A la fin du spectacle hommage du
26 avril Mme Brigitte Sellier a remis à l’association des Amis du Musée Edgar
Mélik un fusain, représentant un bébé assis, signé et daté 50, pour qu’il
rentre dans les collections du musée. Le 17 juin, au cours du vernissage de
l’exposition François DIANA, l’association l’a remis au musée municipal de
Cabriès, en la personne de Mme Patricia Lazzaro, adjointe en charge de la
Culture.
Sur la terrasse du château-Musée Edgar Mélik…(17 juin 2016) |
Edgar Mélik, Fusain, 1950, Don des familles Sellier-Trahin |
Le fusain est placé maintenant dans l’atelier de Mélik sous
la grande toile colorée, Maternité (Huile
sur toile, 98 X 79 cm, collection particulière). Le rapprochement est particulièrement
pertinent. En effet la Maternité est
un grand tableau éclatant de bleus commandée à Mélik par une amie de Cabriès,
Mme Andrée Bagarry, directrice de l’Ecole normale d’Aix-en-Provence à partir de
1953. Le tableau trônait dans son bureau, ce qui nous donne une date précise. Les similitudes entre le dessin au fusain de
1950 et l’enfant porté triomphalement par sa mère (1953) ne sont pas
fortuites. On a ainsi une preuve du
transfert assez libre d’un dessin vers une œuvre peinte, ce qui n’est pas un
cas isolé.
Edgar Mélik, Maternité, 1953, collection particulière |
Si Mélik est un peintre de la métamorphose, serait-il aussi
celui de l’observation préalable ? Les scènes de vie des femmes modestes
de Marseille comme les scènes d’ouvriers
au travail des années 1930 dénotent un sens du concret dont l’œuvre graphique
est la preuve formelle. Si on ne peut jamais parler de réalisme à propos de la
peinture de Mélik, c’est pourtant le Réel qui passe tout entier par son alchimie
poétique. Ce qui permet de mieux comprendre les processus techniques et
spirituels qui aboutissent aux œuvres peintes.
Croquis dans « 66 Formats petits datant de 1932 à 1938… », édité par E. Mélik |
Scène de travail, HSC, 30 x 48 cm, collection particulière |
De l’étude des
travailleurs dans tous les mouvements possibles au dessin coloré on assiste à
une simplification paradoxale. La couleur opère une sorte d’abstraction qui
nous fait passer dans une autre dimension de la réalité, plus expressive et
plus étrange.
Les familles Sellier et Trahin
qui offrent le fusain de l’enfant ont un rapport très étroit avec l’histoire
familiale d’Edgar Mélik. Brigitte Sellier est en effet l’arrière-petite fille
de la nurse des enfants Mélik. Nés dans le milieu aisé des diamantaires et
joailliers de Paris les quatre enfants Mélik ont en effet eu une nurse, Mme Ida
Noël.
Edgar Mélik dans les bras de
sa nounou,
1904 (collection famille Seillier-Trahin)
|
Elle élève les enfants jusqu’à leur adolescence et quitte la
famille après la Première Guerre mondiale. Les enfants grandissent dans le
vaste appartement de la rue La Fayette. Leur nurse s’occupe d’eux pendant les
vacances passées dans les stations balnéaires à la mode (Winereux, Le Touquet,
La Baule).
Les quatre enfants Mélik à La Baule, en 1909 (collection Séda Mélik)… |
.... en 1914 (collection Sellier-Trahin) |
La famille
Mélik-Minassiantz est française avec une histoire complexe liée à l’Orient.
L’arrière-grand-père d’Edgar Mélik a obtenu la nationalité française en 1867 de
Napoléon III, au château de Compiègne. Ses affaires commerciales sont liées à
Constantinople. Quant à son grand-père paternel, il fut orfèvre à Téhéran et anobli
par le Shah de Perse (le nom d’Iran n’arrive qu’en 1935). Mélik qui précède le
nom est donc un titre de noblesse (en arménien, mélik veut dire « prince », une sorte
d’équivalent de Sir, en Angleterre) qui deviendra le nom principal d’usage pour
la famille française.
Les grands-parents paternels d’Edgar Mélik à Paris en 1893, avec leur huit fils (le 3° en partant de la gauche est le père d’Edgar), collection Séda Mélik. |
Broche "patriotique", création Mélik-Minassiantz, Famille Trahin |
La Perse et le patriotisme auront ainsi été
le double sceau sur la personnalité d’Edgar Mélik, non sans conséquences. La
tradition orale veut que Mélik soit descendu à Marseille, en 1932, pour
s’embarquer vers le pays de ses ancêtres, la Perse. Ce serait Charles de
Montmirail qui l’aurait retenu à Marseille en lui manifestant tout son intérêt
pour sa peinture. Il sera en effet un collectionneur fidèle et très important
pour Mélik. Nous avons un témoignage très direct et très étrange de Mélik pour
cette nostalgie de l’Orient. En 1937, il confie à une journaliste du quotidien
d’art parisien, Comoedia, « Je
suis né parisien et d’atavisme asiatique » (archives J.M.
Pontier). On pense à cette phrase que Mélik a dû lire sous la statue de
Montaigne, en face de la Sorbonne : « Paris a mon cœur dès mon enfance. Je ne suis français que par cette
grande cité. Grande surtout et incomparable en variété. La gloire de la France
et l’un des plus nobles ornements du monde ».
Mélik a reçu une forte formation littéraire
à la Sorbonne, obtient un diplôme en anglais, lit et écrit l’allemand. Il
fréquente la très fameuse librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon. Cette
femme originale reçoit tous les écrivains français novateurs (André Gide, Paul
Valéry, Paul Claudel, etc.) et tous les jeunes talents prometteurs (les
surréalistes entre autres). Elle est l’amie de Hemingway, Joyce et Walter
Benjamin. D’après Isa Mélik (témoignage 1990), son frère Paul-Edgar passait de
longues heures à la Maison des Amis des livres à parler avec cette femme
d’exception. En quelques lignes Walter Benjamin nous permet de comprendre
l’influence qu’elle exerçait sur des êtres passionnés de littérature :
« Aux amis des livres » 7, rue de
l’Odéon, j’ouvre la porte après trois heures. Je ressens une certaine
différence avec les autres librairies. Bien sûr, cela ne pourrait pas être une
librairie d’ancien. Adrienne Monnier ne semble s’occuper que de livres récents.
Mais c’est moins coloré, animé ou désordonné que dans d’autres magasins. Une
chaude et claire touche ivoirine est répandue sur les larges tables. Elle vient
peut-être des couvertures transparentes qui recouvrent ici beaucoup de livres —
tous des éditions originales d’auteurs contemporains, des tirages luxueux. Je
m’avance vers cette femme, la plus proche, celle qui représenterait la plus
grande déception quant à l’espoir fugitif et superficiel de rencontrer ici une
jolie jeune fille, si elle s’avérait être Adrienne Monnier. Une femme blonde, à
la large carrure, avec des yeux bleus très clairs, entièrement habillée d’un
rêche lainage gris de coupe monacale. Vêtement qui porte sur le devant des
boutons en cloisonné, garniture à l’ancienne mode. C’est bien elle. J’ai
aussitôt l’impression de me trouver en présence de l’un de ces êtres que l’on ne
peut jamais approcher avec assez de respect et qui, sans donner le moins du
monde l’impression de compter sur ce respect, pas un seul instant ne le
repousseront ou ne le minimiseront », Walter Benjamin, « 4 février 1930 » (extrait), Journal parisien.
Livres et portraits dans la librairie d’Adrienne Monnier |
La bibliothèque littéraire J. Doucet possède trois
lettres d’Edgar Mélik écrites à Adrienne Monnier, libraire, femme de lettres et
éditrice (15 décembre 1939, 2 janvier puis mars 1940). Mélik a trente-cinq ans,
et les lettres témoignent d’une amitié très respectueuse et très littéraire
pour cette femme d’esprit un peu plus âgée que lui, née en 1892. En son contact
il découvre l’actualité de toute la vie littéraire de Paris et du monde
anglophone. Quand il quitte Paris en
1932, en refusant catégoriquement le métier et la vie bourgeoise de sa famille,
Mélik a déjà écrit un livre qu’il entend éditer. Sa sœur Isa nous apprend
(enregistrement en 1990) que le livre perdu s’appelait Adagio cantabile (référence au 3° mouvement de la Sonate n°13 pour
piano de Beethoven). Il est déjà écrit puisque son frère lui promet de lui
envoyer un exemplaire dès qu’il sera imprimé.
L’Atelier idéal, 1942, HST, 78 x 98 cm, collection particulière |
Photo Adrienne Monnier, 1932 |
Cet extraordinaire tableau de Mélik, L’Atelier Idéal, synthétise les sources
symboliques de son esprit (alchimie par ce creuset avec son trépied, palette de
peintre, lanterne, boîte de couleurs, rayons de livres, Femme-muse). Si on
tient compte des lettres de Mélik de 1940, de la personnalité très profonde
d’Adrienne Monnier et de la date du tableau, on peut considérer que ce dernier est
un hommage poétique à cette femme de lettres. Avec ce tableau magique de 1942
Mélik se place dans une tradition moderne entre le Douanier Rousseau (Apollinaire
et sa muse, Marie Laurencin, 1909) et l’hommage mystérieux de Victor Brauner
qui occupa l’atelier du peintre Primitif. Mélik célèbre à sa façon l’alchimie
des esprits dont il avait eu l’expérience fabuleuse avec Adrienne Monnier.
H. Rousseau, La muse inspirant le poète, 1909 |
Mélik, à la manière de Montaigne, pouvait écrire qu’il était
Français par Paris, c’est-à-dire cette culture littéraire, artistique et
scientifique qui se veut universelle. Il le réaffirme en 1958 : « Ma peinture, elle commence en 1928. Mais en
réalité, elle est déjà en formation quelques années plus tôt, c’est-à-dire en
1925, en cette grande, extraordinaire époque de Montparnasse de 1925. L’époque
la plus extraordinaire du siècle à mon sens et dépassant en réalisations, en
portée, celles de 1900 et de 1908 réunies, car totalisant tous les sens et tous
les domaines de la pensée. Non seulement la peinture de Paris, des provinces et
du monde, des autre coins du monde, se trouvait là, de la rue de Rennes à la
Closerie des Lilas, mais aussi la science, la musique, l’architecture, le
cinéma, les lettres, tout ce qui pense en fait participait à ce fleuve pensant. C’était partout la même
sensibilité tonique. C’était aussi
l’optimisme sans aucun frein, sans aucun pessimisme, le présent était tendu
vers l’avenir – on ne prévoyait pas encore la bombe H », TEXTES d’Edgar
Mélik, 1° novembre 1958 (imprimerie Sauquet. Marseille).
Plus de 25 ans après son départ de Paris l’enthousiasme de
Mélik est encore intact. Ce qui prouve à quel point il fut réceptif à cette
créativité du creuset parisien de sa jeunesse, source véritable de son Art (Apollinaire,
Matisse, Picasso, nietzschéisme, surréalisme, Lautréamont, Rimbaud, etc.). Il
est certain qu’Adrienne Monnier, cette femme d’exception, a été un passeur
culturel de première importance pour Mélik (voir Laure Murat, Passage de l’Odéon, Sylvia Beach, Adrienne
Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Gallimard,
2003). Pourtant, il fallait que
son « atavisme asiatique » soit puissant pour le pousser à
quitter Paris pour tenter de gagner l’Orient, ou plus exactement la Perse de
ses ancêtres.
Que représentait l’Orient pour Mélik ? Que représenter
l’Orient pour son milieu artistique et littéraire ? Se voulant tellement
français par sa culture, il admirait ce qu’il appelait, à la suite d’André
Breton, les « grands aventuriers de
l’esprit ». Orient ou
barbarie ? Il faut bien voir que tout un courant de l’art moderne depuis
Rimbaud et les surréalistes entendait dénoncer l’excès de raffinement
conventionnel de la culture moderne. La barbarie est donc revendiquée comme
révolte contre une trahison de la liberté et de la créativité de l’esprit.
Jean-Marc Pontier note l’ambiguïté de la référence à la Barbarie dans la
modernité. Par son origine classique le terme est péjoratif. Il s’agit de
celui qui ne parle pas la langue de la culture, notre langage. Mais c’est
aussi l’étranger au dehors et l’étrange
en soi (« la grande inconscience ») qui fascinent parce qu’ils obligent
à sortir de soi-même, à rompre avec la répétition satisfaite de la « langue de la tribu » (Mallarmé). J.M.
Pontier indique que le célèbre Dictionnaire
de la langue française du XVI° siècle de Huguet (1926) désigne déjà le
barbare comme celui qui a « le vice
de l’innovation ». Dans le contexte de la Renaissance, les humanistes
s’inspiraient de l’hébreu et du grec pour enrichir et modifier la langue
française, ce qui pouvait déplaire. En 1933, Henri Michaux fait paraître Un barbare en Asie, où il montre de
manière souvent poétique ce que les Occidentaux pourraient apprendre de
cultures différentes. Le terme barbare
s’est renversé en un sens positif. André
Derain, plus connu que Picasso avant la Première Guerre mondiale, se voulait
un « dur barbare »
avec son refus d’une peinture figée par les raffinements d’une culture trop
savante. En 1929, dans la revue Variétés, les disciples d’André Breton publièrent un
Atlas du monde où l’Amérique avait disparu et l’Asie, sous la forme de
l’Afghanistan, prenait une importance disproportionnée. Les Etats-Unis
représentaient le monde matérialiste de l’avenir alors que l’Asie était le
dépositaire des valeurs de l’Esprit.
|
||
Antonin Artaud, brièvement surréaliste, publiera une
« Lettre aux Ecoles du Bouddha » et une « Adresse au
Dalaï-Lama » en avril 1925, dans La
Révolution Surréaliste. Ce cri de révolte contre le rationalisme
destructeur de l’Occident se fait au profit d’une culture archaïque où l’humain
retrouverait son accord avec la vie même : « Retrouver traces, /présence, manifestation, contact / d’une culture
primitive profonde / avec tout ce que cela comporte d’extériorisation violente
des forces de nature par des Moyens plus ou moins magiques ou poétiques et
appliqués ». Au Mexique, en
1936, Antonin Artaud est toujours en quête de ces sources vitales :
« Pourtant une culture profonde n’a
peur d’aucune géographie, même si la recherche des continents inexplorés de
l’homme doit mener jusqu’à ce vertige où bout l’immatérialité de la vie… la
culture rationaliste de l’Europe a fait faillite et je suis venu sur la terre
du Mexique chercher les bases d’une culture magique qui peut encore jaillir du
sol indien ».
Mélik baigne bien
évidemment dans cette sensibilité tournée vers l’Orient mythique, plus
intérieur que géographique. Il nous a laissé deux représentations qui
symbolisent cette quête d’un monde intérieur où la spiritualité et la vitalité
s’harmoniseraient en mystique. Le Texte « Tournant » de 1932 traduit
une vision de la vie où le dualisme cartésien s’annule. « La vie telle qu’on l’entend aujourd’hui
effleurant superficiellement les sens et délaissant ce qui leur est intérieur
est bien faite pour interdire tout excès. Or, l’humain en art ne peut être le
produit que d’un excès – excès qu’auront créé un refoulement ou, au contraire,
une extension inusuelle du désir… Le mystique élargie le champ de l’humain, lui
ôte toute bornes – lui pour qui le luxe n’est plus, ni le plaisir ».
|
L’Orient c’est la profondeur de l’Esprit que Mélik écrit
souvent avec une majuscule. Il ne faut guère chercher chez lui une curiosité
technique pour le bouddhisme, mais voir ses références (images et vocabulaire) comme
un appel à la civilisation, ici et maintenant, pour qu’elle trouve sa
propre voie vers l’humain après la faillite de l’entre-deux-guerres.
En octobre 1929, Michel Leiris publie un article sur Joan
Miro dans la revue d’avant-garde Documents,
dirigée par Georges Bataille et Carl Einstein. Il est assez probable qu’Edgar
Mélik ait découvert cette revue à la Maison des Amis des livres d’Adrienne
Monnier ou ailleurs. Devant cette production insaisissable de Miro Leiris pense
à la technique des ascètes tibétains qui effacent de leur mémoire chaque détail
d’un paysage avant de le reconstituer partie par partie pour intensifier la
perception absolue du Réel. C’est l’époque où Miro parle d’ « assassiner la peinture » (1929),
c’est-à-dire de faire tout autre chose que ce qu’on entend par là depuis la
Renaissance (un art reproductif). D’où venait cette vague culture asiatique
permettant de comprendre la nouveauté radicale des peintures récentes de
Miro ? « Leiris s’appuie sur une évocation de seconde main de la contemplation
bouddhiste tibétaine connue à travers un récent ouvrage de vulgarisation
d’Alexandra David Neel, Mystiques et magiciens du Tibet (1929), où la voyageuse
décrit une technique de méditation « sans forme ». », Rémi
Labrusse, « Miro selon Leiris, le vide, la vie », dans Leiris & Co, Gallimard/ Centre
Pompidou-Metz, 2015, p.94.
Miro, Le Fou du roi, 1926, 114 x 146 cm,
Huile, crayon, fusain |
La peinture de Mélik va s’éloigner d’une peinture subtile et
onirique (maniérisme, 1935-1945, comme pour L’Atelier
idéal) pour explorer des formes « moins
peintes que salies » (période charnière de 1945-1950) comme l’écrivait
Leiris à propos de Joan Miro. L’excès de matière va renforcer l’étrangeté
« barbare » d’une peinture qui déroute.
Mélik, Tête abstraite, c.1950, 25 x 15 cm |
Mélik, Portrait de Suzanne et son double, c.1950, 31 x 23 cm, collections particulières |
Aussi bien dans sa pratique de la langue (voir J. M. Pontier)
que dans ses ruptures plastiques Mélik s’avance vers une harmonie barbare en ce
sens qu’elle tourne librement le dos à l’esthétique et au goût, qu’il soit bon
ou mauvais, ennemi de l’art (selon la critique dada de Marcel Duchamp en 1960).
« Il faudrait
quelque culte barbare : car ce monde se fait singulièrement pauvre, par
trop vulgaire et par trop usé de raffinements », Crescende, œuvre de Mélik (archives du château-musée de Cabriès,
cité par JM. Pontier, La démarche
poétique d’Edgar Mélik. Témoignages et lectures, Mémoire universitaire).
Mélik ne s’est pas inspiré d’un Orient imaginaire, et il se
voulait Français par la culture universelle plus qu’arménien ou perse. Il est
très jeune au moment du génocide de 1915, et sa famille a une autre histoire
qui assimile le patriotisme français après la victoire de 1918. Et pourtant son « atavisme asiatique » (1937) le rendra particulièrement sévère
devant cette crise de la civilisation européenne de l’entre-deux-guerres. Il
pratique ce que Nietzsche appelle « le
pessimisme actif ». Il s’inscrit dans le fauvisme de 1900, le cubisme
de 1908 et le surréalisme de 1925. Il semble penser que c’est avec ses armes-là
qu’il faudra combattre la médiocrité présente. Sur le chapitre de sa culture il
se veut Français et montre une susceptibilité extrême. Il semble décourager par
avance toute identification avec des traces d’arménité ou d’Orient en général dans sa peinture. Sa peinture s’inscrit dans
le présent, « à la pointe du temps »,
selon le titre du livre qu’Hubert Juin lui consacrera en 1953. A ses yeux « la peinture de Paris et Montparnasse en 1925 » est le creuset
de son alchimie poétique. A un article où le critique d’art André Alauzen se
permettait de l’évoquer comme peintre arménien, Mélik rétorque : « Puisque vous l’ignorez sachez que d’une
famille en France depuis un siècle, je pense être un grand Français, c’est
d’ailleurs ce que m’ont toujours reproché les marchands juifs (ce que Mélik
appelle aussi « la maçonnerie Boétie »), étant l’un des rares grands peintres en France qui ne se soit jamais
plié devant eux. Et sachez encore que si je combats, si je mène et continue à
mener une vie héroïque mais tout doucement triomphante c’est afin de garder une
indépendance vis-à-vis du système saboteur de l’esprit humain donc
français », Lettre à Alauzen, 1° juillet 1959 (voir
« L’esthétique ça sert à faire la guerre », sur ce blog).
Mélik, Séparation, HSB, c. 1960, 63 x 47 cm |
Un
épisode peu connu va sceller le drame de Mélik, la blessure du nom (du
non au sens lacanien). En octobre 1958, grâce à son ami Alexandre Toursky, il doit passer à la télévision pour parler de
sa peinture. Au dernier moment, alors qu’il est au studio du parc Chanot,
l’entretien est annulé à cause d’un problème technique. Mélik apprend que c’est
André Parinaud, du journal Arts
(hebdomadaire parisien très important) qui les a averti depuis Paris. Or Mélik
avait eu droit en avril 1957 à un article très perfide d’un correspondant sans
envergure du journal à Marseille, Jean Cherpin. La direction du journal avait
donc approuvé le contenu, sans connaître l’exposition qui venait d’avoir lieu à
la galerie Da Silvan chez son amie Lil Mariton. L’exposition avait été bien reçue à Marseille, et Mélik en
était très heureux. Tous les jugements sont libres, mais la fin est particulièrement
perfide : « L’ensemble évoque
une crème aux œufs dans laquelle des filets rouges s’étirent dans un malaxage
imparfait… Mais de ce qui est exposé, nous disons que ni dans la matière, ni
dans la couleur, ni dans le dessin cela ne mérite le nom de peinture, en nous
défendant de détourner qui que ce soit de l’apprécier et de l’acquérir ».
Pourquoi
cet incident a-t-il représenté une blessure si intime pour Edgar Mélik ?
Comme tout artiste, y compris ceux qui sont devenus les plus fameux, il y eut
des articles assassins. Mélik en avait déjà eu l’exprérience, c’est le jeu de
la critique. C’est à Madeleine Follain (elle-même peintre, femme du poète Jean
Follain, et fille de Maurice Denis) qu’il exprime par écrit la blessure du
nom : « Ce journal m’a saboté
quatre fois en dix ans. C’est le journal de mes ennemis les marchands. En 1949,
obligé de dire un mot sur mes peintures il a parlé du peintre Nélik. Deux ans plus tard du peintre Malek – puis encore un ou deux ans plus
tard du peintre Malik. Et, quatrième
sabotage en 1957, avec l’article d’un certain Jean Cherpin… », Lettre
du 10 novembre 1958 (archives IMEC).
Mélik est plein de contradictions. Il se veut Français
mais se tourne vers l’Orient. Son nom l’assigne à l’étranger pour ses ennemis
qui le déforment et dénigrent sa peinture. Il aime Matisse mais déteste la « période niçoise » qui le rendra
célèbre. Il pratique la peinture comme une MAGIE (« Ponts
coupés »,son exposition en 1950 à Marseille) mais se veut classique, voire
surclassique. Il accuse le goût du public, ne vend qu’à quelques
collectionneurs choisis, n’assiste à aucun vernissage, fustige le snobisme et
le fétichisme de l’art-marchandise mais se réfère aux forces de l’Esprit qui
transcendent son époque. Il idéalise la Femme-muse mais s’impose la solitude.
Sur le plan de l’existence il fait des choix radicaux. C’est sur ce plan qu’il
est cohérent avec lui-même. Il renonce à une vie facile, à un art conventionel
pour une indépendance totale. Le dénuement qu’il avait choisi lui aura coûté
des épreuves de pauvreté et de solitude, parfois extrêmes. Comme Mélik devait
enragé quand un écrivain bourgeois renvoyait sa peinture à un Orient fantasmé,
lui qui avait rompu avec une vie bourgeoise au profit des aventures périlleuses
de l’Art. Que pouvait-il bien penser
d’un article comme celui de Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud , qui convoque tous les lieux communs d’une
pseudo-géographie spirituelle ?
« C’est une étrange et bien attachante figure
que celle de ce peintre dont nous avons connu l’humble départ. Mélik apportait
de son Orient natal une simplicité d’évangile, une candeur que d’inouïes
épreuves n’ont pu entamer et n’avaient d’égale qu’une pauvreté biblique
dignement subie. Grâce à sa persévérance et à sa frugalité qui faisaient penser
aux solitaires d’Egypte, Mélik peut maintenant faire fructifier un curieux
talent », octobre 1947.
Mélik
ne se percevait sûrement pas ainsi ! Il écrit, dans un style inimitable et
spirituel, à son amie, Madelaine Follain : « Chère Madeleine, dans l’absence de bruit que produit la nuit le seul
qui se produise est celui de mon stylo Parker évoluant dans ton voisinage. Ne
suis pas mécontent de la poursuite de ma vie d’isolé – sans être recroquevillé
dans une simili tour je m’étire naturellement et chaque bâillement m’est devenu
tonique et productif – bâillement-force auraient dit les futuristes italiens en
1912. Et c’était bien. Le grand amour travaille mes peintures, la pensée du
Maître n’est pas essouflée et plus de problèmes insolubles – organisation satisfaisante
d’un état de chose féodal moderne ou anarchiste dans le sens haut du
terme », Lettre du 24 août 1954, Fonds IMEC.
Sa
peinture est absolument singulière et en même temps sa culture participe de
toutes les crises violentes de l’esprit artistique de l’entre-deux-guerres. Il
n’est pas le seul artiste à avoir choisi le dénuement par se garder absolument
du goût social pour l’art. Il n’est pas le seul à avoir trouvé son
épanouissement dans ces conditions . « Miro
vivait lui-même alors – par nécessité autant que par choix poétique – en ascète
et peignait volontiers sous l’emprise d’hallucinations provoquées par le
jeûne », R. Labrusse, art. cit.
Sa peinture demeure l’expression
solaire et pathétique des tensions de la création moderne. Olivier Arnaud
Mélik, Cheval dada, 1954, HSB, 104 x 74 cm, collection du musée |
Mélik, La Jeune femme (Consuelo de saint-Exupéry ?), c. 1955, 105 x 76 cm, collection des musées d’Avignon |
Excellent article, très éclairant. Cette histoire des noms de Mélik mal orthographiés est hallucinante. Effectivement une telle débauche de mauvaise foi a dû faire très mal à l'artiste... Précieux apport aussi que ces lettres à Madeleine Follain. Bravo M. Arnaud!!!
RépondreSupprimerJe partage volontiers le commentaire de J.M. Pontier.
RépondreSupprimerJe relève seulement un faute de frappe "d’un paysage avec de le reconstituer" il me semble qu'"avant" conviendrez mieux à la place d'avec.
Au fil des articles d'Olivier, il serait judicieux que l'association des amis du Musée Mélik demande une subvention exceptionnelle (voire un crowdfunding) pour arriver à une publication synthétique qui actualiserait(sans remettre en cause les écrits de Danielle Malis)celle existante: déluge mystique de juin 1994.
Merci à tous les lecteurs fidèles ou occasionnels!
SupprimerLe travail sur Mélik peut devenir passionnant quand on le place entre l'histoire universlle de l'art (où dominent quelques dizaines de noms où les études ont tendance à se répéter) et l'histoire locale qui se perd dans l'anecdotique. Pour Mélik on peut parler de la micro-histoire quand un point précis recoupe l'histoire générale. En plus j'essaie d'utiliser les outils théoriques (autour de Didi-Huberman et Carl Einstein) qui sont normalement réservés aux grands Noms de l'art. Et ça produit des effets pertinents, preuve que l'oeuvre de Mélik a de l'envergure,pas seulement esthétique.
olivier