"Les fenêtres ferment leurs verticales paupières
Mes souvenirs
bondissent dans ce calme
farandole
et je leur prends la
main." Philippe Soupault
Il
arrive - plus souvent qu'on ne le croit
- de voir passer des tableaux et dessins d'Edgar Mélik dans les salles de
vente, à Paris ou Marseille. A chaque fois, c'est la surprise de l'inattendu. A
chaque fois, il faut revoir les bases de l'histoire de sa peinture. Le tableau
suivant a été mis en vente à Drouot. D'une facture classique il étonne par la
brillance des couleurs et la pureté des lignes. Des indices profonds de la
peinture de Mélik sont déjà inventés.
Edgar Mélik, Jeune paysanne , HST, 65 x 54 cm (vente Drouot, 2 juin 2017) |
Le
visage incliné de cette jeune femme aux
traits délicats (lèvres, courbes du visage, oreille) s'inscrit dans
une période bien documentée de Mélik. Les yeux mi-clos et les mains posées sur
sa poitrine expriment l'inériorité charnelle. Elle porte un voile blanc juste
posé sur ses cheveux.
Un
second tableau déjà connu appartient à la même "spiritualité plastique"
(expression de Mélik).
Edgar Mélik, Madone, HSB, 54 x 44 cm, collection particulière |
Richesse de la matière et des tons chauds, le visage noble
est décalé sur la gauche et laisse apparaître un volet à persienne qui inonde
la pièce d'une lumière tamisée. Le dessin un peu gauche des mains rappelle les
maladresses assumés de Matisse. La poitrine et les seins avec leur reflets d'or
offrent leur espace charnel pour les
mains. Ce geste profondément intime a-t-il son équivalent dans la peinture
ancienne ou s'agit-il d'un archétype émotionnel de Mélik? De grandes tresses
rouges encadrent un visage où toutes les lignes ont été épurées.
Les premières expositions de Mélik (Paris, décembre 1930/
Tanger, octobre 1933/ Marseille, septembre 1934, voir sur ce blog) nous sont
connues par trois articles qui insistent sur la spontanéité et la dureté de sa
peinture qui ne cadrent pas avec la douceur et l'humanité de la toile inédite
et de son double. Jean-Marc Pontier, dans sa biographie du peintre basée sur la
correspondance familiale, nous permet de comprendre la réceptivité de Mélik dont
ces tableaux sont l'écho.
"Mélik arrive à
Florence fin 1934. Il visite des musées, les Offices, découvre les primitifs et
Botticelli. Il découvre avec admiration ces Madones qui nourriront sa propre
peinture un peu plus tard. Il effectue quelques copies, des portraits de
Florentines, s'inscrit à l'école des Beaux-arts en qualité de peintre étranger.
Il doit assister à une conférence de Marinetti. Mélik a quelques petits tableaux qu'il compte montrer au
maître futuriste.
Il peint beaucoup : le
Ponte Vecchio, la cathédrale Santa Maria del Fiore. Malgré le froid, il
s'acharne sur ses croquis. Il doit cependant bientôt quitter sa pension.
L'argent se fait rare. Il attend un mandat de 300 francs que lui doit la
galerie Da Silva. Les jours passent mais rien arrive. Début février, avec 15
lires en poche, il doit quitter Florence à contrecœur via Pise et Gêne. Tant
pis pour la conférence de Marinetti, tant pis pour ce voyage qu'il eût désiré
plus long." (Les sentinelles
d'Edgar Mélik, p. 21, non publié).
Nos deux tableaux s'inscrivent dans cet humanisme gothique
découvert à Florence. Ils ont été peints à son retour à Marseille début 1935.
Mélik n'oubliera pas l'élément architectural que représente le volet à
persienne. On le retrouve dans le portrait extraordinaire de son ami
marseillais Louis Ducreux, fondateur avec André Roussin et Henri Fluchère, de
la Compagnie du Rideau Gris (mars 1931). Le jeu des mains pareillement gauche et
expressif s'enrichit de feuillets blancs, indice du loisir studieux de son ami
et de sa troupe d'avant-garde. Les volets repliés laissent entrevoir un morceau de paysage
(mer?), cas unique dans la peinture de Mélik (à l'opposé de Matisse et Bonnard
qu'il admirait).
Edgar Mélik, Portrait de Louis Ducreux, c. 1935, collection particulière |
L'autre précision de Jean-Marc Pontier porte sur Marinetti,
le chef de file des futuristes, ce courant littéraire et pictural moderniste né
en 1909 (Manifeste futuriste publié
dans Le Figaro), avant le surréalisme (1923), avant Dada
(1917). Mélik apparaît à nouveau avide de tout ce qui bouscule la littérature
et la peinture. Il est des tout premiers lecteurs des Champs magnétiques (1920) d'André Breton et Philippe Soupault qui
entendent libérer l'écriture de toute contrainte pour faire surgir une autre
langue, un autre monde. Ce livre au
tirage confidentiel (180 exemplaires en 1920) sera salué par Marcel Proust et
Jacques Rivière. Mélik s'imprègne des Chants de Maldoror (1869) de
Lautréamont que Philippe Soupault redécouvre en 1917 et qu'il impose au
surréalisme naissant. Mélik est aussi un
lecteur de Rimbaud et de son alchimie du Verbe. Il partage la vision créatrice de l'artiste qu'on trouve
chez Nietzsche. En 1937 il se déclare toujours
"surréaliste nietzschéen".
Il faut oser changer la langue pour
changer la vie, changer les formes pour changer la vie. Dans ce vaste courant
poétique et littéraire le futurisme fait figure de précurseur. La peinture
futuriste est connue à Paris puisque la première exposition de ces peintres
italiens qui exaltent la machine et la vitalité moderne a eu lieu à la galerie
Bernheim-Jeanne en 1912. Pourquoi Mélik cherche-t-il à rencontrer Marinetti à
Florence à l'hiver 1934?
Mélik refusera toujours, selon ses propres termes, "l'immobilisme
en peinture" et il approuve explicitement le mot d'ordre
d'Apollinaire, le poète de sa jeunesse, aux peintres : "Renouvelle-toi sans cesse."
Pourtant sa peinture en 1935, après son séjour à Florence reste mystérieuse,
intime et symboliste avec des moyens
d'expression encore prudents. Alors, la curiosité de Mélik pour Marinetti
a-t-elle un sens? Vingt ans plus tard, dans une lettre à son amie peintre
Madeleine Follain, il décrit son état d'esprit et son mode de vie affranchie de
tout artifice social : " Chère
Madeleine, dans l’absence de bruits que produit la nuit le seul qui se produise
est celui de mon stylo Parker évoluant dans le voisinage. Ne suis pas mécontent
de la poursuite de ma vie d’isolé – sans être recroquevillé dans une simili
tour je m’étire naturellement et chaque bâillement m’est devenu tonique et productif – bâillement-force auraient dit les futuristes italiens en 1912 et
c’était bien. Le grand amour travaille mes peintures, la pensée du Maître n’est
pas essoufflée et plus de problèmes insolubles – organisation satisfaisante
d’un état de chose féodal moderne ou anarchiste
dans le sens haut du terme." (lettre d'août 1954, Fonds J.
Follain, IMEC).
Sans aucun humour, Mélik traduit ce qu'il cherche, une
coïncidence entre vie et poésie, cette quête commune au futurisme, au dadaïsme
et au surréalisme, qui passe par la révolte et l'esprit d'insoumission (voir G.
Lista, F.T. Marinetti, L'anarchiste du
futurisme, 1996). La date
de 1912 n'est pas fortuite, c'est l'année de publication du Manifeste technique de la littérature
futuriste qui passe par la "libération du mot" et le refus de la
psychologie sentimentale.
E. Mélik, Danseuse à la statue nègre, c. 1935, collection particulière |
Un quatrième tableau appartient par sa facture technique à
cette série "symboliste". Il approfondit le thème de l'intime et du
mystère humain. Une danseuse aux yeux fermés tient sur ses genoux une statuette
de grande taille. Détail rare, Mélik laisse entrevoir un objet technique, une
table avec son angle et son pied géométriques.
La veine "anarchiste" du futurisme, du dadaïsme et
du surréalisme restera la base de l'attitude et de la peinture de Mélik. Dans
sa révolte sans fin pour une peinture libérée il rédige en novembre 1958 son
propre Manifeste (voir L'Esthétique, ça
sert à faire la guerre, sur ce blog). Il oppose une "sensibilité tonique" (Matisse et
Derain, quand ils étaient fauves, exclusivement) à une "sensibilité malsaine et viciée",
celle du contrôle de l'art par les marchands et les snobs. Il réaffirme que l'art est un enjeu de vie et
pas un jeu social. Il assume la violence de cette lutte sans fin : "Et sans répit je m'attaque, j'assène des
coups valables à la sensibilité factice, malsaine, infligée. C'est une joie que
de faire des failles dans ce proche passé impertinemment composé. C'est donc
une guerre consciente que je mène, que mène une espèce de sensibilité contre
une autre." Manifeste (Texte imprimé, 1° novembre 1958, archives du
Musée Edgar Mélik, Cabriès). Il récuse le succès factice de Jean Cocteau (tête
de turc de tous les surréalistes dès 1917), de B. Buffet ou de Françoise Sagan.
Au nom de quoi défendre une certaine peinture qui exalte la
vitalité intérieure et la sensibilité tonique, (mais aussi le secret de l'intime) sinon la liberté
elle-même, l'anarchie dans le sens haut du terme? D'où son mépris totale pour
la "servitude volontaire". Il se réjouit malicieusement que les
marchands qui font la cote des peintres logent rue La Boétie. "Bien
des gens n'osent pas encore être libres et se courbaturent de courbettes. Mais
cela reviendra. Les Possédés ont pris le goût de la possession, à l'oppression
moral qui les tient, et sont vigilants pour tenir tête à ce qui les obligera à
être libres, à penser librement et à la liberté d'aimer ce qu'ils aiment
foncièrement... Mais tout s'arrange en France? J'en ai la conviction"
(lettre à Madeleine Follain, 20 juin 1958, Fonds J. Follain, IMEC).
Dadaïsme et surréalisme mêleront à Paris les mêmes jeunes
gens en révolte contre une société bourgeoise qui venait de célébrer la guerre,
alors qu'elle prétendait s'organiser par la raison et la morale. De 1917 à 1924
(publication du Manifeste du surréalisme
par André Breton) la révolte passe par "le message automatique" qui
s'exprime dans le rêve, l'écriture, le dessin et les déambulations nocturnes
dans Paris. La preuve est faite qu'il
existe un arrière-plan inconscient dans l'esprit humain. Il faut unifier la
personnalité en élargissant les sources de la "dictée de la pensée".
Les productions de l'esprit prendront une allure irrationnelle (rêves,
automatisme, cadavres exquis, objets surréalistes, etc.) mais ce côté indéchiffrable
qui effraie la société est l'accès à la poésie mêlée à la vie. Or le futurisme aura été dès 1909 un appel à
l'automatisme, à la suggestion hypnotique du mouvement et du corps, à la
vitalité qui entend échapper au contrôle de la conscience et de la vieille
littérature basée sur la psychologie.
"Tandis que le
théâtre actuel exalte la vie intérieure, la méditation professorale, la
bibliothèque, le musée, les luttes monotones de la conscience, les dissections
stupides des sentiments, bref : cette chose et ce mot immonde, la psychologie,
le Music-hall exalte l'action, l'héroïsme, la vie au grand air, l'adresse, l'autorité
de l'instinct et de l'intuition. A la psychologie il oppose ce que j'appelle la
physicofolie.", F.T.
Marinetti, "Il teatro di varieta", 1913 (cité par Tania Collani,
"Automatisme et contrainte créative de Marinetti à Breton", dans HYPNOS. Esthétique, littérature et
inconscient en Europe (1900-1949), 2009).
La peinture de Mélik sera rapidement une image démultipliée
de cette "psychofolie" en
opposition à toute psychologie raisonnable qui réduit l'art à l'imitation, à une beauté soumise aux lois de l'optique. Non seulement Mélik utilise
l'expression inventée par André Breton de "grande Inconscience"
mais il oppose sa peinture qu'il veut absolument "absconse" à toute ce
qui relève du "concept", prison invisible pour l'esprit imaginatif .
L'art doit être libre parce qu'il invente en permanence l'accès au monde
intuitif et mystérieux du Désir.
E. Mélik, Scène de Music-hall, Fusain rehaussé d’huile, 46 x 29 cm, collection particulière |
E. Mélik, Beauté imaginative du corps, grand format, collection particulière |
L'art de Mélik entend permettre aux hommes " de penser librement et d'aimer librement ce
qu'ils aiment foncièrement" contre les barrière psychiques qui
dominent nos images conventionnelles. Beau
programme intransigeant et optimiste qui rattache directement Mélik aux
avant-gardes du début du siècle (futurisme, dadaïsme, surréalisme), dont il
juge que l'énergie créatrice a été trahie après-guerre par les facilités du
snobisme (Cocteau, B. Buffet). Encore en 1950 à Marseille, pour la galerie Da
Silva, il compose un poème surréaliste qui tourne en dérision la comédie des
marchands d'art qui trahissent les valeurs de la sensibilité tonique au profit
d'une sensibilité malade et snob (voir Mélik et le surréalisme, INDICES IV,
poème surréaliste). L'exposition s'intitule "Ponts coupés"!
Jean-Marc Pontier parle dans sa biographie de Mélik de
portraits de Florentines. Nos deux tableaux "italiens", pourraient
être des versions jumelles (version populaire et profane, version noble et
religieuse) marquées par le type Madone
des Primitifs italiens (XII-XIV° siècles). Mais il y a plus directement ce
dessin rehaussé d'huile, le Pont sur l'Arno, réalisé sur place. La composition
de ce paysage "urbain" est singulière puisque les arches à
l'arrière-plan sont démesurées, et accentue la noirceur des voûtes. Au premier
plan des barques et trois personnages étranges.
E, Mélik, Pont sur l'Arno, HSC, 1935, collection particulière |
Pour finir, un dernier tableau (inédit et antérieur au
séjour à Florence) pour mieux saisir la trajectoire de la peinture de Mélik. La rigidité des contours se combine avec l'éclat de la
chair. Mélik poursuit la liberté des
formes inventées par Matisse (à une femme qui demandait pourquoi le bras était
mal fait, Matisse répondit : "Ceci
n'est pas une femme, mais une peinture"). La représentation gauche du corps nous éloigne
du jeu mimétique, mais la réalité physique et humaine de cette jeune fille est
indéniable. Les contours du corps assis sont cernés de noirs, les bras, les
jambes et les seins sont déjà des formes libérées de tout réalisme anatomique.
E. Mélik, Femme nue, HSC, c. 1930, 23 x 20 cm, collection particulière |
Le visage est devenu une architecture précise d'où se dégage
mystérieusement la personnalité à jamais inconnue du modèle.
Mélik
fera varier en permanence ses moyens techniques d'expression, mais toujours selon
cette "sensibilité tonique"
dont il a su reconnaître dans le futurisme italien la première conquête triomphale
(1912). Sa peinture se crée et avancera toujours plus vers la "psychofolie"
du corps et de son imagination poétique. Le séjour à Florence fut donc notable,
pour son impact sur la peinture de Mélik (ouverture à un humanisme religieux et non-rationnel ) et pour ce qu'il nous apprend
de son intérêt pour le futurisme et sa revendication anarchiste de la vitalité
non enrégimentée par l'ordre social - sa raison et son concept.
E. Mélik, Beauté onirique, c. 1960, collection particulière |
Merci une fois encore à Olivier,pour cette remarquable analyse des travaux de Mélik qui se "dévoile", ou qui nous offre les multiples facettes de sa peinture suite à des ventes chez Drouot.De fait on ne peut encore conclure à un ouvrage sur Mélik, et Mélik encore, que nous attendons tous. Le blog est peut-être la meilleure formule pour calmer nos appétence.
RépondreSupprimerMerci Olivier
RépondreSupprimerCe voyage à Florence a été à bien des titres fondateur pour Melik. Par exemple c'est à partir de là qu'il va définitivement signer des lettres à ses parents Melikedgar et non plus Paul, comme s'il voulait affirmer définitivement à leurs yeux son statut de peintre .
Merci aux lecteurs qui prennent plaisir à ces petits voyages dans la pensée et la peinture de Mélik, toujours aux aguets pour ce qui est inventif dans la culture de son temps. Il reste à voir comment ces nouveaux codes du langage futuriste et surréaliste ont marqué son propre style et confirmé ses hallucinations littéraires(signal à J.M. Pontier!).
RépondreSupprimerJe viens de trouver une lettre de Mélik à Jean Ballard qui prouve qu'il a lu Voyage au bout de la nuit en 1932(autre scandale littéraire)et qu'il le lit sérieusement en 1961 à la mort de L.F. Céline. Il signale toutes les aspérités de style supprimées entre les 2 éditions! A ses yeux c'est toujours cette guerre entre l'Ancien et le Nouveau que le futurisme a radicalisé. o. arnaud