«L’histoire de l’art est la lutte de toutes
les expressions optiques, des espaces inventés et des figurations »,
Carl Einstein, revue Documents, 1929,
n°1. « Les Fauves ne cherchaient rien d’autre que de faire rentrer la discorde
dans un ordre harmonique », G. Duthuit, Les Fauves, 1949.
Comprendre l’œuvre d’un artiste à partir de
centaines de toiles qui se métamorphosent avec le temps n’est pas simple. Remonter à la sensibilité
qui en est la source est encore plus difficile. Les jugements de Mélik (articles
de presse, manuscrits et lettres) permettent
de comprendre la conception qu’il avait du rôle majeur de l’art dans la vie. Il
apparaît assez vite que la personnalité de Mélik place le combat, le conflit au
cœur des enjeux de l’art. Il l’écrit en 1945 à Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud : « Ma peinture est combative. Je puis même dire
qu’elle est à la tête du grand combat contre les fausses et stériles
conceptions du public. J’aurais tort de ne pas être combatif moi-même puisque
je m’attaque à presque toutes les tendances généralement admises… Et ce serait
un tort à mon sens que de flatter les mauvais jugements d’un certain public de
Marseille » (Paris, 18 novembre 1945).
Mais il faut attendre un
Manifeste écrit par Mélik en 1958 pour comprendre exactement en quoi sa
peinture se voulait de combat (le
texte de Mélik sera analysé par extraits en caractère gras). Mélik disait de
lui-même qu’il n’était pas un peintre intellectuel, voulant dire par là que le
« métier » ne doit pas refouler la spontanéité et la « grande
inconscience » (expression qu'il emprunta à André Breton). Dans certains propos péremptoires il s’opposait même à Léonard de Vinci qui
avait eu le tort de subordonner la peinture à la science ! Mais Mélik avait-il des idées très précises
sur les enjeux de la peinture, de ses rapports à l’histoire et à la
civilisation ? Un extrait parmi d’autres : mobilisé comme soldat en
septembre 39 il correspond avec une amie, la femme de lettres et libraire,
Adrienne Monnier. Il vient de recevoir le numéro de la revue littéraire qu’elle
dirigeait, Mesures (15 janvier 1940). Il fait le bilan d’une époque qui sombre
dans la guerre. La magnifique inventivité artistique et littéraire de la
première moitié du XX° siècle a-t-elle pu se transformer en
civilisation vraiment humaine ? « L’entre-deux-guerres nous a valu – et cela vous avez raison de le faire
valoir – un beau mouvement littéraire. Il nous a valu aussi des réalisations
importantes dans l’art. J’y crois. Mais socialement, économiquement et
moralement cela a été un échec. Qu’y faire sinon le transformer. Puissent ces
événements, prochains ou autres, le faire justement », Lettre de Mélik
à Adrienne Monnier, mars 1940 (Fonds bibliothèque littéraire J. Doucet).
Adrienne Monnier dans sa librairie, Paris, 1936 (Photo Gisèle Freund) |
Loin de la légende nous allons découvrir un Mélik très cultivé qui juge avec virulence la situation de la peinture. Il est au fait des grands débats sur la possibilité même de la peinture. Que peut-on encore attendre de cet art ? La génération précédente avait radicalisée la question : Miro (1893-1983) parlait d’assassiner la peinture (1929). Tous les moyens matériels étaient mis en jeu pour dépasser l’acte de peintre par les collages de Braque (1882-1963) et Picasso (voir « La peinture au défi », Louis Aragon, 1930). Quant au dadaïsme de Picabia (1879-1953) et de Duchamp (1887-1968) il refusait la peinture traditionnelle dès 1912. Or, nous avons l’image d’un Mélik peintre malgré tout, solitaire et confiant, assez extérieur à son siècle ! Nous allons découvrir une peinture ébranlée par ces mises en cause violentes. Certes Mélik parie encore sur la peinture, mais il déplace le conflit dans la peinture. L’informe, l’excès de matière, l’anormal seront les symptômes récurrents de ce conflit dans sa propre peinture. L’art peut-il rester un raffinement social ? Ou doit-il redevenir une exploration explosive de la vie (nietzschéisme, surréalisme) ?
Quelle idée très construite Mélik avait-il de la peinture?
« D’une guerre entre deux espèces de sensibilités... » Le texte que Mélik aurait dû lire dans le studio de
télévision de Marseille le 31 octobre 1958 (et qu’il fit imprimer sur une page
format A3 pour l’envoyer à ses amis) n’emprunte pas de voies détournées. Pour
paraphraser un titre célèbre (La
géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Y. Lacoste, 1976) on peut
dire que Mélik pense que l’esthétique sert d’abord à identifier un ennemi. Le
terme de « sensibilité » utilisé par Mélik n’est pas neutre. Au lieu
de parler du goût (norme stabilisée) ou du style (histoire de l’art) Mélik
désigne une fonction affective de l’homme, le lieu de nos réactions les plus
spontanées devant les images et les êtres. Qu’est-ce que l’art ? Produit-il
des représentations agréables ou des objets
visuels porteurs de forces sensibles et inconscientes ? Les images
troublent, inquiètent ou fascinent avant tout jugement esthétique. Il y a une
empathie négative ou positive avec l’image. Ainsi le tableau ne serait pas une
représentation désintéressée et libre comme le veut la philosophie esthétique de
Kant. Elle est expression plastique qui éveille en nous désir, émotion,
déformation et forces vitales selon l’optique de Nietzsche (« Je côtoie le surréalisme tout en demeurant
nietzschéen » déclarait Mélik en 1937). Devant une image, identifier
le sujet et apprécier l’harmonie ne suffit pas, c’est la sensibilité qui réagit
avec douceur ou violence. L’image est d’abord reçue dans son immédiateté sensible
qui touche notre énergie vitale. Une
image c’est un rythme, une forme de vécu comme le rêve ou le symptôme qui sont aussi
des expériences visuelles. « Ce
n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage. Une
peinture est un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté
dominant. Le violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. »,
Mélik (entretien 1937, « Surréalisme
nietzschéen», archives J.M. Pontier).
Plutôt que l’esthétique
philosophique qui oppose le corps et l’esprit, la forme et le sujet du tableau,
il faudrait comprendre le style comme un compromis entre la clarté du rêve (Apollon)
et l’ivresse de la fusion (Dionysos). Les choix de Mélik indiquent qu’il ne
veut pas des images qui sont des représentations mais des images qui sont des
expressions (Matisse, Picabia, Klee). Il se revendique ainsi de la philosophie
de Nietzsche qui a été prolongée au XX° siècle par l’anthropologie de l’image
d’Aby Warburg (1866-1929). « L’artiste
se trouve pris dans une situation inévitable – structurale, structurante – d’un
va-et-vient entre « aliénation pulsionnelle » et « création
formelle ». Tout oscille, tout remue, tout va de pair : il n’y a pas
de formes construites sans abandon à des forces. Il n’y a pas de beauté
apollinienne sans arrière-fond dionysiaque », G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et
temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002. Donc, le mot sensibilité est à prendre dans
son sens le plus fort, un échange entre le corps et l’esprit, entre vitalité et
spiritualité.
Mélik, Portrait au sein nu (énergie de l'image) |
En raison de cette charge
vitale Mélik nous place devant une alternative radicale : le tableau
devient un véhicule pour la sensibilité tonique
ou pour la sensibilité malsaine. L’esthétique
classique se présentait le plus souvent comme la connaissance cultivée de la
perfection technique des œuvres (« Le
style est la manifestation du savoir-faire », E.H. Gombrich, La préférence pour le primitif, Phaidon,
2004). La sensibilité dont parle Edgar Mélik désigne la réaction spontanée de
l’homme qui mesure la teneur vitale et éthique de l’image. Toute œuvre d’art
est une position face à la vie. D’où l’ambiguïté de son vocabulaire qui mêle
morale et art, puisque le style est une manière d’être au monde. La sensibilité
est une question de style, évaluation du rapport à la vie, à la douleur et au
désir, affirmation de la vie ou fuite narcissique devant la vie. « L’instinct le plus profond de l’artiste
va-t-il à l’art, ou bien n’est-ce pas plutôt au sens de l’art, à la vie, à un
désir de vie ? », Nietzsche, Le
crépuscule des idoles.
Origine de la sensibilité tonique. Le
Manifeste de 58 oppose donc deux sensibilités qui sont en guerre dans les arts
en France. Tout le courant de la peinture moderne, avec les dates symboliques
fournies par Mélik (1900, le fauvisme ;
1908, le cubisme ; 1925, l’Ecole de Paris et le surréalisme), exprime à ses yeux une « sensibilité tonique ». C’est
l’époque extraordinaire de Montparnasse, où le creuset de Paris invente une
nouveau langage plastique grâce à sa vitalité époustouflante : « Non
seulement la peinture de Paris, des provinces et du monde, des quatre coins du
monde, se trouvait là, de la rue de Rennes à la Closerie des Lilas, mais aussi
la science, la musique, l’architecture, le cinéma, les lettres, tout ce qui
pense en fait participait à ce fleuve pensant ».
Matisse, La Gitane, 55 x 40 cm, 1905, Centre Pompidou |
Mélik garde manifestement un
souvenir ébloui de cette unité dans la diversité, au sens géographique (Paris,
Province, quatre coins du monde), au sens artistique (cinéma, architecture,
musique) mais aussi intellectuel (lettres et science). Optimisme et non scepticisme,
inventivité et non menaces de la bombe H, cette vitalité s’exprimait d’abord
dans la peinture. A ses yeux, ce courant a été un miracle de vitalité :
« L’air que l’on respirait était tellement tonique qu’il n’y avait qu’à
se laisser porter par le courant pour avoir, non pas du génie, mais des
étincelles de génie ». Mélik précise que sa propre peinture commence
à se former vers 1925. En 1958 il se souvient de ses progrès lents vers son
propre langage plastique, et de ses expositions personnelles qui furent souvent
des échecs de notoriété qu’il fallut à chaque fois surmonter (1930, galerie
Carmine à Paris ; 1933, galerie Marcel Lévy à Tanger ; 1934, galerie
Da Silva à Marseille ; 1935, galerie Lucy Krogh à Paris, etc.). Il sait
faire preuve d’humilité, et parle à son propre sujet non de génie mais
d’étincelles de génie. Il sait que sa peinture se transforme depuis 30 ans dans
la fidélité à cette impulsion créatrice. Il cherche toujours et inlassablement
à mettre au point sa propre «spiritualité
plastique ».
Le réseau économique. Mélik n’ignore rien des « mondes
de l’art» (expression du sociologue américain H. Becker), car l’artiste n’est
pas un être isolé mais un être pris dans un réseau qui se construit peu à peu
autour de critiques d’art, de revues, de marchands, de collectionneurs et de
publics variés. Après la Première Guerre mondiale l’ « Ecole de Paris
» a bénéficié d’un nombre croissant de galeries qui se consacraient à la
peinture moderne (plus de 100 en 1930; voir L’Ecole
de Paris, 1904-1929, la part de l’Autre, catalogue exposition Musée d’Art
moderne de la Ville de Paris, 2001)
L’effervescence était à son comble, et le
jeune Mélik fréquentait les lieux où la pratique des arts plastiques (peinture,
sculpture, fresque) était la plus innovante. Selon son propre témoignage
écrit, on sait qu’il passe rapidement à l’académie
Ranson (Roger Bissière), à l’académie
André Lhote créée en 1926, et à l’académie
scandinave où il apprécie Othon Friesz
(enseignant de 1925 à 1929; voir Montparnasse
Années 30. Eclosions à l’académie Ranson, 2010, et Nicolas Wacker, Peintre à l’académie Ranson, 2004).
Dans son Manifeste Mélik essaie
de comprendre le naufrage de cette sensibilité
tonique. Il propose une pathologie de l’esthétique. Comment expliquer le conflit des sensibilités dans
l’art, et le succès de la sensibilité
factice aux dépens de la sensibilité
tonique ? L’idée de Mélik est originale. Il y a eu contradiction entre
l’imprévisibilité des valeurs qui jaillissaient du monde des peintres et le
besoin de contrôle du marché de l’art par les marchands et galeristes. Mélik
connaît bien les rapports de force et les lieux géographiques du monde des
marchands jusque dans les années 50. Il ne vit plus à Paris depuis 1932, mais
il y fait des séjours assez longs, et il y garde jusqu’en 1950 au moins un atelier (au 63 rue Daguerre, quartier Montparnasse). Avant la Première
Guerre mondiale le rapport de force était à l’avantage des peintres dont l’évolution
rapide créait une incertitude croissante pour les marchands. Même les peintres
à contrat « n’étaient pas à l’époque des peintres à courbettes, mais de vraies
forteresses de la pensée et de la
connaissance ».
Parmi la centaine de marchands
de peinture moderne à Paris en 1930, combien avaient un sens réel de la
peinture, en plus du sens des affaires ? Pour un D.-H. Kahnweiler qui aura
soutenu les peintres cubistes dans leur période héroïque (1907-1914) - quand
rien n’était gagné - combien de simples
marchands ? Dans cette élite disparate on compte certainement Paul
Rosenberg qui avait sa galerie au 21, rue La Boétie. Il fera fortune avec la peinture
de Picasso qui le laissait indifférent. Le portrait qu’en dresse P. Assouline
est révélateur : « C’est un
homme d’affaires avisé, mais ce n’est que cela. Il connaît mal la peinture,
ignore l’histoire de l’art. Les peintres ont vraiment l’impression qu’il se
désintéresse totalement de ce qu’ils font. Au moins, c’est franc. En
contrepartie, on le crédite d’un flair excellent. Il a l’intuition du marché,
rencontre beaucoup de monde dans les milieux les plus fortunés. Ce n’est pas
tout à fait un hasard si la période « mondaine » de Picasso, avec
chauffeur, limousine et grandes soirées, coïncide avec sa prise en main par
Paul Rosenberg », dans L’homme de l’art. D.- H. Kahnweiler
1884-1979 (Balland, 1988, p. 312).
Selon Mélik, entre les deux
guerres, (comme aujourd’hui en 1958), la plupart des marchands étaient des
« analphabètes, ou quelque chose de rapprochant ». Ce qui
veut dire que le marchand de tableaux, par métier cherche à orienter la
peinture vers des valeurs rentables, la valeur non marchande de l’art devenant secondaire.
Après la guerre la rue La
Boétie est devenue le symbole de tout ce que Mélik méprise dans le pouvoir des
marchands sur la peinture. Il parle de la « maçonnerie Boétie » et dans un poème surréaliste de 1950 il
pratique la dérision : « Carnage
de critiques d’art, rue de la Boétie à chaque midi ». Ce poème, il l’a
écrit pour son exposition à Marseille, galerie Da Silva, février 1950. Le titre
« Ponts coupés » exprime bien la rupture de Mélik avec le système qui,
à ses yeux, a domestiqué l’art moderne.
Mais Mélik ne cède pas au pessimisme : « On m’a plutôt évité depuis six mois, car ils nomment peintre factieux
celui qui est libre de penser comme il le doit et le sent, peindre fortement et
positivement comme il le faut, et non pas rattaché à la trop célèbre rue qui
porte le nom de l’auteur du discours sur la servitude volontaire, titre qui
pourrait très bien convenir à certains peintres exposant dans ce quartier. Mais
tout s’arrange en France. J’en ai la conviction », Lettre du 20 juin
1958 à Madeleine Follain (fonds IMEC).
Il faut bien comprendre la
colère de Mélik. Que le système des marchands favorise en priorité une certaine
facilité en peinture est normal, mais pourquoi cherche-t-il a briser (salir) ce
qui est différent ? L’hypocrisie de la critique est évidente quand elle
soutient que le goût est libre mais que ce qui lui déplaît est moins légitime
que ce qui plaît par habitude. Mélik parlera de sabotages et il pense à un
article particulièrement lâche publié dans le journal parisien Arts (1957, n°615) à l’occasion de
son exposition à Marseille :
« L’ensemble évoque une crème aux œufs dans laquelle des filets rouges
s’étirent dans un malaxage imparfait … de ce qui est exposé, nous disons que ni
dans la matière, ni dans la couleur, ni dans le dessin cela ne mérite le nom de
peinture, en nous défendant de détourner qui que ce soit de l’apprécier et de
l’acquérir » (Le
poète et critique d’art Jean Todrani répondra fermement à cette méchanceté
gratuite qui sert à flatter l’analphabétisme artistique, voir Cahiers du sud, 1957, n° 341).
La peinture de Mélik invente un
monde imaginaire, étrangement spontané.
Elle est déroutante mais familière. Chacun est libre de ne pas l’aimer mais sa
sincérité ne peut être niée.
Mélik, Rupture, c.1950, 63 x 47 cm, HSB |
L’amazone, c. 1955, 75 x 50 cm, HSB |
L’histoire de l’art est
toujours une lutte entre des espaces optiques (Carl Einstein). Ce conflit prend
des formes très différentes selon les époques. La deuxième moitié du XIX°
siècle avait connu une lutte entre la peinture académique et la peinture
innovante défendue par des écrivains comme Baudelaire, puis Zola et Huysmans. Pour un galeriste éclairé comme
Paul Durand-Ruel (1831-1922) qui savait défendre Manet et les impressionnistes
contre le goût dominant, combien de marchands refusaient toute valeur inventive,
combien de critiques insultaient tout changement? Première guerre du goût, mais
entre une tradition épuisée et la nouveauté, entre la bourgeoisie et la vie
artistique.
« Au final, le goût bourgeois l’emportait, avec son obsession du travail
et sa passion du mérite. Leur traduction esthétique, le « lisse » et
le fameux « fini » des tableaux, devenaient l’alpha et l’oméga du
nouveau discernement. A cette aune, argument qui se voulait rationnel, nombre
de Manet paraissaient effectivement maladroits, bâclés et vulgaires »,
P. Assouline, Grâces lui soient rendues.
Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes, 2002.
Manet, Olympia, 1863, 130 x 190 cm, Musée Orsay |
La deuxième moitié du XIX°
siècle fut ainsi déchirée par cette bataille de la peinture moderne contre le
goût traditionnel de la bourgeoisie qui achetait massivement ce qui lui
plaisait et lisait les critiques d’art hostiles à toute valeur nouvelle en
peinture. L’immense production en peinture restait totalement étrangère et
hostile à Courbet, Delacroix, Manet et Monet.
Mais au début du XX° siècle, ce que Mélik appelle « la sensibilité tonique » semble
triompher avec le bref fauvisme (Matisse, Derain, Vlaminck, Friesz), le cubisme
(Braque, Picasso, Léger, Gris) puis l’onirisme surréaliste (Miro, Masson, Brauner,
Klee). Le combat pour une autre peinture, dont la référence absolue ne sera
plus l’inaccessible Renaissance, semblait gagné. Nous étions passés d’une
peinture narrative à une peinture plastique avec la fin de l’obsession pour la
ressemblance. Cette deuxième mutation de la peinture moderne c’est Matisse qui
l’opéra (Mélik en est parfaitement conscient) : « En regardant un tableau Matisse oublie ce
qu’il représente ; ce qui seul l’intéresse est le sentiment visé, celui
des lignes, de la couleur et de la composition. Il voit le jeu des moyens. Un
jour, par exemple, je regardais avec lui le portrait du frère de Dürer à
Munich. Il trouvait que c’était une copie extrêmement sensible de la nature
sans l’emploi de moyens plastiques. Il précisait ainsi la façon de voir de
Dürer », G. Duthuit, les fauves,
1949 (rééd. 2006, p.263).
Matisse, Portrait de Marguerite, 1906 |
Le philosophe Etienne Gilson a
analysé cette mutation radicale de la peinture moderne du début du XX° siècle :
« Le tableau devient livre dès que
l’artiste commence à se servir de couleurs et de lignes pour représenter et
raconter une histoire, pour décrire des sentiments humains, bref pour exprimer
ce qui pouvait se dire à l’aide de mots. Si cela est vrai, les Occidentaux ont
vécu dès le début de la Renaissance dans l’illusion que la peinture est un art
essentiellement reproductif dont l’objet est de parler aux yeux comme celui de
l’art littéraire est de parler à l’imagination… Il ne serait peut-être pas
inexact de dire que nous admirons aujourd’hui Giotto pour les qualités
picturales que son art retenait du passé, c’est-à-dire tout ce qui, en lui,
n’était pas encore la virtuosité que la Renaissance devait atteindre dans l’art
de représenter les apparences visuelles (perspective, modelé, ombre,
trompe-l’œil). Giotto et Piero della
Francesca contiennent déjà assez d’imagerie pour intéresser les
spectateurs atteints de cécité picturale, mais encore assez d’art pour
intéresser ceux d’entre eux qui ont l’œil peintre. Au XV° siècle la peinture a
voulu tracer le tableau de la réalité qui l’entourait, sur les traces de la
science (optique, astronomie, botanique). Avec la célèbre Cène de Léonard de
Vinci (1499), œuvre de génie, la peinture s’est engagé sur le chemin qui devait
la conduire à sa perte », Peinture
et réalité, Vrin, 1972 (conférences de 1957).
Dans son Manifeste de 1958, les
références de Mélik à cette autonomie plastique de la peinture sont Matisse,
Derain et Vlaminck (1900-1906). Il garde manifestement un souvenir ébloui de cette
négation de l’art reproductif qui avait dominé la peinture du XV° au XIX°
siècle. Contrairement à la légende, les peintres du fauvisme et du cubisme se sont
intéressés entre 1900 et 1914 à des arts non-européens (art d’Egypte, art
africain, art musulman, art médiéval, Primitifs italiens) non pour imiter
ou faire des emprunts, mais pour inventer des valeurs plastiques capables de
rompre avec l’art-imitation qui avait atteint de toute façon sa perfection
technique avec Léonard de Vinci et Raphaël (voir P. Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art
français, 1998). La peinture moderne ne fut pas un énième style dans l’histoire
de l’art mais une mutation dans la condition de l’image (R. Labrusse).
« Et chaque valeur nouvelle qui
apparaissait était pour les marchands une cause d’insomnie. Ils perdaient
l’initiative, les directives, les profits, que les peintres, eux, gagnaient.
Les peintres les gagnaient en vitesse ».
Les relations entre marché et
art vont dans les deux sens. Le marché de l’art fait émerger des valeurs d’art
mais inversement l’artiste tient plus ou moins compte du marché. Ce non-dit de
l’histoire de l’art est difficile à mettre en évidence, mais pourquoi nier que
le peintre peut infléchir sa peinture en intégrant ce que le marché et le
public demandent ?
« Tout ce qu’on attendait du courage des peintres fauves, c’était qu’il
portât sur le maniement des couleurs explosives. Il y avait là combat, c’est
certain, et danger de solitude et d’indigence virilement affronté. Ce péril fut
aussi écarté, et avec quel succès, le marché de la peinture tendant de plus en
plus à supplanter celui du diamant ou de la drogue », G. Duthuit, Les fauves, 1949 (rééd., p. 190).
La défaite de la sensibilité tonique. D’après
Mélik, le langage plastique né d’une « sensibilité tonique »,
a été récupéré pour être mis au service d’un art conventionnel et snob
beaucoup plus facile à orchestrer par les marchands et le goût du public. Le
drame selon Mélik c’est que les peintres novateurs vont eux-mêmes infléchir leur art vers la facilité, vers une spontanéité moins expressive, moins déroutante.
« Vers 1930/1932, les marchands
réussirent alors, cela est bien triste, avec l’appui des snobs et d’une
domesticité très affairée et bien rémunérée, à remplacer, à faire remplacer de
plus en plus cette sensibilité tonique de 1925, par une sensibilité malsaine,
viciée, vicieuse, viciante, pourrisseuse, immorale et dégénérescente.»
Evidemment, c’est catégorique
et ça ressemble fort à de la mauvaise foi chez un peintre, né en 1904, qui sent
une divergence entre ce qu’il fait et le goût dominant qui s’impose à Paris, ce
« Paris fissuré » dont il
parle dans ses lettres à son amie peintre Madeleine Follain. Et si l’histoire
de l’art venait nous apprendre qu’il ne s’agit pas d’une illusion de
Mélik ? Effectivement on assista à une forte inflexion néoclassique de la
peinture dans l’entre-deux-guerres (voir Yves Bonnefoy, « L’art d’entre
les deux guerres et le problème du classicisme », exposition Bâle, 1996 ;
Kenneth Silver, Vers le retour à l’ordre.
L’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale, Flammarion, 1991).
Si le Manifeste de Mélik était simplement l’expression de son dépit il ne
pourrait pas nous servir à comprendre comment Mélik situait sa propre peinture
dans l’évolution récente de l’art. Ce qui est factuel, c’est que Mélik fait
allusion à l’évolution artistique des trois maîtres du fauvisme, Vlaminck,
Matisse et Derain. D’après lui, ces peintres ont renié leur propre audace après
la Première Guerre mondiale, justement par complaisance pour un marché de l’art
qui réussit à s’emparer des peintres quand ils furent fatigués par leur propre
inventivité. Et là nous ne sommes plus devant une lubie de Mélik, mais un
problème bien documenté de l’histoire du fauvisme.
« Matisse était encore un véritable
peintre et les marchands n’avaient pu encore le soulager de sa valeur. »
Matisse fauve ?
Madame Matisse, 1905 |
Matisse néoclassique?
La référence à l’évolution de
l’art de Matisse est limpide avec ce qu’on appelle aujourd’hui sa « période
niçoise » (1918-1930). Ce retour à la douceur, à la ligne calme, aux
couleurs apaisées a donné lieu à l’époque à des avis très tranchés. La réaction
dominante fut très favorable pour un peintre enfin fréquentable, pour la
sécurité d’une peinture enfin lisible au premier coup d’œil (le dessin au
trait), avec notamment le retour du thème orientaliste (l’odalisque) bien dans
la tradition française. L’autre position, très hostile, vit dans cette
évolution un abandon des valeurs plastiques du fauvisme. Ce jugement sera partagé, entre autres, par André Breton
et Georges Duthuit. Mélik est évidemment
de cet avis, du côté du fauvisme contre ce retournement néoclassique de l’art
de Matisse. L’image matissienne très populaire et le système du musée ont
presque refoulé la période fauve de Matisse (1898-1912) pour célébrer la
période niçoise qui n’est plus guère fauve. Cette coupure dans la peinture de
Matisse s’est accompagnée d’un débat (aujourd’hui oublié) sur le caractère
enfin français de sa peinture.
« Il y a deux étapes dans le fauvisme, celle d’hier, le doute et la
recherche, la mienne, en toute humilité, et celle du zénith, la certitude et la
trouvaille, qui n’est plus tant de mon ressort. Pendant la première période,
j’en fus témoin, le peintre souffrait comme un damné avant d’entreprendre un
tableau. Et devant une de ces toiles qu’on peut appeler matissiennes, puisqu’il
y a en beaucoup qui ne le sont guère, le financier ou le fonctionnaire se
réjouissait plus haut des « enchaînements à la fois raisonnés et
harmonieux du génie français »… », G. Duthuit, Les fauves, 1949.
Avec le recul, l’histoire de
l’art discute toujours de cette relative extinction du fauvisme chez Matisse
lui-même. Ainsi, un des meilleurs spécialistes de cette œuvre écrit :
« Ces nouvelles peintures qui
étaient encore de l’ordre de la recherche, chez Matisse, en 1918-1919, ont donc
été figées par une réception qui s’est empressée d’y voir un accomplissement et
d’intégrer ce stade soi-disant ultime dans la puissante réaffirmation d’une
voie française en art, bien loin de l’idée d’un bouleversement de l’image
occidentale telle qu’elle se faisait jour dans le discours des amis du peintre
avant 1914. L’association de Matisse au luxe et à la joie de vivre, à sa
maîtrise des sensations et de leur expression, dans les années vingt, escamote
systématiquement les virtualités déstabilisatrices, utopiques, qui habitent son
esthétique… Le numéro spécial des Cahiers d’art consacré au peintre, en 1931,
se situe à l’apogée de cette veine sécuritaire : la majorité des
contributions y insistent sur l’admirable fréquentabilité d’un peintre enfin
rentré au bercail d’une tradition française revivifiée aux sources orientales,
après des années d’errance sans doute nécessaire mais heureusement révolues »,
Rémi Labrusse, Matisse. La condition de
l’image, Gallimard, 1999.
Un peintre a besoin d’être
confirmé et qui résisterait au chant des sirènes des collectionneurs, des critiques d’art et de la conscience
nationale? Ce qui est remarquable c’est que Mélik ne jette pas la pierre à
Matisse pour avoir abandonné les audaces du fauvisme. Il dénonce le système marchand
qui a sa logique et qui triomphe du peintre à la «sensibilité tonique». Son jugement est donc identique à celui
d’André Breton dans l’essai de 1928, Le
surréalisme et la peinture mais sans
l’attaque personnelle. « Matisse et
Derain sont de ces vieux lions décourageants et découragés. De la forêt et du
désert dont ils ne gardent pas même la nostalgie, ils sont passés à cette arène
minuscule : la reconnaissance pour ceux qui les matent et les font vivre »
(A. Breton, Le surréalisme et la peinture,
Gallimard, 1979).
Mélik est du côté
intransigeant. A-t-il lu le grand livre, Les fauves, de Georges Duthuit, publié en 1949 ? Ce gendre de Matisse défendait dès 1926 le fauvisme originel
contre l’évolution de Matisse vers une peinture narcissique de la douceur et de
l’élégance. Il dénonçait alors la tendance à la facilité par rapport aux ambitions
qui animaient les expériences esthétiques du début du siècle, lorsqu’on parlait
beaucoup de « ramener l’art à la vie »
(conférence au vernissage Matisse, Galerie Paul Guillaume, 8 octobre 1926, cité
par Rémi Labrusse, dans Autour de Georges
Duthuit, Galerie d’art du CG13, Aix-en-Provence, Actes Sud, 2003).
Il est certain que le jugement
de Mélik en 1958 est lié à sa mémoire cultivée et renvoie à des polémiques
féroces sur le sens à donner à l’évolution de Matisse vers un classicisme esthétisant
(la fameuse « période niçoise »). Mélik est du côté d’André Breton et
de Georges Duthuit, témoins décisifs contre les compliments largement dominants
décernés à Matisse. L’art est transposition non de la nature (art reproductif)
mais d’un rapport à la vie, donc il implique le risque d’une illusion sur
soi-même que Mélik appelle snobisme,
parisianisme ou sensibilité factice. Pour G. Duthuit aussi, la mondanité diffuse fut
un risque mortel pour la peinture de
Matisse : « A moins que Matisse
n’aille prendre pour argent comptant les promesses de cette harmonie de
commande que nous dispense matin et soir la Riviera, ses matins sans rides, ses
soirs illuminés par l’ardeur du couchant… danger d’éternité ? », Les fauves, 1949, p. 351.
Mélik juge
identiquement l’évolution de la peinture de Derain. « Il y avait par exemple le grand
Derain, pas encore démoralisé par ces gens-là ». A nouveau, il ne
s’agit pas d’une lubie de Mélik mais d’une allusion à un fait massif de la
trajectoire de la peinture de Derain, d’un retour au néoclassique bien
documenté par l’histoire de l’art.
Derain, Bateaux de pêche à l’Estaque, 1906 |
Le peintre et sa famille, 1939 |
Qu’est-ce que Derain a perçu du
trouble moderne ? Il s’est posé une question vitale : comment rompre
avec une peinture tellement sophistiquée qu’elle se limite à répéter techniquement
les apparences les plus triviales des choses ? Comment inventer un
réalisme qui aille plus loin que les apparences, un « sur-réalisme » (terme
inventé par Apollinaire en 1916)? On a oublié que Derain avant 1914 était un
peintre plus célèbre que Picasso. Il était alors le « plus grand primitiviste français », « l’amer barbare ». « La
seule définition complète de l’art est dans le fait du passage du subjectif à
l’objectif … Au-delà des calculs
sur le temps, il y a le chapeau mou». Ce qui peut vouloir dire que la
réalité simple des objets et des êtres est irréductible à leur explication
scientifique. Pour l’historien d’art Philippe
Dagen, c’est par son « archaïsme
moderne » que Drain réussira brièvement à briser ce cercle d’une
culture académique à bout de souffle. « Il a surtout esquissée une justification esthétique de cette
rupture : elle répond à l’état de corruption et de mensonge de la société
contemporaine, elle n’est que l’enfant extravagant de cette société, son
dernier enfant peut-être avant la sénilité. Derain pensait que son échec
s’expliquait par l’expérience d’une société qui a corrompu l’artiste, et d’une
histoire qui l’a écrasé à force de références ». Son destin personnel après 1918 est celle
d’un mélancolique. « Il a trouvé une
issue au cercle, il l’a explorée et, plus tard, abandonnée. Après il a accepté
la pose du foudroyé et du sceptique, du héros désabusé », P. Dagen, « Le chercheur des cercles », dans André Derain. Le peintre du trouble moderne,
catalogue d’exposition, 1994, Musée d’art moderne de la ville de Paris.
Matisse, Baigneuses à la tortue, 1908 |
Dans le
Manifeste de Mélik en1958 il y a un grand absent, le cubisme (sauf avec la date symbolique de
1908). On sait que Mélik admirera d‘abord cette invention plastique pour son
côté déroutant. Mais on a aujourd’hui oublié, que dans l’entre-deux-guerres, on
lui reprochera d’être devenu une technique convenue. « La création d’une académie André Lhote en
1922 pouvait donner un signe supplémentaire d’une nette tendance à la « professionnalisation » du cubisme,
du « métier » dans le discours du retour à l’ordre », Armauld Pierre, Picabia, Le complexe du peintre, 2002.
D’où l’hostilité entre
dadaïstes et cubistes durant toutes les années 20. Contesté par les productions
iconoclastes de Duchamp et Picabia, Picasso réagira par un pastiche de la
photo, par une stylisation du trait se substituant au style, par une adoption
de toutes les expressions possibles (voir R. Krauss, Les papiers de Picasso, Editions Macula, p. 140). Le cubisme
n’avait pas donné naissance à une liberté partagée, mais se survivait grâce à
la personnalité insaisissable de Picasso (à propos de l’aspect peintre caméléon
J. Clair parle d’une forme de « nihilisme artistique »).
Dès 1945, la page Picasso
semble tournée aux yeux de Mélik, et il s’intéresse davantage aux dernières
productions déroutantes de Picabia et aux signes énigmatique de Paul Klee !
(voir sur le blog : Edgar Mélik face à l’œuvre de Picasso).
Le succès d’une sensibilité snob. Le premier succès du marché c’est d’avoir
retournés les peintres novateurs contre leurs propres valeurs, vers une
sensibilité plus conventionnelle dès les années 1920 (le retour à l’ordre).
Après la Deuxième Guerre mondiale le triomphe d’une sensibilité factice sera
l’œuvre de la mondanité et de ses échos dans la presse. La consécration par le
snobisme a réussi à créer des valeurs liées au « jeunisme ».
Mélik nomme
d’abord le « gamin Cocteau » (1889-1963) qui connaît une nouvelle jeunesse
artistique après guerre avec la décoration de la chapelle des Pêcheurs à
Villefranche-sur-Mer en 1957, et avec la décoration de la villa Santo Sospir,
sur la pointe de Saint-Jean Cap-Ferrat entre 1950 et 1963.
J. Cocteau, la Chapelle des Pêcheurs, Villefranche-sur-Mer, 1967 |
J. Cocteau, Le Mythe du Soleil /Le Génie du sommeil, villa Santo Sospir, Saint-Jean Cap-Ferrat, 1950-1963. |
Mélik prolonge l’ironie du
milieu surréaliste des années 20 contre Jean Cocteau, dont on a un premier exemple
dans la revue Littérature (N° 4) où André Breton se moque de son
opportunisme artistique. Dans le même numéro de 1922 Francis Picabia en donne un portrait peu flatteur (voir Man Ray/Picabia et la revue Littérature,
Centre Pompidou, 2014). Le suivisme mondain crée un art léger, à tous les sens
du terme. Le dessin au trait et les couleurs faciles créent une esthétique
agréable mais sans poids. On connaît le suivisme de Cocteau face à Picasso à partir de 1916 et son éclectisme :
« N’importe quoi, du moment que
c’est français. » (cité par R. Krauss, Les papiers de Picasso, Ed. Macula).
Francis Picabia, Portrait de J. Cocteau, 1922 |
Le succès d’un art mondain
serait sans importance s’il ne refoulait, dans la conscience collective, l’enjeu vital de l’art tel que Mélik le conçoit
(sensibilité tonique, spiritualité plastique). De toute façon
l’art mondain n’a-t-il pas toujours été
une force dominante dans l’histoire de l’art ? A quoi bon s’en plaindre, à
quoi bon lutter ? Or Mélik ne cache pas sa très mauvaise humeur contre cette
forme d’art qui flatte l’instinct de sécurité du public. Qu’est-ce qui explique
le poids du snobisme dans la défaite de la « sensibilité tonique » ? En 1934 Carl Einstein propose une
explication de type nietzschéen qui recoupe la position de Mélik : « Le faible abuse de l’œuvre d’art comme alibi
pour ne pas subir lui-même des états extrêmes – pour lui insupportables-
des paravents assurant la tranquillité sont déployés devant les impuissants. On
passe sous silence sa propre faiblesse et utilise la force de l’autre dans des
résultats bien classés et joliment inoffensifs. L’exploitation esthétique,
c’est le parasitisme des êtres dépourvus de vie. Il en va de même pour ceux qui
produisent des variations à partir des exploits d’autrui, cette arrière-garde des
artistes pompiers exploiteurs des dernières trouvailles, qui vulgarisent bien
trop prestement les visions des découvreurs et les intègrent peureusement mais
honteusement au stock habituel de l’art », Georges Braque (1934), p. 17.
Après Cocteau et son art
mondain la deuxième cible du mépris de Mélik est la consécration du « gamin
Buffet » (1928-1999) qui est lancé très jeune par des galeries et
critiques d’art parisiens. En 1955, il obtient la première place au référendum
organisé par la revue Connaissance des arts désignant les dix meilleurs
peintres de l'après-guerre ! En 1958, à trente ans, a lieu la première
rétrospective de son œuvre à la galerie Charpentier de Paris. Mélik devait
juger ce succès douteux à cause de ses ressorts sociaux assez évidents. Il
n’était pas convaincu par cet « expressionnisme pathétique » aux
moyens trop commodes. Il partageait le refus catégorique d’André Breton :
« Non la Beauté
« classique » qui ne doit rien à la vie, non la beauté des
ultra-modernistes qui écoutent encore Apollinaire fâcheusement promettre de
« chanter la guerre » quand ils ne se pâment pas devant les Christs
en peau de hareng de M. Buffet et les vomissements de certains soi-disant « existentialistes » »,
L’art magique, 1957, p. 227.
B. Buffet, Les amants, 1958 |
La troisième
cible de Mélik est la « gamine Sagan » (1935-2004) dont
le succès de Bonjour tristesse (1954)
venait de lancer la carrière littéraire.
Cocteau, Buffet, Sagan : le
Manifeste de 1958 nous montre Mélik attentif, très loin de l’image du solitaire
coupé du monde, à la trajectoire risible
et mondaine de l’art. Comme un médecin, il pose son diagnostic à partir de la
presse people des années 50. Ce n’est pas alors l’industrie du luxe qui oriente
le marché de l’art mais les mondanités et la provocation assez inconsistante de
certains artistes. « Les admirations sont alimentées par des
consécrations…, aux applaudissements des vieilles dames « snob » de
la Côte, des respectables Gould, et les occupants des Terres promises de
partout. »
Ce nom ne dit plus grand-chose
aujourd’hui. Florence Gould était une riche américaine qui savait s’entourer
d’écrivains et de peintres, à Paris, à Cannes ou à Juan-les-Pins (pour
l’ambiance de courtisans voir Jeanine Warnod, L’école de Paris, Ed. Musée du Montparnasse, 2012, « La femme
aux bijoux »). Elle demanda à Jean Dubuffet (1901-1985) d’exécuter une
série de 50 portraits de ses amis écrivains. L’exposition ouverte le 6 octobre
1947, « Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient », assurera la
renommée fulgurante de l’art brut : une forte dose de dérision et de régression
assumée. « Je porte quant à moi haute estime aux valeurs de la
sauvagerie : instinct, passion, caprice, violence, délire [...] J’ai dit
que ce qui de la pensée m’intéresse n’est pas le moment où elle se cristallise
en idées formelles mais ses stades antérieurs à cela [...] La peinture est
langage beaucoup plus spontané et beaucoup plus direct que celui des
mots : plus proche du cri, ou de la danse », J. Dubuffet, Positions anticulturelles,
1951.
Dubuffet, Ponge feu follet noir |
Léauteaud, Sorcier peau-rouge |
On a parlé d’un « expressionnisme
bariolé », et le projet ne manquait pas d’intérêt : « Chaque œuvre se réfère à une personne
réelle, à un modèle dont l’artiste essaie d’attraper, non pas la ressemblance
extérieure, mais le surgissement de la figure. C’est de la tension entre la
matière picturale et la forme que naîtra le portrait. Plus grande est la résistance
de la matière, plus forte sera la présence de l’être représenté, sa
physionomie. Tous les portraits de cette série sont des œuvres éminemment
équivoques, à la frontière de l’individualité et de la généralité
extrême. »
Mélik aurait pu être sensible à cet
« art brut », mais partageait-il la dérision et la contre-culture
revendiquées par J. Dubuffet ? L’art
de Mélik se veut abscons mais construit, spontané mais cultivé. La « spiritualité
plastique » est la visée
de sa peinture. Mélik allait-il jusqu’à ranger l’art brut du côté de la « sensibilité
factice » ? En tout cas pareil succès avait été assuré par un
mélange de provocation et de mondanités qui ne pouvaient que lui déplaire.
Contre-offensive de la
sensibilité tonique. Après
son analyse d’une situation qui remonte à l’entre-deux-guerres Mélik ne sombre
pas dans le pessimisme. Tout d’abord il reste confiant dans sa peinture qui
poursuit son aventure. « Je continue, moi, à œuvrer depuis trente ans
dans la sensibilité tonique de 25, avec une évolution lente bien sûr, de
celle-là dans le temps, dans une puissance sensible mouvante ascendante, mais
toujours attachée à ce même cosmique initial. »
Il n’est pas évident de vérifier cette
lente évolution à partir des tableaux de 1925-1945 (période assez mal
connue de l’œuvre de Mélik). Ce qui
frappe en 58 c’est sa fidélité à un vocabulaire « ésotérique » déjà
présent dans un autre grand texte, « Tournant » de 1932. Ce titre renvoyait à cette année de rupture
quand Mélik se sentit prêt pour rompre avec sa famille et quitter Paris pour
son Orient- en fait la Perse de ses ancêtres paternels. « La
vie telle qu’on l’entend aujourd’hui effleurant superficiellement les sens et
délaissant ce qui leur est intérieur est bien faite pour interdire tout excès.
Or, l’humain en art ne peut être le produit que d’un excès – excès qu’auront
créé un refoulement ou, au contraire, une extension inusuelle du désir. La
qualité humaine n’est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du
terme… Le mystique élargit le champ de l’humain, lui ôte toutes bornes – lui
pour qui le luxe n’est plus, ni le plaisir. L’humain, s’il cumule en soi toutes
les formes possibles de vitalité, peut n’être absolument pas voluptueux, et
n’est pas le moins du monde hostile à la pureté de l’esprit – l’esprit n’étant
que la quintessence de l’humain. » (publié par Hubert Juin, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du
temps, 1953, La Mandragore, Marseille).
Mélik pense surtout que son œuvre, par
les valeurs qu’elle manifeste, est comme
en guerre contre la sensibilité contraire. « Et sans répit d’autre part je
m’attaque, j’assène des coups valables à la sensibilité factice, malsaine,
infligée. C’est une joie que de faire des failles dans ce proche passé
impertinemment composé. C’est donc une guerre consciente que je mène, que mène
une espèce de sensibilité contre une autre ».
La fin du texte sera très paradoxale par
ses références culturelles (la chanson avec Edith Piaf et Brassens) puis
historiques (le siècle de Louis XIV). Au lieu de nommer des peintres ou des
écrivains qui résistent à la sensibilité factice, Mélik désigne Brassens et Edith Piaf. Pourtant il reconnaît que ceux qui défendent la « sensibilité tonique » dans l’art
et la vie sont nombreux. « Alors
que bien des caractères si magnifiques en France et ailleurs, dans tous les
domaines, mènent eux aussi une sorte de guerre, mais peut-être moins
consciemment que je ne le fais, ou même pas consciemment du tout. Dans tous les
sens de l’art, il y a des valeurs réelles et effectives. Il y a des Brassens,
il y a des Edith Piaf, et d’autres, et d’autres. Il n’est pas possible de citer
un tel sans citer tel autre, et tel autre. »
Dans des entretiens à la presse Mélik
était plus explicite et nommait des peintres dont il se sentait proche par l’esprit,
et qui œuvraient aussi en faveur de la « sensibilité tonique » : Soulages, Manessier, Klee et Picabia. On constate que sa curiosité pour la peinture en train de
s’inventer ne s’enferme dans aucune école, elle va de l’abstraction lyrique à
l’onirisme magique. Ce qu’il juge c’est la sincérité d’une force vitale qui
crée ses propres moyens d’expression.
Son admiration pour Edith Piaf est
surtout connue par un recueil extraordinaire de dix courts textes accompagnés
de dix dessins, fragiles et fébriles (le contraire du dessin au trait que
Cocteau avait emprunté à Picasso et Matisse néoclassiques). Il est difficile de
dater le concert qu’il évoque et durant
lequel il passa vingt minutes exaltées à la dessiner (à Marseille, Aix ou
Paris ?). En tout cas le texte IX est postérieur à 1963, l’année de la
mort de Piaf. « Petite, tu es morte,
tu es morte pour ceux et pour celles qui te considèrent comme morte. Mais non
pas pour celui qui, bien comme je le suis, te sens te mouvoir et de jour et de
nuits dans mes grands appartements émouvants. L’émotion de ta présence est . Ta
présence émouvante existe. Ta présence émouvante se comprend bien de moi. Ta
présence émouvante exhausse même ce moi que je suis. »
Dans cet hommage poétique à Edith Piaf
une place est faite à Brassens (comme dans le Manifeste de 1958). Où l’a-t-il
entendu, et quand ? En 1955, Brassens chante au Théâtre Municipal d’Aix,
annoncé comme le plus frondeur des poètes chansonniers. « Tout comme Edith Piaf est une grande simple,
Georges Brassens est un grand simple. Ce qui leur permet à l’une et à celui-là
de développer en trombe l’exaltation sans limites. Mais Edith Piaf va plus loin
encore dans la sonorité et la passion fulgurante que dans le vocable. Brassens
équilibrerait les deux. Alors que maints autres font des efforts superflus pour
se montrer à la hauteur de la simplicité. » (VII).
Mélik était sensible à la musicalité
et au texte des chansons populaires. Autre chanteur admiré, Jean Ferrat. C’est
grâce au peintre Jean Saussac, qui
exposait comme lui à la galerie Da Silva à Marseille, qu’il le recevra avec
ferveur au château de Cabriès. Il admirait sa chanson La montagne (1964) qui célébrait à ses yeux la sainte-Victoire
visible depuis son atelier. On voit très concrètement que les goûts de Mélik n’obéissaient
à aucun apriori politique ou élitiste.
La très forte émotion de Mélik devant
Edith Piaf rappelle le poète surréaliste Robert Desnos (1900-1945) subjugué par
Yvonne George. Ces deux femmes - héroïnes de la « chanson réaliste » - touchaient l’âme de ces artistes par leur
voix et leur présence physique. « Voici
que sa voix émouvante s’élève. Cette femme apparue nous parle au nom de l’amour
et du désir. Sommeillante en nous, la passion s’éveille et nous rappelle que le
temps est proche où nous devrions nous soumettre à la loi des rencontres
dramatiques. », R. Desnos, 1925 (cité par M.C. Dumas, Robert
Desnos ou l’exploration des limites, Klincksieck, 1980).
Mélik écrira de son côté dans son
style incantatoire : « Une femme des
plus menues et des plus simples qui soient, produit par l’audible la grande
exaltation. La forme ou du moins l’aspect de cette femme menue et simple ne
peut qu’accentuer encore l’exaltation, la belle exaltation d’esprit que produit
l’audible (II)… L’anormal n’est pas toujours à l’opposé du normal. Il peut
être, il arrive qu’il soit du super-normal. Du normal entassé, sublimé,
s’exacerbe. Il y a, c’est sûr, dans la vie de cette femme même, des enfers
vrais et des paradis vrais. Il arrive, petite, que tu rôdes chez moi, mais tu
es à la fois une lumière crue et une ombre chaude. Qu’il arrive donc que tu le
sois longuement (X). »
Chansons réalistes aux textes simples
dont « les paroles bien pauvres
étaient porteuses du sens même de la
vie » (voir M.C. Dumas, Robert Desnos ou l’exploration des limites,
1980, p. 76).
La sensibilité extrême de Mélik à la
« chanson réaliste et populaire », à Edith Piaf en l’occurrence,
« cette diva aux pieds nus »
qui appartient à la tradition incarnée avant la première guerre par Yvonne
George, est transcrite dans de frêles dessins, avec ou sans rehauts. Pour Mélik
la « sensibilité tonique »
n’est donc pas un privilège de la culture savante mais elle se manifeste dans
toutes les formes de l’art (position très différente de celle de Dubuffet où
les arts bruts sont la négation des arts culturels). Son critère absolu est la
« simplicité », qu’on
retrouve dans l’art savant du fauvisme de Matisse comme dans la chanson
populaire de Piaf. « Car la
simplicité est, pour qui la comprend bien, en quelque sorte une chaîne
déchaînante, une chaîne qui oblige à de ces déchaînements plus surprenants
encore par leur conscience vraie et saine que par les exagérations réfléchies,
raffinées et maladives qui courent les routes présentes et où se découvrent et
se redécouvrent toutes sortes de pépites (VI) »
La peinture qu’aime Mélik appartient à
cette sensibilité énergique qui atteint le simple (Van Gogh, Matisse, Bonnard, Klee,
Soulages), sans verser dans l’art brut des enfants ou des fous. Est-ce que l’art moderne peut être « simple »
sans être régressif (Dubuffet), être « simple » sans être récupéré
par le snobisme (Cocteau, Buffet) ?
Ce dilemme de l’art que Mélik
construit dans son Manifeste, court et dense, a été parfaitement élaboré par un
« aixois » atypique, Georges Duthuit.
Dans son grand livre, Les fauves
(1949) ce théoricien de la peinture est préoccupé, comme Mélik, par la fidélité
au fauvisme originel qui avait su opposer à l’espace fictif de la peinture traditionnelle
un espace musical. L’art a été dominé par la science des moyens techniques qui
a fait de la peinture un reflet savant dans un miroir. Il a malheureusement
refusé d’être expression de vie. « Personne
n’a jamais vu, ce qu’on appelle vu, une Mona Lisa, ni un adolescent percé de
flèches qui souffre sans répit. Le peintre se contente de nous présenter là le
résultat de séries entières de perceptions corrigées et amplifiées par la
mémoire et reliées d’autorité l’une à l’autre, avec une incontestable dextérité ».
Pourquoi l’art des musées est-il souvent
admirable et froid ? Cette frustration violente n’est-elle pas à l’origine
de la peinture moderne qui a voulu traduire la vitalité, la « sensibilité
tonique » (Delacroix, Manet, Gauguin, Van Gogh, fauvisme) ? Déjà
dans l’Antiquité, le conflit entre l’art et la vie passait par une alternative artificielle
entre le dessin et la couleur, l’un intellectuel et donc aristocratique,
l’autre concrète et donc populaire. G. Duthuit cite Pline l’Ancien qui au
premier siècle de notre ère se lamentait du déclin de la peinture
aristocratique, sobre en couleur mais riche en dessin, supplantée par une peinture
venue d’Orient, moins sensible à l’imitation élégante et abusant de la couleur.
« L’élégant essayiste n’a pas le
moindre soupçon du fait que se créait sous ses yeux, contre l’esthétique
aristocratique des lettrés, un art à la fois aristocratique et populaire, et
populaire au premier chef. Après un déploiement inouï de faste cérémoniel et
communiel, cela sur la totalité des territoires chrétiens, et après une
disparition de quelques huit siècles, il ne commence à nous revenir, sous
d’autres modalités et limité au cercle de la peinture, qu’en Arles avec Van
Gogh d’abord et ensuite à Paris avec le fauvisme… N’importe quel treillis de
plâtre serti de verres bigarrés, à la bonne époque musulmane – je n’ai même pas
à parler de la sculpture romane – témoigne à notre égard d’infiniment plus de
générosité que l’offrande d’elles-mêmes à elles-mêmes de ces centaines de
personnalités, si remarquables par le surcroît de mérites ou de forfaits (sauf
Rubens et Greco). », G. Duthuit, Les
fauves, 1949.
Quelle peut être la fonction de la
peinture ? Mélik participe au
nietzschéisme des années 30, sa sensibilité vise à travers la peinture un
vitalisme qu’on retrouve à la racine du fauvisme et du cubisme d’avant 1914,
puis du dadaïsme et du surréalisme des années 20. Carl Einstein aura été, avec
Georges Duthuit, un des meilleurs
analystes de cette créativité des avant-gardes : « Désormais, il s’agit de déceler dans l’art son sens biologique, il ne
suffit donc pas d’en proposer une histoire descriptive ou de l’évaluer selon
une esthétique scolaire et de distribuer des notes ; il faut tenter une
sociologie ou une ethnologie de l’art en évaluant l’art, non plus comme une fin
en soi, mais come un moyen vivant et magique. C’est alors que les tableaux
retrouveront cette signification d’énergie œuvrant avec vitalité », Braque, 1934, p. 16.
Nous
découvrons peu à peu un Mélik beaucoup plus complexe et nuancé que ne le
laisseraient penser ses réactions d’ours mal léché beaucoup plus faciles à
mémoriser pour la conscience collective. Il s’est intéressé à l’art inventif
sous toutes ses formes : peinture avec Matisse et Derain ; sculpture
avec Brancusi et Giacometti ; littérature avec Lautréamont, Rimbaud, Kafka.
A partir de 1925 il fréquente les galeries parisiennes et les expositions (Avignon
1947 pour Picasso et Klee). Il lit les revues d’avant-garde et fréquente dès
1931 La Maison des Amis des Livres fondée par Adrienne Monnier. Cette Librairie
atypique était aussi une bibliothèque de prêt où se croisaient tous les
écrivains modernes (voir L. Murat, Passage
de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans
l’entre-deux-guerres, Fayard, 2003). Il estime Soulage et Manessier,
Bonnard et Picabia, Le Corbusier et Mathieu, etc. « Il veut que la Beauté artistique soit renouvelable et vivante »
(article de presse). S’il se méfie des musées (comme tous les surréalistes) ce
n’est pas qu’il méprise l’art du passé. Mais ce système officiel braque le
public contre l’invention. Mais il n’est pas naïf. Maintenant l’art original court
le risque inverse : tromper le public par le bluff et le snobisme. Ma
peinture déclare Mélik ne doit être « ni
classique conventionnelle, endormie aux cimaises poussiéreuses des musées, ni
révolutionnaire conventionnelle, figé de parti pris dans l’abstraction. »
(Le Provençal, E.-F. Xau, 23 octobre
1961, archives du musée Edgar Mélik, Cabriès). Faire de la peinture autre chose
qu’une représentation stylisée tout en évitant l’art brut et le bluff reste aux
yeux de Mélik le défi majeur de la « sensibilité tonique ». C’est
cette voie étroite qu’il emprunte à la suite des peintres qui à ses yeux
cherchaient dans leur art ce contact intense avec la vie (Matisse et Derain fauves, Van Gogh, Bonnard, Soulages,
Klee, Picabia). La notion de « simplicité » qu’il retrouvait dans la
chanson réaliste, il l’avait captée dans tous les courants de la peinture de sa
jeunesse parisienne (1900, 1908, 1925). Par contre il reste étranger au débat
des années 30 sur ce que doit être un style national en peinture et un nouveau
classicisme. Le Manifeste très dense de 1958 prouve que Mélik connaît et déplace
le conflit où se mêlent esthétique et politique depuis l’invention de l’expression
« Ecole de Paris » par André
Warnod en 1925. En effet, le malaise « nationaliste» n’avait pas manqué
contre l’évolution de la peinture d'avant 1914 vers une simplicité pourtant très
cultivée (Matisse, Derain, Chagall). En
1941, Robert Rey, dans son livre La
peinture moderne ou l’Art sans métier (Que sais-je ?) s’en prend au
Paris cosmopolite où Chagall et Soutine n’apportaient rien au modèle français
de la peinture. Comment Chagall osait-il
illustrer les fables de La Fontaine ? En 1944, Bernard Dorival, s’inquiète
du « réveil étrange des arts
orientaux ou des arts du Proche Orient qui donne l’impression que l’Occident
était de nouveau battu par une marée déferlante de l’Est, comme il l’avait été
aux premiers siècles de notre ère » (Les Etapes de la peinture française contemporaine, cité dans L’Ecole de Paris, 1904-1929. La part de
l’Autre, 2001, p. 153). Pour ces historiens de l’art c’était bien sûr le
Matisse classique (« la période niçoise ») qui avait enfin retrouvé les
valeurs françaises de la peinture. Pour Mélik c’est tout le contraire. C’est le
Matisse fauve qui a ouvert une voie trop vite refermée (voir R. Labrusse et J.
Munck, Matisse-Derain. La vérité du fauvisme, Hazan, 2005). Le vrai
conflit n’oppose pas les arts nationaux entre eux mais la « sensibilité tonique » et la « sensibilité factice ». Que vaut un
art français qui rebrousse sa course vers la facilité agréable et un peu vide?
Molière et Louis XIV
contre la préciosité. Le dernier paragraphe du
Manifeste de 1958 est une référence encourageante à la guerre esthétique qui a
eu lieu au XVII° siècle entre « sensibilité tonique » et
« sensibilité factice » : « Je pense donc que selon mes moyens (je fais
ce que je peux) mais de même que le fit Molière qui, aidé de ses amis Boileau
et Louis XIV et d’autres, à force d’asséner des coups à la préciosité de son
siècle, en vint définitivement à bout, nous viendrons nous aussi à bout de
cette sensibilité malsaine infligée. Les plus snobs des snobs eux-mêmes
finiront bien par se lasser de leur propre visage, et auront la pudeur de ne
pas trop le faire voir et remarquer, et cesseront de l’imposer à tout moment et
à tout propos. »
Passage inattendu qui est un éloge de
l’art pour sa victoire sur une sensibilité affectée. Ancien étudiant à la
Sorbonne et grand lecteur, Mélik connaissait le drame culturel du XVII° siècle
qui plaça par miracle la comédie de Molière entre la préciosité et l’art
officiel d’Etat. Ce moment de l’humanisme moderne en France aura été la
conséquence imprévue du coup d’Etat de 1661 contre le surintendant Foucquet.
Dans son livre Le poète et le roi. Jean
de La Fontaine en son siècle (1997), Marc Fumaroli retrace l’histoire complexe
de ces deux sensibilités : « Paris,
l’esprit parisien, creuset de la culture, et le parisianisme, son ombre
prétentieuse… snobisme à gros grains, sécheresse de cœur, parade de culture,
niaiserie politique, le Paris du parisianisme est le bourreau, et l’éducateur à
rebours de l’académie des poètes, des artistes, des musiciens qui fait pourtant
sa vraie gloire, et qui a pour arrière-pays l’Arcadie des provinces. Au XVII°
siècle, le parisianisme, que tiennent en respect le comique des Femmes
savantes, l’ironie du Misanthrope, l’esprit des Fables, c’est déjà le
parasitage de l’urbanité véritable par la servilité, la parade et l’âpreté
intéressée des mœurs de cour » (p. 113).
S’il y a un critère de l’art véritable
selon Mélik ce pourrait être la simplicité, notion paradoxalement
anti-technique et en même temps à
connotation éthique. Ce serait la marque
d’un art qui ne triche pas avec l’humain, ni pour soi (narcissisme) ni pour les
autres (bluff ou flatterie). Un tel art tourne le dos au snobisme, au bluff, au
parisianisme, à la contestation vide, à la préciosité, à l’artifice d’une
contre-culture. La vitalité et l’éthique continuent à se confronter dans
l’esthétique qui obéit soit à la « sensibilité factice » soit à la
« sensibilité tonique ». Il est intéressant de noter que
Mélik après la guerre choisit les artistes singuliers : Picabia, le dadaïste impénitent, Paul Klee, l’inventeur de signes très
étrangers à la peinture en tant que telle, Soulages
et l’abstraction lettrée, ou Pierre
Bonnard, dont la simplicité cachait la grande liberté intérieure. 50 ans
après ce Manifeste de Mélik, l’art contemporain a-t-il choisi son camp ?
Il n’échappe toujours pas à cette instrumentalisation par le marché -
maintenant du luxe – que Mélik dénonçait dans son Manifeste de 1958. Certains
groupes industriels parient sur le scandale vide de tout enjeu, d’autres figent
l’art dans la pureté formelle. « Les
créateurs contemporains, entend-on répéter souvent, sont infiniment plus libres
que ceux d’autrefois, qui étaient soumis aux commandes et avis des monarques et
des cardinaux, et devaient leur obéir. Est-ce si sûr ? Qu’il n’y ait plus
de cours princières ne signifie pas que les artistes de cour aient disparu. Les
uns donnent dans la bouffonnerie, d’autres dans le sacré : l’Histoire
connaît ces deux rôle par cœur », Philippe Dagen, « Les nouveaux
mécènes de l’art contemporain », Le
Monde, 23 octobre 2014.
Ce
Manifeste de 1958 nous apprend deux choses importantes. Tout d’abord Mélik nous
apparaît plus complexe que ne le laissent supposer ses réactions brusques
conservées par la conscience collective. Ensuite la force réflexive du Manifeste
est qu’il nous apprend comment Mélik se situait lui-même dans le Temps à partir de ce conflit entre deux
sensibilités contraires. Ce conflit a pris des formes extrêmement variées parce
qu’il est conditionné, à chaque époque, par les facteurs culturels et
politiques. L’enjeu, très nietzschéen, c’est notre capacité vitale à affirmer
l’humain. Ce n’est pas l’art pour l’art mais l’art comme moyen de manifester la
plénitude déroutante de l’humain – entre l’animal et le mystique – ou de le
trahir par une sensibilité narcissique. Il l’écrivait déjà en 1932 dans le
texte « Tournant » : « L’humain
absolu ne peut exister par lui-même dans l’art – il ne sera jamais que l’ombre
de l’homme qui est derrière l’œuvre… L’humain ne se rattache guère plus au
classique qu’au romantique ou au moderne – mais si toute époque l’a réalisé,
autant qu’il se pouvait, la nôtre lui est particulièrement rebelle – tous les
facteurs de la vie économiques d’aujourd’hui sont autant de traits mortels. »
(H. Juin, Mélik ou la peinture à la
pointe du temps, La Mandragore, 1953). L’humain est au-delà de toutes les
époques de l’art (classique, romantique ou moderne) qui sont autant d’aventures
plastiques pour rendre compte de l’humain. En ce sens elles sont toutes à
relativiser, et aucune ne peut servir de norme intemporelle. D’où les jeux de
langage quand Mélik parle de sa propre peinture : « La Beauté artistique doit être classique non
conventionnelle, souveraine et subjective, ou ne sera pas » (1961),
« Ma peinture n’est pas
anticlassique. Je puis la dire surclassique. Elle est simplement un classicisme
qui se dépasse » (1964), « Je
me place au-dessus du classicisme mais avec les mêmes rigueurs… C’est une forme
de romantisme évolué qui va dans le sens de la construction. Disons que je suis
un surclassique » (1967). Le classicisme n’est pas plus intemporel que
le romantisme ou le baroque, contrairement à l’illusion rassurante de
l’histoire de l’art. Mélik fait aussi sauter ce verrou.
Olivier
Arnaud
Article si dense et si complet sur cette part permanente de "sensibilité tonique" dans la peinture de Mélik et ses écrits, que je souhaiterais que tôt ou tard , il fasse l'objet d'une publication ("papier") venant compléter le corpus déjà existant, notamment la publication à trois Arrouye, Pontier et toi, Olivier intitulée Edgar Mélik: la part méconnue de son œuvre. et les autres articles que tu nous as déjà donner à lire avec grand plaisir et attention. Merci.
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