"Mais la frontière entre les états psychiques
que l'on dit normaux et ceux que l'on appelle pathologiques est d'une part
conventionnelle et d'autre part si fluctuante que vraisemblablement, chacun de
nous la franchit plusieurs fois au cours d'une journée", S. Freud, Le délire et le rêve dans la Gradiva de W.
Jensen.
E. Mélik, La Gradiva, c. 1960, HSC, 76 x 53 cm, collection privée |
Mélik
a peint des femmes imaginaires dont certains détails laissent rêveur. Ce tableau
somptueux présente un groupe de personnages, deux femmes nues au premier plan,
et un homme de profil en retrait. Avec sa chevelure massive qu'on retrouve dans
d'autres toiles, il s'agit de Mélik lui-même. A droite, le corps féminin est
comme aplati, avec un bras immense qui forme un triangle parce que la main est
posée à plat contre le visage. Le geste force-t-il la tête à se détourner d'une
scène pénible? Les yeux vides sont des
cercles bleus.
L'autre
femme semble beaucoup plus épanouie. Son visage gracieux est typique chez
Mélik. La ligne des arcanes dessine le petit triangle du nez. Les yeux sont
bleus, et la petite bouche rose est tout juste esquissée. Le plus fascinant
dans ce corps est qu'il se balance. Les bras se relèvent et la jambe gauche est
en suspension. La jeune femme ébauche un pas de danse sous le regard de
Mélik. Le fond scintille de bleu et
d'ocre pour projeter vers nous cette scène indéchiffrable et délirante.
Un
détail laisse songeur . Le pied gauche est à la verticale du sol comme le ferait
un patineur sur glace. Ce mouvement peu vraisemblable pour une femme qui marche
ou qui danse appartient également à l'histoire de la psychanalyse et du
surréalisme. En 1903 l'écrivain Wilhelm Jense avait publié un étrange roman, Gradiva fantaisie pompéienne qui
intrigua S. Freud. Un jeune archéologue, Norbert Hanold est fasciné par un
bas-relief romain qui représente une jeune femme à la tête inclinée qui marche
de telle sorte que son pied relevé est à la verticale du sol. Sa démarche est
de la sorte fasinante, irréelle et gracieuse. Il achète une réplique en plâtre
qui orne son bureau, et il la contemple chaque jour. L'archéologue se met en
quête de savoir si les femmes ont réellement cette démarche. Il donne à cette
femme le nom de Gradiva qui signifie en latin "celle qui marche en avant", à l'image du dieu Mars gravidus, celui qui s'avance au combat.
Puis il mêle rêve et délire qui le conduisent à Pompéi, où la jeune femme -
qu'il prend pour le fantôme d'une victime de l'éruption du Vésuve en 79 - se
révèlera être son amie d'enfance.
Gradiva, Musée du Vatican |
Dès
lors l'image de pierre est redevenue une femme vivante qui le ramène à la vie,
hors de l'abstraction de sa science. Le combat dont il est question est ainsi celui
de l'amour, puisque que le héros sort de son délire quand son désir refoulé
devient réel en trouvant son objet. Freud rendra célèbre ce roman en lui
consacrant une étude en 1907, "Le
délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen". Comment une création littéraire peut-elle appartenir
au monde de la psychanalyse ? Dans la mesure où les écrivains et les artistes
extériorisent les pulsions humaines ils devancent sans l'avoir voulu les
découvertes de la psychologie moderne.
L'œuvre va être redécouverte dans le milieu surréaliste dès
sa traduction en français en 1931. Aussitôt les peintres du groupe
s'inspireront de ce mystère qui fusionne le désir et le réel, selon le principe
poétique d'André Breton (Nadja, L'amour fou, Arcane 17).
Dali, Gradiva redécouvre des ruines anthropomorphiques, 1932 |
André Masson, Gradiva, 1939 |
En 1932, André
Breton met en exergue de son recueil Les
vases communicants la dernière phrase du roman : "Et retroussant légèrement sa robe de sa main gauche, Gradiva Rediviva,
enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille,
passa de l'autre côté de la rue."
Ainsi en quelques
années, le thème est érigé en mythe, celui de la femme thérapeute, celle qui
ramène de la mort à la vie selon le processus même du désir amoureux, de la
séduction mystérieuse, ce monde de entre-deux où la conscience évolue entre le
réel et le rêve.
Ces années sont
celles de Mélik à Paris quand il est à l'affût des inventions du surréalisme.
Son départ pour Marseille vers l'Orient ("je suis né parisien et d'atavisme asiatique", 1937) date de
1932, mais il garde son atelier 65 rue Daguerre jusqu'après la guerre et il y passe
de longs mois, le château-atelier de Cabriès étant trop froid en hiver.
E. Mélik, La tour Eiffel, 52 x 26 cm, HSB, non localisé |
Le mythe donnera
lieu à une création plastique de Marcel Duchamp en 1937, au 31 rue de Seine
(Mélik avait exposé en 1930 galerie Carmine, 51 rue de Seine). A ce moment-là
André Breton vient de décider d'ouvrir une galerie d'objets surréalistes qui
prend le nom de GRADIVA. La porte d'entrée est dessinée par Duchamp. En verre,
derrière deux colonnes, elle représente la silhouette, comme des ombres, d'un
couple par lequel on entre pour découvrir l'univers onirique des objets (voir
Renée Mabin, "La galerie Gradiva").
Galerie Gradiva, 31 rue de Seine (la porte en verre de Marcel Duchamp) |
Mélik a pratiqué la peinture comme un accès à la "grande Inconscience" (expression
d'André Breton qu'il retrouve spontanément en 1969 pour l'écrire au dos d'un de
ses tableaux, voir Mélik et le surréalisme, INDICES IV). L'imprégnation de ce
mythe moderne de la Gradiva (associé par Freud à la figure antique de
Pygmalion) a dû être réelle chez Mélik même si le tableau dont nous sommes
partis n'en est pas une illustration fidèle à la manière de Dali ou de Masson.
Ce serait plutôt un archétype de la Femme imaginaire dont le mouvement irréel
dans l'espace déclenche le désir érotique et le rêve. La réalité de cette suggestion "endopsychique" (terme de Freud dans
son essai sur la Gradiva de W. Jensen) dont l'artiste est capable sortira
renforcée dans la mesure où d'autres images de Mélik traduiront le même
automatisme inconscient.
E. Mélik, Danse de Ménade, c. 1955, 70 x 50 cm, collection particulière |
Ce tableau moins complexe et moins éthéré montre une femme à
l'ample tunique qui danse la tête renversée en arrière. Ses bras resserrés
forment un triangle et sa jambe arrière au pied verticale n'est-elle pas le
signe de la Gradiva? Le fond du tableau est coloré de formes tourbillonnantes
où on distingue éventuellement un fruit - la pomme de Pâris- qui l'inscrit dans
le mythe érotique de la beauté et de la séduction.
E. Mélik, Couple enlacé, HSB, 73 x 48 cm, collection particulière |
Ce
troisième tableau très différent par son tachisme appartient au même univers de
la "grand inconscience" déclenché par la Femme. Le visage, où les
yeux bleus sont déportés sur les bords du visage, est projeté en arrière. Les
longs cheveux roux ondulent sous le mouvement des corps. Son bras est replié
contre une tête renversée contre sa poitrine. L'étreinte et la fusion des deux
êtres donnent lieu à un tourbillon dans l'espace qui défigure les formes du
corps humain.
E. Mélik, Vision féérique, HST, 119 x 84 cm, c. 1940, collection particulière |
Ce dernier tableau antérieur, très raffiné dans ses détails et ses couleurs
(période maniériste, voir Expressionnisme ou maniérisme chez Mélik), ouvre le
thème du Nu à la tête renversée avec sa chevelure rousse déjà présente. Le
contraste entre la nudité et le monde raffiné (collier, chapeau, soierie)
s'inscrit dans le monde de la nuit, qui jouait un rôle important chez les
artistes de Montparnasse et que Mélik a manifestement connu dans les années vingt et trente à Paris.
"Et puis on fréquentait les bars et les boîtes de nuit, peut-être pour
jeter sa gourme, mais aussi parce qu'il y a, dans le champagne de la nuit, on
ne sait quel prestige, quel tourbillon de sexe et de fumée qui suscite ce "dérèglement
de tous les sens" que la jeunesse poétique ressent comme une nécessité, au
risque de se brûler les ailes à ce feu d'enfer", Jacques Baron, L'an I du surréalisme, Denoël, 1969.
Brassaï, Paris la nuit, préface Paul Morand, 1933 |
E. Mélik, Femme nue/Femme habillée |
"Plusieurs femmes
nues vues au Sphinx, étant moi assis au fond de la salle. La distance qui nous
séparait (le parquet luisant) et qui me semblait infranchissable malgré mon
désir de la traverser m'impressionnait autant que les femmes",
Giacometti, Ecrits (cité par Franck
Maubert, Le dernier modèle, 2012; le Sphinx était une maison close de luxe
ouverte en 1931, fermée en 1946).
Mélik a eu une vie sociale, voire mondaine à Marseille
certainement ( dans une lettre citée par Jean-Marc Pontier il demande à ses
parents l'envoi de son" habit de
soirée et de ses souliers vernis", voir La correspondance d'Edgar Mélik, Ed. du musée Edgar Mélik, 2014),
mais aussi à Paris. Il y fréquente les cinémas d'arts et d'essais, le théâtre
et les salles de concert. Ses images de femmes nues qui dansent renvoient à des
scènes de music-hall qui ont profondément transformé la sensibilité moderne. Ce
tableau et ce dessin de Mélik ne sont-ils pas l'écho automatique de la vitesse,
du bruit, de l'érotisme des spectacles de nuit parisiens? . "Tandis que le théâtre actuel exalte la vie
intérieure, la méditation professorale, la bibliothèque, le musée, les luttes
monotones de la conscience, les dissections stupides des sentiments, bref,
cette chose et ce mot immondes, la psychologie, le Music-hall exalte l'action,
l'héroïsme, la vie au grand air, l'adresse, l'autorité de l'instinct et de
l'intuition. A la psychologie il oppose ce que j'appelle la physicofolie.", Marinetti, "Il
teatro di varità", 1917 (trad. Tania COLLANI, dans "Automatisme
et contrainte créative de Marinetti à Breton", 2009). Mélik a partagé avec
les futuristes et les surréalistes le goût de l'automatisme mental, de
l'inconscience, de la personnalité seconde qui s'opposent à la raison, à la
pensée logique et au moi rationnel. Selon ses propres termes, sa propre
peinture relève de " l'abscons et non du concept".
E. Mélik, Au théâtre (Mélik et une amie), Dessin et huile, 28 x 22 cm, collection particulière |
Mais la vie sociale finira par l'ennuyer. A Marseille de
1932 à 1934 c'est la vie populaire des quartiers pauvres qui l'attire, avec les
prostituées, les travailleurs des rues, les lavandières et la poissonnière sur
le port.
E. Mélik, Les Filles de la rue Boutry à Marseille, 32 x 50 cm, HSC, non localisé |
E. Mélik, La poissonnière de dos, collection particulière |
E. Mélik, La Lavandière, collection particulière |
Mélik se comportait-il davantage comme André Breton qui
n'avait aucun goût pour le charme artificiel des boîtes de nuit (voir J. Baron, idem. ) ? Sans doute son besoin de
solitude a-t-il favorisé la production imaginaire du désir et la métamorphose
incessante de la Femme. La dissociation
entre sexualité et amour aura favorisé l'idéalisation poétique de la Femme, et les productions du rêveur éveillé !
"Comme un esprit qui reviendrait à
intervalles réguliers tant leur maintien est le même et n'appartient qu'à elles
et tant elles semblent portées par le même rythme, des jeunes filles de couleur
passent souvent seules et chacune est la seule à qui
Baudelaire semble avoir pensé tant l'idée qu'il en donne est irremplaçable :
Baudelaire semble avoir pensé tant l'idée qu'il en donne est irremplaçable :
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse...
De quelle nuit sans âge et sans poids cette messagère muette dont, au défi de toutes les cariatides, la cheville et le col lancent plutôt qu'elles ne soutiennent la construction
totémique
qui dans l'invisible se confond — en vue de quel triomphe? — avec le rêve d'un
monument aux lois de l'imprégnation?" A. Breton, Porteuse sans fardeau (inspiré des
Martiniquaises)
"Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Comme le sable morne et l'azur des déserts,
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers,
Elle se développe avec indifférence.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,
Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile."
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Comme le sable morne et l'azur des déserts,
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers,
Elle se développe avec indifférence.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,
Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile."
Baudelaire, "Avec ses vêtements ondoyants et nacrés", Les Fleurs du mal
O.ARNAUD
C'est passionnant (comme j'ai déjà pu l'écrire !) Faire d'une oeuvre et de son auteur , Mélik, une passion est en soit une oeuvre elle aussi. Il faudrait qu'elle soit davantage "partagée" par d'autres, qui commenteraient (et même plus longuement que moi qui ne suis pas spécialement "un littéraire")tes réflexions, ta recherche et les parallèles que tu évoques entre les différents courants de l'art de son temps. Tu fais renaître le peintre à nos yeux et c'est proprement magique. J'espère que tu sois lu, à défaut de commentaire, par le plus grand nombre.
RépondreSupprimerMerci Pierre pour ton intérêt. En travaillant sur l'oeuvre de Mélik à la suite de Danièle Malis, d'Hubert Juin et de JM Pontier je comprends mieux que sa peinture est d'un genre particulier qui se prête bien à l'analyse groupée, à la circulation, à des parallèles avec d'autres (sans pour autant parler d'influence). Mélik devient un foyer d'essais qui constituent une sorte de "manuel ouvert" qui peut éveiller la curiosité pour son oeuvre, mais aussi pour tout autre peintre qui intéresse le lecteur. Olivier
RépondreSupprimerSuper article. Et quelles illustrations!!! Je ne connaissais pas tous ces beaux tableaux. De vraies pépites!
RépondreSupprimerBravo.
JMarc