Table-ronde avec François de Asis, Musée Edgar Mélik Cabriès, Samedi 22 septembre, 18h.
"Mais ici une immense interrogation se pose au philosophe; et c'est notre problème majeur : quand je regarde ce paysage, de moi et du paysage, lequel est question, lequel est réponse ? J'ai cru d'abord que je questionnais le paysage et qu'il me répondait. Mais quel droit ai-je de dire : j'interroge le paysage et il me répond ? N'est-il pas aussi légitime de dire : le paysage m'interroge et je lui réponds ?", Etienne Souriau, L'avenir de la philosophie, Gallimard, 1982, p. 206.
La peinture de paysage de François de Asis a été présentée au public pendant les trois mois de l'été. L'exposition prend fin le dimanche 30 septembre (ouverture jeudi 27 au dimanche inclus, de 10 à 12h, et de 14 à 18h).
"Mais ici une immense interrogation se pose au philosophe; et c'est notre problème majeur : quand je regarde ce paysage, de moi et du paysage, lequel est question, lequel est réponse ? J'ai cru d'abord que je questionnais le paysage et qu'il me répondait. Mais quel droit ai-je de dire : j'interroge le paysage et il me répond ? N'est-il pas aussi légitime de dire : le paysage m'interroge et je lui réponds ?", Etienne Souriau, L'avenir de la philosophie, Gallimard, 1982, p. 206.
La peinture de paysage de François de Asis a été présentée au public pendant les trois mois de l'été. L'exposition prend fin le dimanche 30 septembre (ouverture jeudi 27 au dimanche inclus, de 10 à 12h, et de 14 à 18h).
La table-ronde a été animée par Guy VINCENT, interprète profond de l'oeuvre de son ami (voir son
livre, François de Asis, Dessiner au
musée, Peindre sur le motif, Editions ORIZONS, 2018) et Olivier ARNAUD , secrétaire de
l'association des Amis du musée Edgar Mélik.
Nous nous sommes retrouvés quelques jours avant la
table-ronde, chez François de Asis pour réfléchir aux thèmes à aborder.
Cinq enjeux ont été abordés. La synthèse que vous allez lire a
été réalisée à partir des réponses écrites par François de Asis, et le
questionnement tel qu'il s'est déroulé concrètement (avec les questions de la
salle). Les réponses du peintre sont toujours en italique et en gras.
G. Vincent (à droite), O. Arnaud (à gauche) et François de Asis devant la grande fresque d'Edgar Mélik (photo R. Mackie) |
François de Asis note qu'il s'agit de la 3° exposition organisée par Vincent Bercker, après Enchevêtrement (Châteauneuf-Le-Rouge) et Métamorphose du lieu (Aix-en-Provence), toutes consacrées à la peinture de paysage. "Il y a Aix depuis 50 ans une école de peinture qui morte le nom d'Ecole Marchutz, intégrée à l'enseignement donné par l'Institute for American Universities (IAU). Depuis ses origines, cette école a toujours été dirigée et l'enseignement donné par des peintres qui ont été, pour la plupart, des élèves de l'Ecole Marchutz. La pratique de la peinture, en particulier la peinture de paysage, se poursuit à l'extérieur, devant le motif, sans interruption depuis plus de 50 ans."
Leo Marchutz devant ses oeuvres (source : site officiel de l'Ecole) |
Alan Roberts, William Weyman, John Gasparach et Francois de Asis (source : site officiel de l'Ecole) |
1) Situation actuelle
de la peinture. Elle s'éclaire en partie par le débat entre André Malraux, qui proposait une
synthèse photographique des oeuvres de toutes les cultures, et Georges Duthuit, défenseur du fauvisme
et de la présence vivante des oeuvres autour de l'homme et de la société (l'art
décoratif ou expressif au sens de Matisse). Depuis la Renaissance, il y a une
comparaison implicite entre la création divine et la création artistique qui a
impliqué un perfectionnement inégalable de la ressemblance et une apparence
sublime de l'image à partir de l'idée de beauté (l'idéalisme esthétique). Cette
tendance qui absolutise l'oeuvre d'art et la coupe de la vie quotidienne et
sociale ne pouvait que consacrer l'invention du musée, temple moderne du
chef-d'oeuvre dans la société moderne.
Le rapport de François de Asis au musée est très personnel. "Le
musée est un passage que l'on doit emprunter, il me semble nécessaire et
obligatoire, car il y a beaucoup à apprendre dans un musée, pas seulement comme
élève peintre, mais aussi, plus tard comme peintre. Je ne me vois pas construire une oeuvre en ignorant ce que les
autres ont fait avant moi. Le différend entre Malraux et Duthuit ne détruit pas
le musée ni les oeuvres des musées.
Les oeuvres dans les musées donnent une idée de notre culture et notre
culture aspire à une continuité. La continuité en art est la chose qui
m'intéresse le plus."
Prendre l'impressionnisme au pied de la lettre. "Le
peintre d'aujourd'hui doit sortir de son atelier et regarder autour de lui le
monde dans lequel il vit. Il doit aussi regarder les autres. En ce qui me
concerne et dans le domaine de la "réinvention" de notre rapport à la
peinture, je considère que l'impressionnisme n'a pas dit tout ce qu'il avait à
dire, il a ouvert une voie pour la peinture de paysage que je souhaite
poursuivre."
F. de Asis, Venise
|
2) Votre intérêt pour
la série est-il si différent de celui de Monet avec la cathédrale de Rouen ?
Il faut préciser que François de Asis travaille face au
motif, environ 3 heures. L'oeuvre crée son propre espace de "l'intérieur
vers l'extérieur", en donnant une sensation d'expansion, de renflement de
l'espace peint.
"Oui, j'essaie de valoriser
l'instant et le discontinu. Chaque matin, je me sens libre devant la toile
blanche face à un nouveau commencement. Je ne souhaite pas perdre les
aboutissements de la veille sous une nouvelle couche de peinture qui les
anéantirait.
Ce que je privilégie dans la peinture c'est le surgissement : instant
fragile à ne pas détruire - l'annonce de ce surgissement sur la toile me
conduit à arrêter le tableau dès son apparition (un trouble me traverse). Ma peinture est faite de commencement de
commencements."
"Ce que je cherche avant tout chose, que je préserve, c'est le
surgissement : sensation, spontanéité et vitesse sont une partie des moyens mis
à ma disposition par la peinture. oui, je cherche à multiplier les
sensations."
Je fais remarquer à François de Asis que Monet a peint sur
le motif mais que chaque toile était ensuite longuement retravaillée. Il a su
créé un "code de référence", un "langage abréviateur" par
des touches différentes selon le référent (pour l'eau, pour le ciel, pour
l'arbre, etc.). Comme l'a montré l'historien d'art Robert Herbert "la touche rapide, qui fonctionnait chez
Monet comme le signe de la spontanéité, relevait en fait d'une élaboration des
plus calculée : pas de signe plus falsifié que cette spontanéité-là. .
Labourant les multiple sous-couches grâce auxquelles il constitue les
plissements épais de ses "touches
texturelles", Monet forme patiemment un réseau d'incrustations brutes et
de traînées orientées censées signifier la rapidité d'exécution et par la même
la singularité du moment perçu et l'unicité du déploiement empirique. Peintes
en dernier, par-dessus cet "instant" fabriqué, des taches minces et
précises de pigment établissent les rapports de couleur. Inutile de dire que
ces opérations, compte tenu du temps de séchage, prenaient chaque fois plusieurs
jours. Le résultat est là : illusion de spontanéité, sentiment de voir advenir
un acte spontané et originaire... La production de spontanéité à travers les
constantes retouches faites à ses toiles (Monet reprit à son marchand la série
des Cathédrale de Rouen pour y retravailler pendant trois ans) relève de cette
économie esthétique qui repose sur l'appariement de la singularité et de la
multiplicité, de l'unicité et de la reproduction." in Rosalind KRAUSS,
L'Originalité de l'avant-garde et autres
mythes modernistes, 1993, p. 147.
Monet, Cathédrale de Rouen (1892-1893) |
L'approche de François de Asis radicalise l'effet naturel
que Monet voulait rendre sur ses toiles. Mais les moyens coïncident avec le surgissement. Non seulement il peint sur le
motif, mais l'esquisse-tableau n'a plus besoin de la fiction d'une technique
qui restitue l'événement fugitif grâce au détour d'un langage abstrait de
signes. Bien sûr, il y a toujours passage de la forme empirique à la forme
artistique (rien de la peinture photographique), mais le code de référence (les
touches colorées, le fond blanc et l'espacement, l'orientation, l'équilibre
entre les zones d'exfoliations, etc.)
participe aussi d'une sorte de "notation
sténographique" qui ne triche pas avec le temps du surgissement.
Yves Bonnefoy a écrit que votre peinture cherche à "fixer ce qui passe dans ce qui passe".
A la lumière de ce que j'appellerai votre "sur-impressionnisme" on pourrait dire que votre pratique de la
série est un défie à la fixité, à
l'instant éternisé (l'instantanéité de Monet). Votre série ne triche pas en
nous donnant un surgissement reconstitué et figé, elle est une ouverture sur
l'infini ou l'illimité de la nature.
François de Asis précise qu'il a voulu que les tableaux-esquisses de Venise soient espacés par des toiles blanches de même format, comme une phrase avec ses silences. La toile de chaque jour est en continuité avec celles des jours suivants ("une expérience anaphorique" selon l'expression d'Etienne Souriau).
François de Asis précise qu'il a voulu que les tableaux-esquisses de Venise soient espacés par des toiles blanches de même format, comme une phrase avec ses silences. La toile de chaque jour est en continuité avec celles des jours suivants ("une expérience anaphorique" selon l'expression d'Etienne Souriau).
3) Que signifie au
fond votre peinture, quelle est sa direction, sa visée ?
"Chaque nouvelle peinture (couleur, rapidité,
éclat) confirme le caractère inachevable de l'acte de peindre. Chaque nouvelle
peinture étant une sorte d'enjeu, un appel, un encouragement à la décision de
peindre, j'attends fébrilement ce que m'apportera le nouveau tableau que je
n'ai pas encore fait." On sent bien que le peintre est engagé sur
une trajectoire où il doit répondre de ses paysages. Il s'agit bien de peinture
comme une "oeuvre à faire", un
inachèvement qui le requiert pour un sens qui le précède et l'appelle. Je cite
Matisse : "Ce qui m'intéresse le
plus, ce n'est ni la nature morte ni le paysage, c'est la figure. C'est elle
qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je
possède de la vie."
L'art entre religion et sacré ? "Celui qui est intégré à la
vie c'est l'homme-artiste. L'oeuvre
d'art est une manifestation du sacré - c'est ce que je pense. Que le sacré soit
intégré à la vie je le conçois et partage ce point de vue. " L'artiste est un homme qui est appelé à faire
oeuvre, à ajouter au réel un nouveau mode d'existence (celui du tableau) et
dans ce processus mystérieux l'artiste se sent appelé à "aider une oeuvre qui se créée elle-même à achever
son accomplissement" (voir le philosophe Etienne SOURIAU, Une ontologie de l'instauration, Vrin,
2015, p. 135).
4) Votre approche du
paysage fait-elle une différence entre le paysage urbain (Palais des Doges
à Venise, clocher de Saint-Sauver à Aix) et
le paysage naturel ?
"Je ne fais pas de différence" .
A votre dernière conférence, le philosophe François JULLIEN (auteur du livre, Vivre du paysage? L'impensé de la Raison,
2014) était présent. Votre peinture de paysage ne répond pas à la convention instaurée
au XIX° siècle (horizon, ampleur de l'espace, mélange de l'architecture et de
la nature, etc.). Ne faut-il pas plutôt
parler d'une peinture du lieu ? En 2015, la ville d'Aix a célébré votre oeuvre
par une quadruple exposition, sous le titre Métamorphose
du lieu !
F. de Asis, Clocher de la cathédrale Saint-Sauveur |
François de Asis tient beaucoup à l'identité de la peinture
de paysage. "Ce qui s'apparente à la notion de lieu, dans mon langage de peintre,
c'est le motif."
A quoi tient la puissance du paysage ? François de Asis nous
raconte que c'est au cours d'une promenade sur le sentier Lamartine à Milly
qu'il a découvert les vers "Objets
inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer
?"). Le mot âme a beau être rare dans le monde moderne il reste
présent chez quelques penseurs de l'art (voir René Huyghe, L'art et l'âme, 1960, et Etienne Souriau, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, 1938). Je
remarque que le deuxième vers, moins connu, suggère l'initiative de la nature
pour un don mystérieux qui nous tourne vers elle (au lieu de
l'indifférence). "Avec
Lamartine, les peintres de Barbizon et les Impressionnistes, la nature est
passé du rôle de simple décor à celui d'un rôle plus essentiel dans la peinture
de paysage; davantage de présence à la vie de la nature."
La nature ? celle du scientifique ? du romantique ? Gaston
Bachelard a étudié la richesse des images qui expriment notre lien imaginaire
avec les 4 éléments (Eau, Air, Feu, et Terre). Or votre série sur Venise porte
bien sur le paysage urbain mais le Palais des Doges flotte sur le scintillement
de l'eau et brille sous un ciel bleu et jaune.
Pour François de Asis les Eléments sont la vie de la nature qui se
montre fluide et inventive, de manière permanente et surprenante. Il mentionne
une description due au philosophe Maurice Merleau-Ponty qui passa 3 mois chez son ami
peintre Francis Tailleux, au Tholonet, en 1960, pour rédiger L'Oeil et l'Esprit (1964). Si on regarde
le fond d'une piscine, on voit les bandes de carreaux bleu foncé au fond,
mais à travers l'épaisseur de l'eau. Ces lignes vibrent, et l'eau à beau être
transparente, c'est elle qu'on voit encore. L'eau, ce sont ses effets
visuelles.
Comment replacer l'homme dans le monde ? "L'homme
dans le monde, dans l'univers, de la peinture de paysage est celui qui dialogue
avec la nature, qui l'écoute. Son rôle est essentiel, primordial."
Il s'ensuit un échange au sujet du "beau naturel".
Est-ce que votre peinture du paysage n'est pas un dialogue avec certains lieux
"élus" par le peintre (Venise, les petits villages des Cinque terre
en Italie, votre jardin, le clocher de saint-Sauveur au-dessus des toits de la
ville, etc.) ?
En parlant du surgissement et de la "soumission"
du peintre au motif (disponibilité) François de Asis retrouve la tradition de
l'invention du paysage au XIX° siècle (le pittoresque, ce n'est pas la nature
en général, mais un moment singulier choisi par la subjectivité de l'artiste
pour son "effet"). Il y a bien un langage de la peinture et les
peintres du paysage vont instaurer un signe -celui de la
"spontanéité" - organisé et codifié de façon plus ou moins complexe.
"Ce signe, William Gilpin l'appela
"rudesse", Constable "clair-obscur de la nature", et Monet
le nomma "instantanéité", se référant au langage pictural tout aussi conventionnel de l'esquisse ou de la
pochade." (voir R. Krauss, p. 144).
Le professeur Jean Arrouye fait remarquer qu'on ne saurait
parler de la beauté de la nature en soi. Que les brouillards de Londres
n'avaient jamais été un motif de la peinture de paysage avant que Turner n'instaure
un langage pictural permettant la série ou répétition de scènes atmosphériques
.
Turner, Tempête de neige en mer (bateau à vapeur), 1842 |
La beauté est moins dans la nature que dans ce langage de
signes établi par le peintre. Pour Kant déjà : "L'oeuvre d'art n'est pas la représentation d'une belle chose mais la
belle représentation d'une chose."
La peinture est "l'unique code de référence de notre
jugement sur la nature". Oscar Wilde synthétise clairement ce processus
ouvert du motif comme fait pictural : " Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose
même dire qu'il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons
rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les inventa. Maintenant, il
faut l'avouer, nous en avons à l'excès. Ils sont devenus le pur maniérisme
d'une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux
gens stupides. Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme d'esprit inculte
attrape un rhume." (Le Déclin du
mensonge, 1891).
Mais il y a un donné de la nature, et on peut encore penser
à Platon. C'est moins la nature qui est belle que l'Idée de Beauté qui se
manifeste de manière très variable dans les choses sensibles. Il vaudrait mieux parler de la "beauté du monde" (Simone Weil), avec ce que cette notion a de plus abstrait et moins référé à l'homme. Elle désigne l'ordre intelligible des choses, sans contenu esthétique précis.
François de Asis cite le poète Philippe Jaccottet : "Oui : la réalité, l'éclat du monde sont ici à couper le souffle, à vous mettre à genoux comme devant une iône où toute la majesté naturelle serait passée dans beaucoup d'or et un peu de vert, imprégnerait cela, brûlerait d'autant plus radieuse qu'elle n'aurait plus d'identité reconnaissable et nommable...", extrait du livre d'artiste, "Philippe Jaccottet et François de Asis : Collines à San Donnino", Fontfroide, aux éditions Fata Morgana, 2005.
La subjectivité culturelle explique les changements du style et du motif dans l'histoire de l'art. Mais la nature reste un horizon extérieur, et François de Asis avance l'idée d'absolu. Ce n'est pas que la beauté de la nature serait absolue mais ses surgissements incitent le peintre à reprendre son ouvrage. L'approche sémiologique de l'art comme langage de signes est ici débordée par la phénoménologie de la rencontre entre le sujet-artiste et la nature-sujet. L'artiste ne sait pas ce que serait la nature en l'absence de l'homme (à la différence du scientifique qui peut parler objectivement des atomes et des galaxies). Mais il ne sait pas non plus ce que pourrait bien être l'artiste en l'absence de la nature, de cet horizon irréductible des événements. "La rose est sans pourquoi; elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit." écrivait Angelus Silesius.
François de Asis cite le poète Philippe Jaccottet : "Oui : la réalité, l'éclat du monde sont ici à couper le souffle, à vous mettre à genoux comme devant une iône où toute la majesté naturelle serait passée dans beaucoup d'or et un peu de vert, imprégnerait cela, brûlerait d'autant plus radieuse qu'elle n'aurait plus d'identité reconnaissable et nommable...", extrait du livre d'artiste, "Philippe Jaccottet et François de Asis : Collines à San Donnino", Fontfroide, aux éditions Fata Morgana, 2005.
La subjectivité culturelle explique les changements du style et du motif dans l'histoire de l'art. Mais la nature reste un horizon extérieur, et François de Asis avance l'idée d'absolu. Ce n'est pas que la beauté de la nature serait absolue mais ses surgissements incitent le peintre à reprendre son ouvrage. L'approche sémiologique de l'art comme langage de signes est ici débordée par la phénoménologie de la rencontre entre le sujet-artiste et la nature-sujet. L'artiste ne sait pas ce que serait la nature en l'absence de l'homme (à la différence du scientifique qui peut parler objectivement des atomes et des galaxies). Mais il ne sait pas non plus ce que pourrait bien être l'artiste en l'absence de la nature, de cet horizon irréductible des événements. "La rose est sans pourquoi; elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit." écrivait Angelus Silesius.
François de Asis est éloigné de toute théorie qui fait de la
nature le simple reflet des habiletés artistiques de l'homme. La Nature a
besoin de l'artiste pour se manifester, comme l'artiste a besoin de la nature
pour s'exprimer. Il n'y a pas de sens à séparer l'homme de la nature, et dans
ce dialogue c'est l'artiste qui sollicite la nature et ses surgissements. On
est assez proche de l'Esthétique de l'instauration d'Etienne SOURIAU (par
exemple, Avoir une âme, essai sur les
existences virtuelles, 1938). "Il
n'est aucun être - le moindre nuage, la plus petite fleur, le plus petit
oiseau, une roche, une montagne, une vague de la mer - qui ne dessine aussi
bien que l'homme au-dessus de soi-même un possible état sublime, et qui
ainsi n'ait ici son mot à dire par les
droits qu'il a sur l'homme en tant que celui-ci se fait responsable de
l'accomplissement du monde." Du mode d'existence de l'oeuvre à faire,
1956.
Jean Arrouye fait remarquer que c'est moins la nature qui
serait belle que le décor qu'elle représente pour l'action héroïque de Tancrède
du Tasse dans la Jérusalem délivrée,
avec le bleu symbole de la loyauté et le vert symbole de l'espérance. La nature
devient emblème de l'action héroïque et des valeurs humaines qu'elle manifeste.
5) Qu'entendez-vous
par le "rêve de Delacroix" ?
"Le rêve de Delacroix fait intervenir la
vitesse d'exécution et le tableau-esquisse comme une ouverture vers une
nouvelle peinture."
Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, HST, 1864, Musée d'Orsay ( Baudelaire est assis en bas à droite) |
En quoi l'esquisse est-elle un idéal pour vous ? "L'esquisse-tableau
: pas de dessin préparatoire, la couleur posée directement sur la toile,
utilisation des blancs de la toile dans la construction de l'image, tout cela
répond à ce besoin qu'impose la vitesse d'exécution rêvée par Delacroix."
C'est au début du XIX° siècle que la valeur de l'esquisse
est instaurée, car elle permet au public de se sentir au plus près du travail
dans l'atelier. Diderot est précurseur de cette sensibilité : "Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle
plus qu'un beau tableau ? C'est qu'il y a plus de vie, moins de forme."
Comment travaillez-vous sur le motif ? "Une préparation
soignée de la palette est déjà un premier dialogue avec le motif. L'exécution
aborde le dialogue entre la toile et le motif. La finition est un dialogue de
l'artiste avec ce qui est sur la toile."
Ces précisions de François de Asis montrent l' "oeuvre
à faire" comme un processus vivant entre le motif, la toile et le
peintre. Il n'y a pas de dessin
préalable qui fixerait dès le début la structure de l'image à venir. Il s'agit
là-encore de saisir le commencement des commencements, les surgissements de la
nature pour le regard de l'homme-artiste pour poursuivre la création continue
de l'esquisse-tableau.
Etienne SOURIAU décrit cet appel de l'oeuvre en devenir qui
magnétise l'artiste vers un futur inattendu : "Je vous propose un terme dont je sais bien qu'on peut en contester la
convenance, et que d'ailleurs je soumets à votre critique : je parle de la
"forme spirituelle" de l'oeuvre. Ailleurs, il m'est arriver d'employer
cette expression : "L'ange de l'oeuvre", simplement pour répondre à
l'idée de quelque chose qui paraît venir d'un autre monde et jouer un rôle
annonciateur...Et sans doute pour ce rapprochement, de la forme spirituelle et
de l'ange, je pourrais m'abriter derrière l'autorité de William Blake... Une
forme accompagnée d'une sorte de halo d'espoir et d'émerveillement dont le
reflet est pour nous comme un orient.", dans Du mode d'existence de
l'oeuvre à faire.
Comment passez-vous de la forme empirique à la forme
artistique ? "La nature présente pendant
l'exécution apporte la vie (la sienne) et son inventivité débordante et
fulgurante au peintre.
Le peintre se souvient inconsciemment de ce qu'il a appris et oublié,
il ne pense pas lorsqu'il peint, il est tout attentionné à la nature qui
réalise des prouesses pour lui et qui l'invite à faire des prouesses (les
siennes) pour elle."
Ces confidences du peintre rappellent l'expérience
"romantique" de la nature (loin du classicisme qui entend surclasser
le beau naturel). Mais il vaudrait mieux parler d'une phénoménologie de l'expérience
de l'oeuvre et de la nature, avec l'évidence
d'un dialogue réelle entre la nature et l'artiste, une donation réciproque de
la nature envers l'homme, mais aussi de l'homme envers la nature.
Comment nous expliquer que votre peinture cherche à "fixer ce qui passe dans ce qui passe"
(Yves Bonnefoy) ? "Ni la nature, ni le peintre sont immobiles
et sans vie pendant l'exécution du tableau. Le reste est poésie."
Compte-rendu, Olivier ARNAUD
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