"Le subconscient devrait être premier mais ici comme ailleurs, le subconscient est d'abord résistance, refus opiniâtre, fuite, mensonge; il ne cède et ne se livre qu'à une longue et patiente sollicitation. Aussi étrange que cela paraisse, l'irrationnel ne précède pas le rationnel; et il faut chasser la conscience, et la faire taire de force, si l'on veut que l'absurdité puisse ouvrir ses beaux yeux.", Benjamin Fondane, Faux Traité d'esthétique, 1938.
E. Mélik, Hommes penchés et couple, 50 x 65 cm, HSC, c. 1955, collection particulière (anc. collection Tilman) |
Ce tableau de Mélik n'est-il pas remarquable par l'étrangeté
des formes et la richesse infinie des couleurs? Tout est fait pour que le
regard se laisse absorber et perdre dans le visible où chaque fragment s'isole
et appelle une autre image indéchiffrable.
A droite un couple nu
se cherche du regard. Le mode pictural oppose ces visages. Au premier plan la
torsion vers l'arrière crée et déforme une tête aux yeux bleus. Sous ces
mèches de cheveux rouges une couche rugueuse de matière devient peau. En arrière
le visage est fortement construit par des aplats de blanc sur un fond rouge
orangé.
A gauche, au fond de l'espace, un groupe d'hommes tous différents
nous fait basculer dans l'irrationnel.
Mélik a apporté le plus grand soin à la création de chaque
personnage. Au centre, le plus distinct est un homme qui marche, les bras le long du
corps. Il est étrangement penché. Il est
coloré de taches lumineuses (blanc, jaune, rouge) qui donnent une vibration subtile à l'ensemble, d'autant
plus que ses jambes en mouvement dessinent un fond d'un bleu intense. Ce bleu
se répètera pour créer des espaces insolites (flaques, étangs, bassins, liquide
amniotique, etc.). Tous ses êtres semblent se mouvoir sur un sol où l'eau
aurait dessiné des lieux imaginaires qui les relient pour une narration devenue
inconnue.
La surface du tableau plutôt réduite laisse deviner la
précision à l'origine de cette figure suggestive et colorée. Nous sommes en
face d'un schème imaginaire incarné dans les figures d'Alberto Giacometti. On
sait que Mélik a découvert l'atelier du sculpteur avant son départ de Paris en
1932. Chez le sculpteur il existe de multiples variations
d'angle pour cet homme qui marche, mais aussi le dessin moins connu d'une femme
dont le corps nu suit une diagonale.
A. Giacometti, L'homme qui marche I, 1960, et II (plâtres 1959/60) |
Giacometti, Paris sans fin, Lithographies, Tériade, 1969 (le livre s'ouvre sur une corps de femme nue, de profil qui s'élance dans le vide, dans la diagonale de la page) |
Ce corps qui marche avec une inclination irréelle est au
centre d'une démultiplication de silhouettes toutes aussi étranges les unes que
les autres. A droite, deux corps se font
face.
Le premier est un tourbillon vertical, un faisceau fait d'un trait noir
et complexe pour le dos, d'éclats de jaune dispersés sur un corps rouge comme
une flamme. Son bras tendu et redressé le sépare du deuxième homme bizarrement
incliné vers l'arrière. Sa tête est brossée de noir et de marron, et seul le
bras est rendu visible par un double trait noir. Le fond est éclaboussé de
taches qui donnent son halo lumineux à chaque figure. Le groupe semble marcher sur un bras de terre
entouré d'un bleu aqueux. A moins qu'il ne s'agisse d'un corps blanc qui
flotte!
Puis nous retrouvons notre "Homme qui marche" dont
la tête de profil est expressive en dépit d'une dimension très réduite.
Quelques minuscules traits noirs font surgirent un visage (collier de barbe,
oeil, nez, bouche grimaçante?).
Enfin un
grand corps finit la ronde fantomatique comme une réplique énigmatique. Avec
son exact profil il répète l'inclination, son bras collé au corps. Mais il est
en arrêt. Sa jambe délicatement bordée d'un trait bleu porte une longue trace
jaune. La tête massive est fortement penchée vers le sol, et quelques traces
infimes sur le contour inventent un visage humain.
Quelle peut-être la signification d'un pareil tableau? L'image est
scindée en deux groupes, un couple (de femmes?) et un groupe d'hommes. Le fond
est extraordinairement riche de couleurs et de formes. Il y a probablement un
contenu narratif mais à quoi renvoie cette scène? Il n'y a pas forcément unité
de temps et unité d'action dans la mesure où les deux parties du tableau représentent
deux événement distincts. Mélik a rompu avec l'illusionnisme de l'espace
construit selon trois dimensions et l'illusionnisme naturel. Sa peinture n'a
pas a rivaliser avec la perception concrète des corps puisqu'elle
rend visible une expérience spirituelle, celle de la mémoire affective, d'un
passé émotionnel. La signification en est perdue puisque l'image singulière
renvoyait à l'expérience psychique du peintre. Elle n'est qu'une trace
visuelle dont la beauté
absurde se maintient comme une énigme définitive. Expérience de la douleur, de
l'angoisse et de la séparation des êtres? Nous sommes dans le sillage de Freud
et du surréalisme mais avec une recherche dans le sens d' "une
spiritualité plastique" qui rappelle Le Greco. Mélik en parle dans une
lettre à Jean Ballard de novembre 1945 :
"Il n'y a aucun lien d'ordre spirituel, aucun lien d'ordre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence toute extérieure - coloris - et dans une commune compréhension du Greco.", Fonds Jean Ballard, Bibliothèque municipale, Marseille.
"Il n'y a aucun lien d'ordre spirituel, aucun lien d'ordre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence toute extérieure - coloris - et dans une commune compréhension du Greco.", Fonds Jean Ballard, Bibliothèque municipale, Marseille.
Le Greco, Expulsion des marchands du Temple, New York, Frick Collection |
Le Greco, La Visitation, 1610/164, Dumbardon Oaks Museum, Washington |
Les corps disparaissent derrière les étoffes abstraites d'un
bleu électrique, et la représentation picturale met sur le même plan Elisabeth
et la Vierge Marie tout en effaçant tout aspect sacré de la scène religieuse. A
droite du tableau de Mélik, la rencontre des deux femmes prend la forme d' une
visitation sécularisée.
Le Maître de Tolède s'inscrit dans le courant maniériste qui
s'affranchit du classicisme, de l'espace ordonné et d'une représentation
naturaliste des êtres et des objets. Dans le maniérisme "les émotions et les vécus psychiques
primeraient sur la conformité à ce qui est perçu par les sens, de sorte qu'avec
la Vue de Tolède sous l'orage de Greco, on oublie le paysage pour ne plus voir
que la brutale révélation d'une âme emportée par les forces démoniques de la
nature." , Max Dvorak, Histoire
de l'art en tant qu'histoire de l'esprit.
Le Greco, Vue de Tolède sous l'orage |
La peinture de Mélik s'inscrit dans une époque où le sacré
(le mystique de son Texte de 1932, Tournant) ne se manifeste plus dans une
histoire sainte qui fournissait d'innombrables récits aux peintres mais dans
les contenus psychiques de l'inconscient, les émotions et la mémoire affective
qui se projettent dans les images suggérées à la conscience.
"Emotion, réponse
toute spontanée à un désir profond d'autant plus qu'il est moins formulé, plus
tu es inattendue, plus durablement tu t'imprimes dans des êtres autres et
t'exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire
abstraction de tout ce qui n'est émotion? Car c'est là la manne tombée on ne
sait d'où, de quel ciel; c'est toi l'émotion. N'en percevons que le perceptible",
E. Mélik, Manuscrit, Archives du musée E. Mélik, Cabriès.
Dans ce texte l'émotion devient le langage sacré de la réalité, le lien mystérieux entre les êtres. La substitution à l'histoire sainte est indiquée par la référence à un ciel inconnu, à la manne (nourriture miraculeuse qui permit aux Hébreux de survivre quarante années dans le désert), et à l'opposition entre perception et émotion voilée.
Mélik n'a pas seulement médité la force picturale des couleurs et des
déformations du Greco comme avant lui Apollinaire (qui
parle en 1912 d'une synthèse entre les beautés de l'hellénisme avec toutes les
splendeurs de la foi chrétienne), Picasso
(le ciel des Demoiselles d'Avignon, 1907, est un emprunt au Greco) et Rouault, il a transposé un des tableaux
les plus célèbres, en s'incorporant comme témoin spirituel d'un événement
passé. Il reprend les éléments iconographiques naturels (eau, lumière, rochers)
et les gestes rituels (mains jointes, bénédiction) mais il supprime les anges
pour ne garder que l'éblouissement informe des couleurs acides du Greco.
Notre premier tableau, "Groupe d'hommes et couple" est un basculement du religieux vers le spirituel psychique dans le sillage de Freud et du surréalisme. Sur le plan pictural il amplifie les codes du maniérisme portés à leur incandescence par Le Greco dont l'influence sur la peinture moderne au début du XX° siècle est bien documentée. Réussite troublante, cette image d'une "visitation" séparée, par des bassins bleus insondables, d'un groupe d'hommes étranges est un moment des plus intenses dans l'oeuvre de Mélik. Transitoire comme toutes les formes recherchée par Mélik. Mais un autre tableau, sans doute postérieur, en rappelle les inventions qu'il combine à des procédés plus récents. Le cadrage n'est plus le même puisque les personnages occupent l'essentiel de la surface du tableau. La femme assise en tailleur a maintenant les yeux rejetés à la périphérie du visage. Les distorsions du corps des femmes sont insolites parce qu'elles épousent les lignes de force des surfaces (angles, longueur). La frontalité a été remplacée par une volumétrie déformantes pour les deux corps (autant d'aspects qui deviendront des constantes).
E. Mélik, Deux femmes sans lien, HST, 81 x 100 cm, collection particulière |
Mais ce deuxième tableau maintient l'absence d'unité de lieu et d'action car les deux femmes sont juxtaposées par la grâce de l'image mais rien ne coordonne leur mouvement et leur proportion. Elles sont dans deux espaces psychiques complémentaires dans une liaison qui nous échappera toujours. On est loin de la réduction chromatique qui dominera par la suite (rouge, jaune, bleu). Mélik joue toujours avec les couleurs pour le fond où le ruban rouge délimite une fenêtre bleue qui fait bizarrement écho au tableau plus ancien. L'avant-bras de la femme nue du premier plan s'absorbe dans le fond du tableau par un bariolage qui n'a plus rien d'anatomique.
L'état
d'esprit de Mélik pour produire sa peinture n'avait rien de la concentration
nécessaire au peintre qui transpose sur sa toile ce qu'il regarde. Dès ses
débuts il semble avoir voulu rendre autonome l'acte de peindre. Dès son
installation à Marseille en 1932 le peintre et ami Raymond Fraggi remarquait
que Mélik avait une curieuse attitude devant le modèle qu'ils payaient pour des séances communes. Il regardait le nu puis tournait son chevalet et créer les formes d'instinct. Comme si la mémoire affective et
visuelle devait s'exercer sans que la technique et l'intelligence se mettent à
contrôler la main. Hubert Juin a longuement décrit l'état médiumnique que Mélik recherchait pour peintre (voir Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du
temps, 1953). Dans une lettre à Madeleine Follain Mélik évoque la totale
disponibilité de l'esprit dans l'acte de peintre, quand il suit les suggestions
non rationnelles de la pensée au fur et à mesure que les masses colorées
surgissent et orientent progressivement les formes. Il est alors question d'une
"magie douce" (27 janvier 1959). Dernier indice d'un acte
pictural déconnecté du contrôle du sujet extérieur et du savoir-faire trop
habile : Mélik écrira en 1969, au dos d'une tableau, qu'il le peignît dans la "grande
inconscience" (expression empruntée à André Breton). Et si la peinture d'Edgar Mélik était une forme de "message automatique" (revue Minotaure, 1933) dans le sillage du surréalisme voulu par André Breton ?
La
peinture de Mélik, c'est quoi au juste?
Sûrement pas une paraphrase du
monde visible à travers une sensibilité esthétique ! Une mise au point inquiète
de procédés picturaux pour rendre figurable un monde d'émotions et d'idées non
perceptibles?
O. Arnaud
O. Arnaud
Merci pour cette analyse de la peinture de Mélik qui est bien comme tu le dis rendre visible "un monde d'émotions et d'idées non perceptibles". Une mise au point "inquiéte" de des choses et des corps en ce monde.
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