"Le monde des images ne rejette pas le monde de
la logique, bien au contraire. Mais il en joue, c'est-à-dire, entre autres
choses, qu'il y ménage des lieux - comme lorsqu'on dit qu'il y a du "jeu"
entre les pièces d'un mécanisme - , lieux dans lesquels il puise sa puissance,
qui se donne là comme puissance du négatif", G.
Didi-Huberman, Devant l'image, Ed. de
Minuit, 1990, p. 174
Le
plaisir de voir des images tient en grand partie à la surprise du regard et à
l'incertitude du savoir. La peinture de Mélik, loin de la répétition des
apparences, obéit à des lois visuelles
du cadrage et du remontage des figures dont le tableau inédit suivant est exemplaire.
Edgar Mélik, Tête et femme nue vue de dos, HST, 100 x 80 cm, collection particulière |
L'image contient trois figures humaines. Au premier
plan une tête se détache, chargée de toute son étrangeté. A droite, une femme
nue est regardée de dos; sa tête de
profil et ses bras relevés marquent un effet d'arrêt. Tout au fond, à gauche,
se tient un personnage lointain. A peine esquissé, il se tient aussi de dos, le
visage de profit, avec une échappe rouge, de la couleur de ses cheveux. Il n'y
a pas de narration, ni d'illustration mais une forte présence dans un espace
pictural. Pas d'anecdote mais le mutisme de l'image. L'espace de ce tableau
n'est pas celui de la perspective même s'il existe trois plans produits par les
dimensions décroissantes des figures. Elles ne sont pas présentes dans un même
lieu physique mais dans l'espace du fantasme. Comment Mélik est-il parvenu à
cette écriture qui ne doit rien à l'onirisme délirant et confus de beaucoup de
peintures "surréalistes"? Rien dans son image n'est absolument
déformé ou imaginaire. Au contraire la netteté de l'image renvoie à la
photographie, à son pouvoir d'enregistrer le réel pour nous donner une seconde
perception, celle-ci permanente. Et si l'étrangeté de la scène provenait d'une
écriture par montage, de signes-fragments que le bleu du fond sépare et relie
pour rendre compte d'une expérience du Désir? Ce tableau inscrirait-il Mélik
dans le champ du surréalisme, moins du côté de sa peinture que de sa
photographie? Mais peut-on parler d'une photographie surréaliste? A-t-elle
inventé un style propre au surréalisme? La photographie intervenait sans cesse
dans les livres d'André Breton, les livres de poésie d'Eluard, et les revues du
mouvement. Mélik a forcément été exposé à cette puissance de la photographie, à
sa métamorphose du réel, à son pouvoir d'écriture grâce à des moyens formels.
Or il y un paradoxe dans ce tableau de Mélik : netteté
du montage ("photographique") de l'image et "inquiétante étrangeté" (Freud) du
message. Pourtant ce ne sont pas les éléments du tableau qui sont étranges -
chacun est fidèle aux "choses" les plus familières; par contre les
contrastes entre les fragments pris deux à deux font signe vers l'inconscient (corps/tête;
nudité/vêtement; homme/femme/ambiguïté du genre; réalité/fantasme). Le tableau
fonctionne un peu comme une photographie surréaliste, à la fois naturelle dans
son enregistrement du réel, et artificielle par son montage psychique. En
effet, plus que la peinture, l'artifice de la photographie surréaliste a su
utiliser tous les procédés possibles (gros plan, photomontage, collage, surimpression,
etc.) pour désorienter notre perception du réel. D'où ce paradoxe qui est à la
base d'une hypothèse de Rosalind Krauss : "L'important n'est pas d'établir que les livres et revues surréalistes
contenaient des photographies, ou les toléraient; c'est le fait que certaines d'entre elles se classent parmi
les plus parfaites réussites du surréalisme, et rayonnent d'une bien plus
grande puissance que la plupart des dessins et peintures, imprudemment
laborieux, qui se multiplièrent pour expliciter les concepts exposés par
Breton dans le Surréalisme et la peinture", dans "La photographie
au service du surréalisme", article dans Explosante-fixe. Photographie et surréalisme, Hazan, 2002, p.
15.
L'espace du tableau de Mélik est construit à partir de
fragments du réel et s'oppose ainsi à
la perception d'une réalité extérieure préexistante. Ainsi ce sont moins les
"choses représentées" qui donnent une signification à l'ensemble que
les fragments juxtaposés sur un fond bleu assimilable à une page d'écriture. On
peut parler de lois structurales pour ce montage si on constate que Mélik
répète ces opérations dans des séries de toiles. Ainsi le contraste entre nu et vêtu forme un système qui exprime
visuellement le Désir. Et on le retrouve dans des productions de Mélik, très
éloignées par leurs dates et leurs techniques.
Edgar Mélik, Vision féérique, HST, 119 x 84 cm / Scène de cabaret, Fusain rehaussé de peinture à l’huile, 32 x 50 cm, collections particulières |
Le cadrage "moderne"
est une autre loi dérivée de la photographie. A partir de la continuité de la
perception naturelle, il permet de fixer des éléments séparables, de les
"abstraire" pour "un
démontage visuel des choses" (G. Didi-Huberman). Il permet des plans
différents, sans se soumettre à l'espace de la perspective. La grande tête (gros plan) et le corps nu (arrière plan) sont juxtaposés pour
occuper tout l'espace. Ils le partagent selon une ligne verticale sans
appartenir à une même dimension du réel. Le nu apparaît telle une vision
intérieure en relation avec la figure du premier plan. Mélik traduit dans son
écriture picturale l'exigence d'André Breton : le tableau nous révèle le
pouvoir de l'esprit de produire des images surgies de l'inconscience, de
l'automatisme visuelle et affective, entre veille et sommeil. Cette peinture de
Mélik n'est pas onirique, ce n'est pas une peinture de rêve et de cauchemar
comme les peintres surréalistes si nombreuses de Masson et Dali. Le
tableau nous place devant une expérience spécifique, quand le désir s'invite
dans la perception pour y produire son manque et son symptôme. En cela la toile
de Mélik répond à l'injonction contradictoire d'André Breton. "Dans l'élaboration théorique de ce style,
Breton s'appuie sur la primauté qu'il accorde lui-même à la fonction visuelle :
son premier Manifeste établit qu'il a puisé son invention de l'automatisme
psychique dans des expériences d'images hypnagogiques, c'est-à-dire dans des
visions surgissant aux frontières des états de veille et de sommeil...
Toutefois, ce que Breton tient pour suspect, c'est le pictural, la
représentation d'un rêve, non le rêve lui-même; en cela, il reste dans la
tradition occidentale et craint la représentation en tant qu'invitation à la
duperie", R. Krauss, idem,
p. 20.
Par sa construction rigoureuse et simple, par le jeu
des fragments, le tableau de Mélik ne cède pas à l'onirisme plus ou moins forcé
de beaucoup de toiles dites "surréalistes". Au contraire, dans ces
éléments il trahit une fidélité au visible alors que par son agencement très
simple en apparence il fait basculer dans le rêve familièrement inquiétant.
Quand on surprend quelqu'un dans un état de rêverie on
sait que sa conscience n'est plus occupée par ce qu'il a devant les yeux. On
parle d'absence du sujet par antiphrase puisqu'il produit lui-même ce qu'il
voit et qui le fascine. Le contraste entre le sujet de la vision intérieure et
son image extériorisée est rendu de manière picturale. Mélik joue avec le flou et le net : certaines
surfaces sont précises et détaillées (la figure en gros plan) et d'autres sont
floues (le corps nu). Le peintre crée une "spiritualité plastique" comme un photographe utilise
l'ouverture du diaphragme pour créer des zones
de netteté chargées de signification. Ainsi le corps nu et son visage sont
vaporeux pour établir un simple contraste visuel avec le visage du premier plan
infiniment plus expressif et inquiétant.
Mélik a récusé l'opposition entre le figuratif et
l'abstrait en multipliant les insertions
d'objets flous autour de figures centrales. Ces objets "
non-identifiés" sont des signes (abstraction et arbitraire) qui en tant
que signifiants sont présents pour leurs couleurs et leurs formes (plasticité
de l'image) et en tant que signifiés ouvrent au rêve et à la fantaisie. Il
s'agit d'autant de images-fragments hypnagogiques qui naissent devant la
conscience (automatisme visuelle) quand elle s'éloigne de la perception nette
des objets. Le tableau suivant est exemplaire de ce remplissage
"abstrait" où l'objet lointain à droite prend soudain une forme qui
déroute. La photographie surréaliste a su faire un usage abstrait du gros plan
qui donne soudain une valeur symbolique à toutes sortes d'objets rebuts comme
avec les Sculptures involontaires de Brassaï qui font surgir le
"merveilleux". Puisque tout procédé technique est réversible, Mélik
éloigne au contraire l'objet-signe, le plonge dans l'indistinction. Le fragment
devient une énigme dont la valeur n'a plus rien de narratif.
E. Mélik, Bras entourant les seins, 73 x 51 cm, HSB, collection particulière |
Brassaï, Sculptures involontaires, revue Minotaure, 1933 |
La photographie surréaliste a apporté à l'esthétique
de ce mouvement ("le dernier
instantané de l'intelligence européenne" selon Walter Benjamin) "l'image vivante" en ce sens qu'un procédé technique comme la distance focale produit le gros plan
aussi bien que la mise à distance de l'objet, avec des effets tout à fait
insolites, voire merveilleux. La supériorité de la technique sur la nature
tient justement à cette réversibilité qui permet de produire à volonté des
effets opposés. Le minuscule et insignifiant objet devient
"sculpture", la partie noble du corps (orteil, bouche) soumise au
grossissement devient abject. Pour Mélik ce qui est "lointain" n'est
plus soumis à l'art de la miniature mais à la loi de la confusion qui fait d'un
objet quelconque un signe abstrait de la peinture. La nature devient un lieu de
"production ininterrompue de signes.
Brassaï montre ces vilains petits bouts de papier, tickets d'autobus ou billets
de théâtre, dont on fait des rouleaux dans les poches, ou encore ces morceaux
de gomme qu'on pétrit machinalement, mais qui, sous l'oeil de son objectif et
agrandis, lui apparaissent comme des sculptures involontaires", R.
Krauss, "La photographie au service du surréalisme", 2002.
Jacques-André Boiffard, Le Gros Orteil, Documents, 1929, n°6 / La Bouche, n°5 |
Ce ne sont pas seulement les corps-fragments qui sont
emboîtés, mais la surface du tableau est produite comme un ensemble, un bloc
(un "monolithe" selon le
terme que Mélik utilise pour désigner la cohésion matérielle de chacun de ses
tableaux). En effet, le cadre comme
tel construit cet espace fermé, coupe les corps et rend l'image compacte.
Jacques Derrida a analysé le cadre comme
"un extérieur qui est appelé à
l'intérieur pour le constituer comme intérieur", L'écriture et la différence, 1967. Le cadre chez Mélik coupe
souvent de manière "arbitraire" le sujet représenté, manière de
signifier que le tableau n'est pas une "fenêtre" ouverte sur la
réalité extérieure mais la production d'une image autonome. Dans le tableau
ci-dessous on ne saura jamais si le corps penché et étiré l'est en tant que
geste ou si c'est la présence matérielle
du cadre qui fait pression sur la figure qu'elle enferme.
Mélik, L'homme penché, 54 x 61 cm, collection particulière |
Le cadrage est ce procédé de coupure du réel qui fait
de la photographie une sorte de langage, d'écriture spontanée distincte de la
photographie réaliste. Il est à la base de
célèbres photos surréalistes de Man Ray.
"On constate ainsi, dans ces deux
photographies, que la réalité se métamorphose par le moyen du cadre et que le
cadre est perçu comme figuratif, puisqu'il redessine les éléments qu'il
contient", R. Krauss, idem.,
p. 19.
Man Ray, Le Minotaure, 1935 (tête décapitée ou minotaure?)/Monument à D.A.F. de Sade, 1933 (fesses ou croix inversée?) |
Il y a une troisième figure dans la toile de Mélik. Un
personnage de petite taille à gauche dont la présence narrative sera toujours indéchiffrable.
Par contre sa raison d'être formelle est l'effet de la distance focale. Le peintre rend visible ce qui est lointain, tout
en le laissant dans une certaine indistinction. Il refuse l'effet miniature de
la peinture classique qui annulait l'effet de distance. Par pure convention ce qui
est loin et ce qui est près devaient être également précis. Chez Mélik, les
figures en réduction produisent un effet de redoublement, une mise en abyme visuelle, ce qui fait basculer
radicalement l'image dans tout autre chose que la représentation d'une scène
réelle. Ce qui semble bien être un
miroir ovale est le seul accessoire présent dans l'image, ce qui en fait l'indice
de la valeur mentale (réflexivité) de tout le tableau. "L'œuvre plastique, pour répondre à la
nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur lesquelles aujourd'hui
tous les esprits s'accordent, se référera à un modèle purement intérieur ou ne
sera pas", André Breton, Le
surréalisme et la peinture, 1925.
La photographie surréaliste est un moyen de comprendre
l'esprit du surréalisme, et R. Krauss l'a démontré dans trois articles remarquables
("La photographie au service du surréalisme", "Photographie et
surréalisme"," Corpus delicti"). Il est peu probable que Mélik
n'ait pas été sensible aux possibilités nouvelles de production infinie d'images
(photographie et cinéma) qui
transforment la réalité de manière parfaitement inattendue pour produire du
"message sans code" (Roland
Barthes) . Les indices biographiques de son intérêt pour l'image
photographiques sont nombreux, et on peut s'arrêter aux quatre suivants.
1) On
sait qu'il fréquente le ciné club de Montmartre (le moulin à images) en 1945 et
le Cercle du cinéma, 9 bis , Avenue de Iéna , créé par Henri Langlois où
l'on pouvait voir "les films du passé, les classiques du
muet et des débuts du parlant"
(voir A. de Baeque, Cinéphilie :
Invention d'un regard, histoire d'une culture, 2003). Le film de Jean
Carné, "Les visiteurs du soir" (1942) avec ses effets spéciaux de
visages "floutés" lui
inspirera un portrait de femme digne des "objets psycho-atmosphériques-anamorphiques" de Dali (Le
surréalisme au service de la révolution, mai 1933). On a donc un cas très
concret du transfert d'une technique d'image cinématographique vers la peinture
de Mélik.
Programme du Cercle du cinéma (Archives d'Edgar Mélik, Musée de Cabriès) |
2) Dans
l'entretien de 1937 avec la journaliste du Comoedia,
Claude Marine, Mélik déclare qu'il côtoie le surréalisme mais qu'il reste
nietzschéen. Il pense que la production des images par le cinéma est une clé
pour comprendre ses propres tableaux : "C'est une suggestion de thèmes... Il y a un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à
chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages débout dans tous
les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu'il suggère des visions.
Ce n'est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage"
(archives J.M. Pontier). Evidemment ce n'est pas n'importe quel cinéma qui
intéresse Mélik. La fonction remarquable n'est pas d'illustrer une histoire
mais de produire des visions à l'aide d'un récit insolite et d'images
troublantes (voir Mélusine, Cahiers du centre de recherche sur le surréalisme, Le cinéma des surréalistes, N° XXIV, 2004)
3) En
1958 la Radio Télé de Marseille enregistre dans le château de Cabriès 3 minutes
de vue sur les tableaux de Mélik chronologiquement disposés. L'enregistrement
de la voix de Mélik pour expliquer sa peinture devait avoir lieu au studio du
parc Chanot. Finalement cette partie sera annulée, suite à un incident
technique. Mais il avait déjà prévenu à Paris son amie peintre Madeleine
Follain de son passage à la télévision le 31 octobre vers 12h45. "Tu verras des clichés plutôt photographiques que cinématographiques, je n'y suis pour rien, mais qui je pense,
seront fort intéressants à voir, même pour qui les connaît" (correspondance
Mélik/ Madeleine Follain, IMEC).
4) En
1964, Mélik s'est prêté au jeu cinématographique avec son ami directeur de la
galerie Da Silva, rue Saint-Ferréol, à Marseille. Il agit comme un acteur de
son propre personnage, notamment par une gestuelle théâtrale avec le moulage de
sa propre main (voir "Mélik et le surréalisme", sur ce blog).
Mélik
s'est senti proche du surréalisme durant toute sa jeunesse parisienne (fin en
1932). Il prend suffisamment au sérieux le code d'écriture surréaliste pour composer,
dans cette veine, un poème pour son exposition à Marseille en 1950. Il aura été
sensible au flot des images très spécifiques produites par le cinéma et la photographie du surréalisme. Le Visage anamorphique qui semble sortir de son
imagination déformante est en réalité la transposition à la peinture d'un
procédé du cinéma. Par conséquent une approche photographique du tableau de
Mélik devient pertinente quand on s'aperçoit que la photographie dans le
surréalisme a été techniquement originale (gros plan, photomontage,
solarisation, rayographe, surimpression, etc.). Elle a parfaitement joué son
rôle dans l'élaboration de ce style, et
les procédés formels étaient facilement repérables dans la mesure où le
résultat était très souvent d'une "beauté convulsive"(voir R. Krauss).
Parmi les trois types de signes distingués par Charles Peirce (l'icone, le
symbole, l'indice), le tableau relève de l'icône en raison de sa charge représentative,
le mot relève du symbole par son caractère arbitraire, alors que la
photographie appartient à la famille de l'indice (graffiti, trace, empreinte,
etc.) puisqu'elle enregistre chimiquement la présence des choses. Dans le champ
surréaliste elle est soumise à tous les procédés possibles pour montrer comme
"la réalité est métamorphosée en son
apparent contraire : un signe" (R. Krauss). Si le tableau de Mélik est
d'une construction si nette c'est qu'il fonctionne à partir de fragments du
réel dont l'espacement, les zones de netteté, le cadrage, la distance focale
créent une signification surréelle. La photographie
du début du XX° siècle, comme technique nouvelle, aura ainsi eu un double effet
sur la peinture moderne. Elle pouvait décourager le peintre qui voyait en elle une
réussite banalisant les lieux pittoresques et rendant inutile le
savoir-faire manuel de l'artiste ("La peinture est-elle un art? Picabia et
la photographie, les sources d'un problème", Arnauld PIERRE, études PHOTOgraphiques, 5, 1998). Mais
elle pouvait aussi aiguiser l'inventivité du montage grâce à des procédés
techniques créateurs d'effets visuels. Loin de la "manière
artistique" appliquée à la photographie (une voie sans issue), c'est
plutôt la réussite surréaliste de Man Ray d'avoir reproduit le "style pictural des peintres les plus
modernes" (intuition de Walter
Benjamin, voir L'histoire de l'art depuis
Walter Benjamin, Ed. Mimésis, 2015, p. 36). Notre tentative de lecture
photographique du tableau de Mélik ne fait que rétablir le cercle vertueux des
échanges entre un usage artificialiste de la photographie et l' l'anti-peinture
capable de fabriquer autrement des images-objets (Miro, Arp, collages de Braque
et de Picasso, voir Aragon, "La peinture au défi", 1930).
Salvador Dali, "Le phénomène de l'extase", photomontage publié dans Minotaure, 1933 |
Le tableau de Mélik est très
formel par son "remontage photographique" mais il est plus
visiblement troublant par un détail qui mérite qu'on lui prête attention, le
bandeau des yeux. Mélik ne s'est pas
contenté de produire des visions du réel, de célébrer le peintre comme un
"voyant" (Paul Eluard) mais il a fait subir à l'œil les exercices les
plus étranges, voire les plus pervers (voir, Mélik
et Victor Brauner : surréalisme et fascination de l’œil énuclée).
Il serait difficile de trouver deux représentations
identiques des yeux dans l'œuvre de Mélik. Il semble que l'œil doive être aussi
différent que chaque toile qui le contient peut l'être. La partie vaut pour le
tout, et l'œil devient le symbole de cette métamorphose infinie du monde, lieu
de production de messages toujours différents à partir d'un tout petit nombre
d'apparences (une tête, des corps).
Mélik, Tête créatrice, 100 x 150 cm, collection particulière/ Détail, L'oeil injecté de sang |
Mélik, L'animal et sa crête, HST, collection particulière/ Détail, L'oeil vivant |
On a
l'impression que Mélik a pris à la lettre l'exigence de Breton : "L'oeil
existe à l'état sauvage. Les
Merveilles de la terre à trente mètres de hauteur, les Merveilles de la mère à
trente mètres de profondeur n'ont guère pour témoins que l'oeil hagard qui pour les couleurs rapporte tout à l'arc-en-ciel.
Il préside à l'échange conventionnel de signaux qu'exige, paraît-il, la navigation de l'esprit... il y a ce
que d'autres ont vu, disent avoir vu, et que par suggestion il parviennent ou
ne parviennent pas à me faire voir; il y a aussi ce que je vois différemment de
ce que voient tous les autres, et même
ce que je commence à voir qui n'est pas visible", A. Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928.
Dans le tableau "photographique", la tête au
premier plan est ce qu'il y a de plus étrange et Mélik a multiplié les
bizarreries pour ses yeux. La forme simplifiée contient à gauche un iris bleu
et sa pupille plaqués vers le haut, alors que l'iris bleu à droite flotte au
centre de l'œil, la pupille nettement dirigée vers le bas. Les cils sont autant
de rayons projetés vers le bas. Plutôt que d'une divergence des yeux il s'agit
d'un double regard qui inscrit dans le corps lui-même la scission de la
conscience entre perception naturelle et hallucination. Si la division du
tableau correspond bien à celle du sujet et de son fantasme, alors l'étrangeté
du regard signifie que l'homme sera toujours plus étrange que les visions les
plus bizarres auxquelles se sont complus trop de surréalistes. Mais d'où proviennent ces yeux qui ne
reviendront jamais chez Mélik?
Francis Picabia, Le Rechiré (Nu fantastique), 1926, gouache et encre de Chine, 103 x 74 cm |
Michel Ange, Nu, Plafond de la Sixtine |
Il faut se
tourner vers Francis Picabia pour trouver un traitement formel assez semblable
et aussi inquiétant. Ce Nu fantastique
appartient à la série dite des Monstres
qui tourne en dérision la religion bourgeoise de l'art classique. Dans ce cas,
c'est un Ephèbe nu de Michel-Ange sur le plafond de la Sixtine. Tous les
aspects qui passent pour de respectables conventions esthétiques sont déformés
pour mieux provoquer notre bon goût sur lequel personne ne s'interroge plus. La
tournure maniériste est poussée à l'extrême pour rendre l'incertitude sexuelle
du modèle classique. Picabia ajoute des artifices grotesques comme le nez
pointu et l'oeil double d'un cyclope à la pupille décentrée (voir A. Pierre , « Picabia contre le retour à
l’ordre », dans Francis Picabia. Les Nus et la méthode , cat. exp.,
musée de Grenoble , 1998). Nous savons avec certitude que Mélik a approché
Picabia après la guerre (voir sur ce blog, "Edgar Mélik et Francis Picabia
: l'esprit Dada"), et un emprunt à Picabia est plausible. La citation
comme hommage en forme de clin d'oeil pour initiés! Mélik a dû apprécier cette
impertinence en peinture, quand il pratiquait de son côté un humour de formules
irrévérencieuses contre les peintres modernes qui avaient renié leur propre
audace (sur un de ses dessins : "Je
peins mieux que Picasso, mais je dessine presque aussi bien que lui";
devant ses fresques au château de Cabriès : "J'ai créé un océan dans lequel je nage. Alors que Chagall et Picasso
ont créé des mares aux canards"; son admiration pour Matisse et Derain
Fauves en 1905 se change en méfiance avec leur retour à l'ordre ou "retour à Ingres" de 1920, voir sur ce blog, "L'Esthétique ça sert d'abord à faire la
guerre").
Cet emprunt de l'oeil double est d'autant plus
plausible qu'il est une marque de fabrique des Monstres de Picabia. Cet œil
insolite se répète et agit comme une signature dans des œuvres qui, autour
de 1925, tournèrent en une dérision des sujets et des styles traditionnels qui servent
trop souvent d'alibi pour interdire toute nouveauté en peinture. C'est bien
avec cette ironie qu'il faut entendre « Notre-Dame de la peinture", ironie au service d'une liberté de peindre
qui se moque moins du passé de la peinture que des pièges pour le présent : "Picabia
a éprouvé avec une violence particulière le dégoût des tractations auxquelles
aujourd'hui toute œuvre picturale donne lieu, qu'il les a déjouées en ce qui
concerne la sienne avec une très grande énergie", André Breton, dans Le surréalisme et la peinture, 1928. Et
pour son ami Marcel Duchamp, Picabia manifesta toujours « son désir de se
défroquer, de rester un non-croyant en des divinités trop légèrement créées
pour les besoins sociaux».
Dans ces exercices raffinés Picabia invente un dessin
libérée du bon goût à partir de différentes gravures de Dürer (Le Monstre Marins et Némésis ou la Grand Fortune), qui en
dépit de tout leur art, passent aujourd'hui pour sophistiquées et pompeuses.
"Dans
sa relecture fantaisiste du Monstre
marin de Dürer intitulée Femme
au chien, Picabia ne reprend que le corps de la naïade qu’un triton
barbu coiffé d’un bois de cervidé est en train d’enlever. Il est vrai que le
monstre est dissimulé sous sa victime qui se contorsionne, telle une superbe
Vénus assez peu farouche, mais Picabia renverse tout signe de domination
masculine et transforme le monstre marin en représentant des fidèles canidés !
Il met en évidence le déhanché de la belle promise, et surtout, il la dote d’un
nez de carnaval et de grosses taches noires qui se répandent sur sa peau"
"Picabia détourne également Némésis (Albert Dürer, gravure sur
bois, 1502), qu’il associe à la femme convoitée par un monstre marin. Il place
ce duo dans un décor de montagnes et donne un titre mystérieux, Hôtel ancien. Dans l’œuvre de Dürer,
Némésis, déesse de la justice ailée est identifiée à la Grande Fortune :
presque nue, elle flotte en équilibre sur une sphère, tenant la coupe contenant
les honneurs et les richesses, symboles de récompense ainsi que le harnais,
symbole de châtiment. Revue et corrigée par Picabia, la divinité ne porte plus
de harnais ni de coupe, elle n’est plus en équilibre sur la sphère mais toute
entière absorbée dans sa contemplation", extraits de Carole Boulbès,
"Picabia et Picasso, la reproduction des monstres"
Dans
sa chasse aux trésors Picabia utilise aussi la grande peinture somptueuse qui
ne parle plus à la sensibilité moderne (Le Titien, Véronèse). Position qui n'est pas dénuée d'ambiguïté que
souligne justement Carole Boulbès :
Picabia est "le peintre
sacrilège qui rompt et perpétue la tradition".
"Avec Faune,
Picabia poursuit sa traque des courbes et contre-courbes des créatures
féminines de l’histoire de l’art. Par ailleurs, sa version du Vénus et Adonis de Véronèse ne manque
pas de piquant. Sous le titre d’Idylle,
la pose alanguie des deux amants (et surtout d’Adonis) est reprise assez
fidèlement, mais le peintre insiste sur l’embonpoint d’Adonis, qui rappelle
celui de Picabia pendant les années 1920".
"Dans cette interprétation de Vénus et Adonis de Titien, Picabia
semble oublier le mythe que cette peinture véhicule. Il ne voit pas la déesse
de l’Amour tentant de retenir le bel Adonis. Il ne veut pas voir l’instabilité de Vénus qui va être projetée
à terre si son amant persiste dans son entêtement à vouloir se dégager d’elle.
Plutôt que cette tension, Picabia représente une situation qui l’obsède : la
fusion de deux corps enlacés qui n’en constitue plus qu’un. Il peint une
étreinte"
Picabia, Venus et Adonis, vers 1925-27, tempera et gouache sur carton, 104 x 67 cm/ Le Titien, Vénus et Adonis, HST, 186 x 207 cm, le Prado |
Au-delà de la signification dadaïste de ces
reproductions de monstres, on voit que l'oeil simplifié de Picabia (oeil du cyclope à la pupille décentrée) agit comme
une signature, et que l'emprunt de Mélik est plausible. Cette peinture très
gestuelle où le dessin devient jeu et fantaisie a dû plaire à Mélik. Sa propre
œuvre graphique est encore à explorer. Elle traduit une liberté davantage
aimantée par l'automatisme psychique que par la dérision des
"modèles".
Edgar Mélik,
Deux nus, 48 x 63 cm, HSP (vente
LECLERE, Marseille, 2011) |
J.-A. Boiffard, Nu renversé, 1935, Centre Pompidou |
Par l'oeil de Picabia Mélik introduit LE détail inquiétant dans une image
"photographique" qui frappe d'abord par sa netteté. Il aura partagé avec
Picabia ce goût de la liberté dont l'esthétique sublime et inquiétante avait
été annoncée par Apollinaire. La querelle de l'Ordre et de l'Aventure est
l'enjeu du trouble de la peinture, de sa "volonté de symptôme" (G. Didi-Huberman). "J'ai pris pour éternelle devise une pensée
de Guillaume Apollinaire à l'égard des peintres : "Renouvelle-toi sans
cesse. ", Entretien d'Edgar Mélik, Echos
Méditerranée, décembre 1965.
"Vous dont la
bouche est faite à l'image de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand
vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons
partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos
ennemis
Nous voulons nous
donner de vastes et d'étranges domaines
...
Pitié pour nous qui
combattons toujours aux frontières
De l'illimité et de
l'avenir." G. Apollinaire, La
jolie rousse
O.Arnaud
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