différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction,
peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la
structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où
cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit
abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement,
car elle a encore quelque chose d’important à dire. »,
Mélik, Entretien avec Claude Marine,
Comoedia, 1941 (archives JM Pontier).
Ces cinq
oeuvres inédites renouvellent notre regard. Mélik a multiplié les tentatives
pour atteindre sa "spiritualité
plastique" (1958). La décennie 1950 semble particulièrement innovante
avec des résultats plein de fantaisie et de maîtrise non savante. Mais pas d'exercice de style qui ferait croire à l'artiste qu'il a trouvé sa perfection,
ne lui laissant plus que le choix de se répéter. Période de la plus grande
indétermination, des essais les plus libres pour dépasser le beau et le laid,
pour explorer "l'impression déterminée du trouble".
Georges Braque disait :"J'aime la règle qui corrige l'émotion. J'aime l'émotion qui corrige la règle." André Breton contesta violemment cette maxime dans Le surréalisme et la peinture (1928). Mélik aussi récuse la règle qui vise un "classicisme moderne". Il veut rester fidèle à l'imprévu des avant-gardes. A la question qu'un journaliste posait à Mélik : "Avez-vous des règles de travail?", on sent qu'il se cabre : "NON, une haute pensée rigoureuse vaut mieux que celles-là."
Olivier ARNAUD
Olivier ARNAUD
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