mardi 25 septembre 2018

"Vous avez dit Impressionnisme ? Romantisme ! ", François de Asis et la peinture.


Table-ronde avec François de Asis, Musée  Edgar Mélik              Cabriès, Samedi 22 septembre, 18h.

 "Mais ici une immense interrogation se pose au philosophe; et c'est notre problème majeur : quand je regarde ce paysage, de moi et du paysage, lequel est question, lequel est réponse ? J'ai cru d'abord que je questionnais le paysage et qu'il me répondait. Mais quel droit ai-je de dire : j'interroge le paysage et il me répond ? N'est-il pas aussi légitime de dire : le paysage m'interroge et je lui   réponds ?", Etienne Souriau, L'avenir de la philosophie, Gallimard, 1982, p. 206.


     La peinture de paysage de François de Asis a été présentée au public pendant les trois mois de l'été. L'exposition prend fin le dimanche 30 septembre (ouverture jeudi 27 au dimanche inclus, de 10 à 12h, et de 14 à 18h).
La table-ronde a été animée par Guy VINCENT, interprète profond de l'oeuvre de son ami (voir son livre, François de Asis, Dessiner au musée, Peindre sur le motif, Editions ORIZONS, 2018) et Olivier ARNAUD , secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik.
Nous nous sommes retrouvés quelques jours avant la table-ronde, chez François de Asis pour réfléchir aux thèmes à aborder.
Cinq enjeux ont été abordés. La synthèse que vous allez lire a été réalisée à partir des réponses écrites par François de Asis, et le questionnement tel qu'il s'est déroulé concrètement (avec les questions de la salle). Les réponses du peintre sont toujours en italique et en gras.

G. Vincent (à droite), O. Arnaud (à gauche) et François de Asis devant la grande fresque d'Edgar Mélik (photo R. Mackie)
François de Asis note qu'il s'agit de la 3° exposition organisée par Vincent Bercker, après Enchevêtrement (Châteauneuf-Le-Rouge) et Métamorphose du lieu (Aix-en-Provence), toutes consacrées à la peinture de paysage. "Il y a Aix depuis 50 ans une école de peinture qui morte le nom d'Ecole Marchutz, intégrée à l'enseignement donné par l'Institute for American Universities (IAU). Depuis ses origines, cette école a toujours été dirigée et l'enseignement donné par des peintres qui ont été, pour la plupart, des élèves de l'Ecole Marchutz. La pratique de la peinture, en particulier la peinture de paysage, se poursuit à l'extérieur, devant le motif, sans interruption depuis plus de 50 ans."
Leo Marchutz devant ses oeuvres (source : site officiel de l'Ecole)
Alan Roberts, William Weyman, John Gasparach et Francois de Asis (source : site officiel de l'Ecole)

1) Situation actuelle de la peinture. Elle s'éclaire en partie par le débat entre André Malraux, qui proposait une synthèse photographique des oeuvres de toutes les cultures, et Georges Duthuit, défenseur du fauvisme et de la présence vivante des oeuvres autour de l'homme et de la société (l'art décoratif ou expressif au sens de Matisse). Depuis la Renaissance, il y a une comparaison implicite entre la création divine et la création artistique qui a impliqué un perfectionnement inégalable de la ressemblance et une apparence sublime de l'image à partir de l'idée de beauté (l'idéalisme esthétique). Cette tendance qui absolutise l'oeuvre d'art et la coupe de la vie quotidienne et sociale ne pouvait que consacrer l'invention du musée, temple moderne du chef-d'oeuvre dans la société moderne.
Le rapport de François de Asis au musée est très personnel. "Le musée est un passage que l'on doit emprunter, il me semble nécessaire et obligatoire, car il y a beaucoup à apprendre dans un musée, pas seulement comme élève peintre, mais aussi, plus tard comme peintre. Je ne me vois pas  construire une oeuvre en ignorant ce que les autres ont fait avant moi. Le différend entre Malraux et Duthuit ne détruit pas le musée ni les oeuvres des musées.
Les oeuvres dans les musées donnent une idée de notre culture et notre culture aspire à une continuité. La continuité en art est la chose qui m'intéresse le plus."
Prendre l'impressionnisme au pied de la lettre. "Le peintre d'aujourd'hui doit sortir de son atelier et regarder autour de lui le monde dans lequel il vit. Il doit aussi regarder les autres. En ce qui me concerne et dans le domaine de la "réinvention" de notre rapport à la peinture, je considère que l'impressionnisme n'a pas dit tout ce qu'il avait à dire, il a ouvert une voie pour la peinture de paysage que je souhaite poursuivre."

 F. de Asis, Venise

2) Votre intérêt pour la série est-il si différent de celui de Monet avec la cathédrale de Rouen ?
Il faut préciser que François de Asis travaille face au motif, environ 3 heures. L'oeuvre crée son propre espace de "l'intérieur vers l'extérieur", en donnant une sensation d'expansion, de renflement de l'espace peint.
 "Oui, j'essaie de valoriser l'instant et le discontinu. Chaque matin, je me sens libre devant la toile blanche face à un nouveau commencement. Je ne souhaite pas perdre les aboutissements de la veille sous une nouvelle couche de peinture qui les anéantirait.
Ce que je privilégie dans la peinture c'est le surgissement : instant fragile à ne pas détruire - l'annonce de ce surgissement sur la toile me conduit à arrêter le tableau dès son apparition (un trouble me traverse).  Ma peinture est faite de commencement de commencements."
"Ce que je cherche avant tout chose, que je préserve, c'est le surgissement : sensation, spontanéité et vitesse sont une partie des moyens mis à ma disposition par la peinture. oui, je cherche à multiplier les sensations."
Je fais remarquer à François de Asis que Monet a peint sur le motif mais que chaque toile était ensuite longuement retravaillée. Il a su créé un "code de référence", un "langage abréviateur" par des touches différentes selon le référent (pour l'eau, pour le ciel, pour l'arbre, etc.). Comme l'a montré l'historien d'art Robert Herbert "la touche rapide, qui fonctionnait chez Monet comme le signe de la spontanéité, relevait en fait d'une élaboration des plus calculée : pas de signe plus falsifié que cette spontanéité-là. . Labourant les multiple sous-couches grâce auxquelles il constitue les plissements épais  de ses "touches texturelles", Monet forme patiemment un réseau d'incrustations brutes et de traînées orientées censées signifier la rapidité d'exécution et par la même la singularité du moment perçu et l'unicité du déploiement empirique. Peintes en dernier, par-dessus cet "instant" fabriqué, des taches minces et précises de pigment établissent les rapports de couleur. Inutile de dire que ces opérations, compte tenu du temps de séchage, prenaient chaque fois plusieurs jours. Le résultat est là : illusion de spontanéité, sentiment de voir advenir un acte spontané et originaire... La production de spontanéité à travers les constantes retouches faites à ses toiles (Monet reprit à son marchand la série des Cathédrale de Rouen pour y retravailler pendant trois ans) relève de cette économie esthétique qui repose sur l'appariement de la singularité et de la multiplicité, de l'unicité et de la reproduction." in Rosalind KRAUSS, L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, 1993, p. 147.
Monet,  Cathédrale de Rouen (1892-1893)

L'approche de François de Asis radicalise l'effet naturel que Monet voulait rendre sur ses toiles. Mais les moyens coïncident avec  le surgissement. Non seulement il peint sur le motif, mais l'esquisse-tableau n'a plus besoin de la fiction d'une technique qui restitue l'événement fugitif grâce au détour d'un langage abstrait de signes. Bien sûr, il y a toujours passage de la forme empirique à la forme artistique (rien de la peinture photographique), mais le code de référence (les touches colorées, le fond blanc et l'espacement, l'orientation, l'équilibre entre les zones  d'exfoliations, etc.) participe aussi d'une sorte de "notation sténographique" qui ne triche pas avec le temps du surgissement.
Yves Bonnefoy a écrit que votre peinture cherche à "fixer ce qui passe dans ce qui passe". A la lumière de ce que j'appellerai votre "sur-impressionnisme" on pourrait dire que votre pratique de la série  est un défie à la fixité, à l'instant éternisé (l'instantanéité de Monet). Votre série ne triche pas en nous donnant un surgissement reconstitué et figé, elle est une ouverture sur l'infini ou l'illimité de la nature.

François de Asis précise qu'il a voulu que les tableaux-esquisses de Venise soient espacés par des toiles blanches de même format, comme une phrase avec ses silences. La toile de chaque jour est en continuité avec celles des jours suivants ("une expérience anaphorique" selon l'expression d'Etienne Souriau).


3) Que signifie au fond votre peinture, quelle est sa direction, sa visée ?
"Chaque nouvelle peinture (couleur, rapidité, éclat) confirme le caractère inachevable de l'acte de peindre. Chaque nouvelle peinture étant une sorte d'enjeu, un appel, un encouragement à la décision de peindre, j'attends fébrilement ce que m'apportera le nouveau tableau que je n'ai pas encore fait."  On sent bien que le peintre est engagé sur une trajectoire où il doit répondre de ses paysages. Il s'agit bien de peinture comme  une "oeuvre à faire", un inachèvement qui le requiert pour un sens qui le précède et l'appelle. Je cite Matisse : "Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est ni la nature morte ni le paysage, c'est la figure. C'est elle qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie."
L'art entre religion et sacré ? "Celui qui est intégré à la vie c'est l'homme-artiste.  L'oeuvre d'art est une manifestation du sacré - c'est ce que je pense. Que le sacré soit intégré à la vie je le conçois et partage ce point de vue. "  L'artiste est un homme qui est appelé à faire oeuvre, à ajouter au réel un nouveau mode d'existence (celui du tableau) et dans ce processus mystérieux l'artiste se sent appelé à "aider une oeuvre qui se créée elle-même à achever son accomplissement" (voir le philosophe Etienne SOURIAU, Une ontologie de l'instauration, Vrin, 2015, p. 135).

4) Votre approche du paysage fait-elle une différence entre le paysage urbain (Palais des Doges à Venise, clocher de Saint-Sauver à Aix) et le paysage naturel ?
"Je ne fais pas de différence" . A votre dernière conférence, le philosophe François JULLIEN (auteur du livre, Vivre du paysage? L'impensé de la Raison, 2014) était présent. Votre peinture de paysage ne répond pas à la convention instaurée au XIX° siècle (horizon, ampleur de l'espace, mélange de l'architecture et de la nature, etc.).  Ne faut-il pas plutôt parler d'une peinture du lieu ? En 2015, la ville d'Aix a célébré votre oeuvre par une quadruple exposition, sous le titre Métamorphose du lieu !

F. de Asis, Clocher de la cathédrale Saint-Sauveur
François de Asis tient beaucoup à l'identité de la peinture de paysage. "Ce qui s'apparente à la notion de lieu, dans mon langage de peintre, c'est le motif."
A quoi tient la puissance du paysage ? François de Asis nous raconte que c'est au cours d'une promenade sur le sentier Lamartine à Milly qu'il a découvert les vers "Objets inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?"). Le mot âme a beau être rare dans le monde moderne il reste présent chez quelques penseurs de l'art (voir René Huyghe, L'art et l'âme, 1960, et Etienne Souriau, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, 1938). Je remarque que le deuxième vers, moins connu, suggère l'initiative de la nature pour un don mystérieux qui nous tourne vers elle (au lieu de l'indifférence).  "Avec Lamartine, les peintres de Barbizon et les Impressionnistes, la nature est passé du rôle de simple décor à celui d'un rôle plus essentiel dans la peinture de paysage; davantage de présence à la vie de la nature."
La nature ? celle du scientifique ? du romantique ? Gaston Bachelard a étudié la richesse des images qui expriment notre lien imaginaire avec les 4 éléments (Eau, Air, Feu, et Terre). Or votre série sur Venise porte bien sur le paysage urbain mais le Palais des Doges flotte sur le scintillement de l'eau et brille sous un ciel bleu et jaune.  Pour François de Asis les Eléments sont la vie de la nature qui se montre fluide et inventive, de manière permanente et surprenante. Il mentionne une description due au philosophe Maurice  Merleau-Ponty qui passa 3 mois chez son ami peintre Francis Tailleux, au Tholonet, en 1960, pour rédiger L'Oeil et l'Esprit (1964). Si on regarde le fond d'une piscine, on voit les bandes de carreaux bleu foncé au fond, mais à travers l'épaisseur de l'eau. Ces lignes vibrent, et l'eau à beau être transparente, c'est elle qu'on voit encore. L'eau, ce sont ses effets visuelles.
Comment replacer l'homme dans le monde ? "L'homme dans le monde, dans l'univers, de la peinture de paysage est celui qui dialogue avec la nature, qui l'écoute. Son rôle est essentiel, primordial."
Il s'ensuit un échange au sujet du "beau naturel". Est-ce que votre peinture du paysage n'est pas un dialogue avec certains lieux "élus" par le peintre (Venise, les petits villages des Cinque terre en Italie, votre jardin, le clocher de saint-Sauveur au-dessus des toits de la ville, etc.) ?
En parlant du surgissement et de la "soumission" du peintre au motif (disponibilité) François de Asis retrouve la tradition de l'invention du paysage au XIX° siècle (le pittoresque, ce n'est pas la nature en général, mais un moment singulier choisi par la subjectivité de l'artiste pour son "effet"). Il y a bien un langage de la peinture et les peintres du paysage vont instaurer un signe -celui de la "spontanéité" - organisé et codifié de façon plus ou moins complexe. "Ce signe, William Gilpin l'appela "rudesse", Constable "clair-obscur de la nature", et Monet le nomma "instantanéité", se référant au langage pictural tout aussi conventionnel de l'esquisse ou de la pochade." (voir R. Krauss, p. 144).
Le professeur Jean Arrouye fait remarquer qu'on ne saurait parler de la beauté de la nature en soi. Que les brouillards de Londres n'avaient jamais été un motif de la peinture de paysage avant que Turner n'instaure un langage pictural permettant la série ou répétition de scènes atmosphériques .

Turner, Tempête de neige en mer (bateau à vapeur), 1842

La beauté est moins dans la nature que dans ce langage de signes établi par le peintre. Pour Kant déjà : "L'oeuvre d'art n'est pas la représentation d'une belle chose mais la belle représentation d'une chose."
La peinture est "l'unique code de référence de notre jugement sur la nature". Oscar Wilde synthétise clairement ce processus ouvert du motif comme fait pictural : " Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose même dire qu'il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les inventa. Maintenant, il faut l'avouer, nous en avons à l'excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d'une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme d'esprit inculte attrape un rhume." (Le Déclin du mensonge, 1891).
Mais il y a un donné de la nature, et on peut encore penser à Platon. C'est moins la nature qui est belle que l'Idée de Beauté qui se manifeste de manière très variable dans les choses sensibles. Il vaudrait mieux parler de la "beauté du monde" (Simone Weil), avec ce que cette notion a de plus abstrait et moins référé à l'homme. Elle désigne l'ordre intelligible des choses, sans contenu esthétique précis.

François de Asis cite le poète Philippe Jaccottet : "Oui : la réalité, l'éclat du monde sont ici à couper le souffle, à vous mettre à genoux comme devant une iône où toute la majesté naturelle serait passée dans beaucoup d'or et un peu de vert, imprégnerait cela, brûlerait d'autant plus radieuse qu'elle n'aurait plus d'identité reconnaissable et nommable...", extrait du livre d'artiste, "Philippe Jaccottet et François de Asis : Collines à San Donnino", Fontfroide, aux éditions Fata Morgana, 2005.



La subjectivité culturelle explique les changements du style et du motif dans l'histoire de l'art. Mais la nature reste un horizon extérieur, et François de Asis avance l'idée d'absolu. Ce n'est pas que la beauté de la nature serait absolue mais ses surgissements incitent le peintre à reprendre son ouvrage. L'approche sémiologique de l'art comme langage de signes est ici débordée par la phénoménologie de la rencontre entre le sujet-artiste et la nature-sujet. L'artiste ne sait pas ce que serait la nature en l'absence de l'homme (à la différence du scientifique qui peut parler objectivement des atomes et des galaxies). Mais il ne sait pas non plus ce que pourrait bien être l'artiste en l'absence de la nature, de cet horizon irréductible des événements. "La rose est sans pourquoi;  elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit." écrivait Angelus  Silesius.
François de Asis est éloigné de toute théorie qui fait de la nature le simple reflet des habiletés artistiques de l'homme. La Nature a besoin de l'artiste pour se manifester, comme l'artiste a besoin de la nature pour s'exprimer. Il n'y a pas de sens à séparer l'homme de la nature, et dans ce dialogue c'est l'artiste qui sollicite la nature et ses surgissements. On est assez proche de l'Esthétique de l'instauration d'Etienne SOURIAU (par exemple, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, 1938). "Il n'est aucun être - le moindre nuage, la plus petite fleur, le plus petit oiseau, une roche, une montagne, une vague de la mer - qui ne dessine aussi bien que l'homme au-dessus de soi-même un possible état sublime, et qui ainsi  n'ait ici son mot à dire par les droits qu'il a sur l'homme en tant que celui-ci se fait responsable de l'accomplissement du monde." Du mode d'existence de l'oeuvre à faire, 1956.
Jean Arrouye fait remarquer que c'est moins la nature qui serait belle que le décor qu'elle représente pour l'action héroïque de Tancrède du Tasse dans la Jérusalem délivrée, avec le bleu symbole de la loyauté et le vert symbole de l'espérance. La nature devient emblème de l'action héroïque et des valeurs humaines qu'elle manifeste. 

5) Qu'entendez-vous par le "rêve de Delacroix" ?
"Le rêve de Delacroix fait intervenir la vitesse d'exécution et le tableau-esquisse comme une ouverture vers une nouvelle peinture."

Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, HST, 1864, Musée d'Orsay ( Baudelaire est assis en bas à droite)

En quoi l'esquisse est-elle un idéal pour vous ? "L'esquisse-tableau : pas de dessin préparatoire, la couleur posée directement sur la toile, utilisation des blancs de la toile dans la construction de l'image, tout cela répond à ce besoin qu'impose la vitesse d'exécution rêvée par Delacroix."
C'est au début du XIX° siècle que la valeur de l'esquisse est instaurée, car elle permet au public de se sentir au plus près du travail dans l'atelier. Diderot est précurseur de cette sensibilité : "Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu'un beau tableau ? C'est qu'il y a plus de vie, moins de forme."
Comment travaillez-vous sur le motif ? "Une préparation soignée de la palette est déjà un premier dialogue avec le motif. L'exécution aborde le dialogue entre la toile et le motif. La finition est un dialogue de l'artiste avec ce qui est sur la toile."
Ces précisions de François de Asis montrent  l' "oeuvre à faire" comme un processus vivant entre le motif, la toile et le peintre.  Il n'y a pas de dessin préalable qui fixerait dès le début la structure de l'image à venir. Il s'agit là-encore de saisir le commencement des commencements, les surgissements de la nature pour le regard de l'homme-artiste pour poursuivre la création continue de l'esquisse-tableau.
Etienne SOURIAU décrit cet appel de l'oeuvre en devenir qui magnétise l'artiste vers un futur inattendu : "Je vous propose un terme dont je sais bien qu'on peut en contester la convenance, et que d'ailleurs je soumets à votre critique : je parle de la "forme spirituelle" de l'oeuvre. Ailleurs, il m'est arriver d'employer cette expression : "L'ange de l'oeuvre", simplement pour répondre à l'idée de quelque chose qui paraît venir d'un autre monde et jouer un rôle annonciateur...Et sans doute pour ce rapprochement, de la forme spirituelle et de l'ange, je pourrais m'abriter derrière l'autorité de William Blake... Une forme accompagnée d'une sorte de halo d'espoir et d'émerveillement dont le reflet est pour nous comme un orient.", dans Du mode d'existence de l'oeuvre à faire.
Comment passez-vous de la forme empirique à la forme artistique ?  "La nature présente pendant l'exécution apporte la vie (la sienne) et son inventivité débordante et fulgurante au peintre.
Le peintre se souvient inconsciemment de ce qu'il a appris et oublié, il ne pense pas lorsqu'il peint, il est tout attentionné à la nature qui réalise des prouesses pour lui et qui l'invite à faire des prouesses (les siennes) pour elle."
Ces confidences du peintre rappellent l'expérience "romantique" de la nature (loin du classicisme qui entend surclasser le beau naturel). Mais il vaudrait mieux parler d'une phénoménologie de l'expérience de l'oeuvre et de la nature, avec  l'évidence d'un dialogue réelle entre la nature et l'artiste, une donation réciproque de la nature envers l'homme, mais aussi de l'homme envers la nature.
Comment nous expliquer que votre peinture cherche à "fixer ce qui passe dans ce qui passe" (Yves Bonnefoy) ? "Ni la nature, ni le peintre sont immobiles et sans vie pendant l'exécution du tableau. Le reste est poésie."

                                                                Compte-rendu, Olivier ARNAUD

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