samedi 4 juin 2016

L'esthétique ça sert d'abord à faire la guerre !



«L’histoire de l’art est la lutte de toutes les expressions optiques, des espaces inventés et des figurations », Carl Einstein, revue Documents, 1929, n°1.  « Les Fauves ne cherchaient rien d’autre que de faire rentrer la discorde dans un ordre harmonique », G. Duthuit, Les Fauves, 1949.

                       
Textes, Le 1° novembre 1958 (Imprimerie Sauquet -Marseille)

 Comprendre l’œuvre d’un artiste à partir de centaines de toiles qui se métamorphosent avec le temps  n’est pas simple. Remonter à la sensibilité qui en est la source est encore plus difficile. Les jugements de Mélik (articles de presse, manuscrits et  lettres) permettent de comprendre la conception qu’il avait du rôle majeur de l’art dans la vie. Il apparaît assez vite que la personnalité de Mélik place le combat, le conflit au cœur des enjeux de l’art. Il l’écrit en 1945 à Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud : « Ma peinture est combative. Je puis même dire qu’elle est à la tête du grand combat contre les fausses et stériles conceptions du public. J’aurais tort de ne pas être combatif moi-même puisque je m’attaque à presque toutes les tendances généralement admises… Et ce serait un tort à mon sens que de flatter les mauvais jugements d’un certain public de Marseille » (Paris, 18 novembre 1945).

Mais il faut attendre un Manifeste écrit par Mélik en 1958 pour comprendre exactement en quoi sa peinture se voulait de combat (le texte de Mélik sera analysé par extraits en caractère gras). Mélik disait de lui-même qu’il n’était pas un peintre intellectuel, voulant dire par là que le « métier » ne doit pas refouler la spontanéité et la « grande inconscience » (expression qu'il emprunta à André Breton). Dans certains propos péremptoires  il s’opposait même à Léonard de Vinci qui avait eu le tort de subordonner la peinture à la science !  Mais Mélik avait-il des idées très précises sur les enjeux de la peinture, de ses rapports à l’histoire et à la civilisation ? Un extrait parmi d’autres : mobilisé comme soldat en septembre 39 il correspond avec une amie, la femme de lettres et libraire, Adrienne Monnier. Il vient de recevoir le numéro de la revue littéraire qu’elle dirigeait,  Mesures (15 janvier 1940). Il fait le bilan d’une époque qui sombre dans la guerre. La magnifique inventivité artistique et littéraire de la première moitié du XX° siècle a-t-elle pu se transformer en civilisation vraiment humaine ? « L’entre-deux-guerres nous a valu – et cela vous avez raison de le faire valoir – un beau mouvement littéraire. Il nous a valu aussi des réalisations importantes dans l’art. J’y crois. Mais socialement, économiquement et moralement cela a été un échec. Qu’y faire sinon le transformer. Puissent ces événements, prochains ou autres, le faire justement », Lettre de Mélik à Adrienne Monnier, mars 1940 (Fonds bibliothèque littéraire J. Doucet).

     
         

Adrienne Monnier dans sa librairie, Paris, 1936 (Photo Gisèle Freund)


 Mélik, le lettré












Loin de la légende nous allons découvrir un Mélik très cultivé qui juge avec virulence la situation de la peinture. Il est au fait des grands débats sur la possibilité même de la peinture. Que peut-on encore attendre de cet art ?  La génération précédente avait radicalisée la question : Miro (1893-1983) parlait d’assassiner la peinture (1929). Tous les moyens matériels étaient mis en jeu pour dépasser l’acte de peintre  par les collages de Braque (1882-1963) et Picasso (voir « La peinture au défi », Louis Aragon, 1930). Quant au dadaïsme de Picabia (1879-1953) et de Duchamp (1887-1968) il refusait la peinture traditionnelle dès 1912. Or, nous avons l’image d’un Mélik peintre malgré tout, solitaire et confiant, assez extérieur à son siècle ! Nous allons découvrir  une peinture ébranlée par ces mises en cause violentes. Certes Mélik parie encore sur la peinture, mais il déplace le conflit dans la peinture. L’informe, l’excès de matière, l’anormal seront les symptômes récurrents de ce conflit dans sa propre peinture. L’art peut-il rester  un raffinement social ? Ou doit-il redevenir une exploration explosive  de la vie (nietzschéisme, surréalisme) ?
Quelle idée très construite Mélik avait-il de la peinture?



« D’une guerre entre deux espèces de sensibilités... » Le texte que Mélik aurait dû lire dans le studio de télévision de Marseille le 31 octobre 1958 (et qu’il fit imprimer sur une page format A3 pour l’envoyer à ses amis) n’emprunte pas de voies détournées. Pour paraphraser un titre célèbre (La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Y. Lacoste, 1976) on peut dire que Mélik pense que l’esthétique sert d’abord à identifier un ennemi. Le terme de « sensibilité » utilisé par Mélik n’est pas neutre. Au lieu de parler du goût (norme stabilisée) ou du style (histoire de l’art) Mélik désigne une fonction affective de l’homme, le lieu de nos réactions les plus spontanées devant les images et les êtres. Qu’est-ce que l’art ? Produit-il des représentations agréables ou des  objets visuels porteurs de forces sensibles et inconscientes ? Les images troublent, inquiètent ou fascinent avant tout jugement esthétique. Il y a une empathie négative ou positive avec l’image. Ainsi le tableau ne serait pas une représentation désintéressée et libre comme le veut la philosophie esthétique de Kant. Elle est expression plastique qui éveille en nous désir, émotion, déformation et forces vitales selon l’optique de Nietzsche (« Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzschéen » déclarait Mélik en 1937). Devant une image, identifier le sujet et apprécier l’harmonie ne suffit pas, c’est la sensibilité qui réagit avec douceur ou violence. L’image est d’abord reçue dans son immédiateté sensible qui touche notre énergie vitale.  Une image c’est un rythme, une forme de vécu comme le rêve ou le symptôme qui sont aussi des expériences visuelles. « Ce n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage. Une peinture est un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté dominant. Le violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. », Mélik (entretien 1937, « Surréalisme nietzschéen», archives J.M. Pontier).

Plutôt que l’esthétique philosophique qui oppose le corps et l’esprit, la forme et le sujet du tableau, il faudrait comprendre le style comme un compromis entre la clarté du rêve (Apollon) et l’ivresse de la fusion (Dionysos). Les choix de Mélik indiquent qu’il ne veut pas des images qui sont des représentations mais des images qui sont des expressions (Matisse, Picabia, Klee). Il se revendique ainsi de la philosophie de Nietzsche qui a été prolongée au XX° siècle par l’anthropologie de l’image d’Aby Warburg (1866-1929). « L’artiste se trouve pris dans une situation inévitable – structurale, structurante – d’un va-et-vient entre « aliénation pulsionnelle » et « création formelle ». Tout oscille, tout remue, tout va de pair : il n’y a pas de formes construites sans abandon à des forces. Il n’y a pas de beauté apollinienne sans arrière-fond dionysiaque », G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002.  Donc, le mot sensibilité est à prendre dans son sens le plus fort, un échange entre le corps et l’esprit, entre vitalité et spiritualité. 
Mélik, Portrait au sein nu (énergie de l'image)
 

En raison de cette charge vitale Mélik nous place devant une alternative radicale : le tableau devient un véhicule pour la sensibilité tonique ou pour la sensibilité malsaine. L’esthétique classique se présentait le plus souvent comme la connaissance cultivée de la perfection technique des œuvres (« Le style est la manifestation du savoir-faire », E.H. Gombrich, La préférence pour le primitif, Phaidon, 2004). La sensibilité dont parle Edgar Mélik désigne la réaction spontanée de l’homme qui mesure la teneur vitale et éthique de l’image. Toute œuvre d’art est une position face à la vie. D’où l’ambiguïté de son vocabulaire qui mêle morale et art, puisque le style est une manière d’être au monde. La sensibilité est une question de style, évaluation du rapport à la vie, à la douleur et au désir, affirmation de la vie ou fuite narcissique devant la vie. « L’instinct le plus profond de l’artiste va-t-il à l’art, ou bien n’est-ce pas plutôt au sens de l’art, à la vie, à un désir de vie ? », Nietzsche, Le crépuscule des idoles.

Origine de la sensibilité tonique. Le Manifeste de 58 oppose donc deux sensibilités qui sont en guerre dans les arts en France. Tout le courant de la peinture moderne, avec les dates symboliques fournies par Mélik (1900, le fauvisme ; 1908, le cubisme ; 1925, l’Ecole de Paris et le surréalisme),  exprime à ses yeux une « sensibilité tonique ». C’est l’époque extraordinaire de Montparnasse, où le creuset de Paris invente une nouveau langage plastique grâce à sa vitalité époustouflante : « Non seulement la peinture de Paris, des provinces et du monde, des quatre coins du monde, se trouvait là, de la rue de Rennes à la Closerie des Lilas, mais aussi la science, la musique, l’architecture, le cinéma, les lettres, tout ce qui pense en fait participait à ce fleuve pensan».

Matisse, La Gitane, 55 x 40 cm, 1905, Centre Pompidou
 
               Mélik garde manifestement un souvenir ébloui de cette unité dans la diversité, au sens géographique (Paris, Province, quatre coins du monde), au sens artistique (cinéma, architecture, musique) mais aussi intellectuel (lettres et science). Optimisme et non scepticisme, inventivité et non menaces de la bombe H, cette vitalité s’exprimait d’abord dans la peinture. A ses yeux, ce courant a été un miracle de vitalité : « L’air que l’on respirait était tellement tonique qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par le courant pour avoir, non pas du génie, mais des étincelles de génie ».  Mélik précise que sa propre peinture commence à se former vers 1925. En 1958 il se souvient de ses progrès lents vers son propre langage plastique, et de ses expositions personnelles qui furent souvent des échecs de notoriété qu’il fallut à chaque fois surmonter (1930, galerie Carmine à Paris ; 1933, galerie Marcel Lévy à Tanger ; 1934, galerie Da Silva à Marseille ; 1935, galerie Lucy Krogh à Paris, etc.). Il sait faire preuve d’humilité, et parle à son propre sujet non de génie mais d’étincelles de génie. Il sait que sa peinture se transforme depuis 30 ans dans la fidélité à cette impulsion créatrice. Il cherche toujours et inlassablement à mettre au point sa  propre «spiritualité plastique ».

Le réseau économique. Mélik n’ignore rien des « mondes de l’art» (expression du sociologue américain H. Becker), car l’artiste n’est pas un être isolé mais un être pris dans un réseau qui se construit peu à peu autour de critiques d’art, de revues, de marchands, de collectionneurs et de publics variés. Après la Première Guerre mondiale l’ « Ecole de Paris » a bénéficié d’un nombre croissant de galeries qui se consacraient à la peinture moderne (plus de 100 en 1930; voir L’Ecole de Paris, 1904-1929, la part de l’Autre, catalogue exposition Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2001)
 L’effervescence était à son comble, et le jeune Mélik fréquentait les lieux où la pratique des arts plastiques (peinture, sculpture, fresque) était la plus innovante. Selon son propre témoignage écrit,  on sait qu’il passe rapidement à l’académie Ranson (Roger Bissière), à l’académie André Lhote créée en 1926, et à l’académie scandinave où il apprécie Othon Friesz (enseignant de 1925 à 1929; voir Montparnasse Années 30. Eclosions à l’académie Ranson, 2010, et Nicolas Wacker, Peintre à l’académie Ranson, 2004).

Dans son Manifeste Mélik essaie de comprendre le naufrage de cette sensibilité tonique. Il propose une pathologie de l’esthétique. Comment  expliquer le conflit des sensibilités dans l’art, et le succès de la sensibilité factice aux dépens de la sensibilité tonique ? L’idée de Mélik est originale. Il y a eu contradiction entre l’imprévisibilité des valeurs qui jaillissaient du monde des peintres et le besoin de contrôle du marché de l’art par les marchands et galeristes. Mélik connaît bien les rapports de force et les lieux géographiques du monde des marchands jusque dans les années 50. Il ne vit plus à Paris depuis 1932, mais il y fait des séjours assez longs, et il y garde jusqu’en 1950 au moins un  atelier (au  63 rue Daguerre,  quartier Montparnasse). Avant la Première Guerre mondiale le rapport de force était à l’avantage des peintres dont l’évolution rapide créait une incertitude croissante pour les marchands. Même les peintres à contrat « n’étaient pas à l’époque des peintres à courbettes, mais de vraies forteresses  de la pensée et de la connaissance ». 

Parmi la centaine de marchands de peinture moderne à Paris en 1930, combien avaient un sens réel de la peinture, en plus du sens des affaires ? Pour un D.-H. Kahnweiler qui aura soutenu les peintres cubistes dans leur période héroïque (1907-1914) - quand rien n’était gagné -  combien de simples marchands ? Dans cette élite disparate on compte certainement Paul Rosenberg qui avait sa galerie au 21, rue La Boétie. Il fera fortune avec la peinture de Picasso qui le laissait indifférent. Le portrait qu’en dresse P. Assouline est révélateur : « C’est un homme d’affaires avisé, mais ce n’est que cela. Il connaît mal la peinture, ignore l’histoire de l’art. Les peintres ont vraiment l’impression qu’il se désintéresse totalement de ce qu’ils font. Au moins, c’est franc. En contrepartie, on le crédite d’un flair excellent. Il a l’intuition du marché, rencontre beaucoup de monde dans les milieux les plus fortunés. Ce n’est pas tout à fait un hasard si la période « mondaine » de Picasso, avec chauffeur, limousine et grandes soirées, coïncide avec sa prise en main par Paul Rosenberg »,  dans L’homme de l’art. D.- H. Kahnweiler 1884-1979 (Balland, 1988, p. 312).

Selon Mélik, entre les deux guerres, (comme aujourd’hui en 1958), la plupart des marchands étaient des « analphabètes, ou quelque chose de rapprochant ». Ce qui veut dire que le marchand de tableaux, par métier cherche à orienter la peinture vers des valeurs rentables, la valeur non marchande de l’art devenant secondaire.

Après la guerre la rue La Boétie est devenue le symbole de tout ce que Mélik méprise dans le pouvoir des marchands sur la peinture. Il parle de la « maçonnerie Boétie » et dans un poème surréaliste de 1950 il pratique la dérision : « Carnage de critiques d’art, rue de la Boétie à chaque midi ». Ce poème, il l’a écrit pour son exposition à Marseille, galerie Da Silva, février 1950. Le titre « Ponts coupés » exprime bien la rupture de Mélik avec le système qui, à ses yeux,  a domestiqué l’art moderne. Mais Mélik ne cède pas au pessimisme : « On m’a plutôt évité depuis six mois, car ils nomment peintre factieux celui qui est libre de penser comme il le doit et le sent, peindre fortement et positivement comme il le faut, et non pas rattaché à la trop célèbre rue qui porte le nom de l’auteur du discours sur la servitude volontaire, titre qui pourrait très bien convenir à certains peintres exposant dans ce quartier. Mais tout s’arrange en France. J’en ai la conviction », Lettre du 20 juin 1958 à Madeleine Follain (fonds IMEC).

Il faut bien comprendre la colère de Mélik. Que le système des marchands favorise en priorité une certaine facilité en peinture est normal, mais pourquoi cherche-t-il a briser (salir) ce qui est différent ? L’hypocrisie de la critique est évidente quand elle soutient que le goût est libre mais que ce qui lui déplaît est moins légitime que ce qui plaît par habitude. Mélik parlera de sabotages et il pense à un article particulièrement lâche publié dans le journal parisien Arts (1957, n°615) à l’occasion de son exposition à Marseille :

« L’ensemble évoque une crème aux œufs dans laquelle des filets rouges s’étirent dans un malaxage imparfait … de ce qui est exposé, nous disons que ni dans la matière, ni dans la couleur, ni dans le dessin cela ne mérite le nom de peinture, en nous défendant de détourner qui que ce soit de l’apprécier et de l’acquérir » (Le poète et critique d’art Jean Todrani répondra fermement à cette méchanceté gratuite qui sert à flatter l’analphabétisme artistique, voir Cahiers du sud, 1957, n° 341).

La peinture de Mélik invente un monde imaginaire,  étrangement spontané. Elle est déroutante mais familière. Chacun est libre de ne pas l’aimer mais sa sincérité ne peut être niée.

Mélik, Rupture, c.1950,  63 x  47 cm, HSB
L’amazone, c. 1955, 75 x 50 cm, HSB
                    

L’histoire de l’art est toujours une lutte entre des espaces optiques (Carl Einstein). Ce conflit prend des formes très différentes selon les époques. La deuxième moitié du XIX° siècle avait connu une lutte entre la peinture académique et la peinture innovante défendue par des écrivains comme Baudelaire, puis Zola et  Huysmans. Pour un galeriste éclairé comme Paul Durand-Ruel (1831-1922) qui savait défendre Manet et les impressionnistes contre le goût dominant, combien de marchands refusaient toute valeur inventive, combien de critiques insultaient tout changement? Première guerre du goût, mais entre une tradition épuisée et la nouveauté, entre la bourgeoisie et la vie artistique.

« Au final, le goût bourgeois l’emportait, avec son obsession du travail et sa passion du mérite. Leur traduction esthétique, le « lisse » et le fameux « fini » des tableaux, devenaient l’alpha et l’oméga du nouveau discernement. A cette aune, argument qui se voulait rationnel, nombre de Manet paraissaient effectivement maladroits, bâclés et vulgaires », P. Assouline, Grâces lui soient rendues. Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes, 2002.

                                
Bouguereau, Naissance de Vénus, 1879

             



Manet, Olympia, 1863, 130 x 190 cm, Musée Orsay 








La deuxième moitié du XIX° siècle fut ainsi déchirée par cette bataille de la peinture moderne contre le goût traditionnel de la bourgeoisie qui achetait massivement ce qui lui plaisait et lisait les critiques d’art hostiles à toute valeur nouvelle en peinture. L’immense production en peinture restait totalement étrangère et hostile à Courbet, Delacroix, Manet et Monet.  Mais au début du XX° siècle, ce que Mélik appelle « la sensibilité tonique » semble triompher avec le bref fauvisme (Matisse, Derain, Vlaminck, Friesz), le cubisme (Braque, Picasso, Léger, Gris) puis l’onirisme surréaliste (Miro, Masson, Brauner, Klee). Le combat pour une autre peinture, dont la référence absolue ne sera plus l’inaccessible Renaissance,  semblait gagné. Nous étions passés d’une peinture narrative à une peinture plastique avec la fin de l’obsession pour la ressemblance. Cette deuxième mutation de la peinture moderne c’est Matisse qui l’opéra (Mélik en est parfaitement conscient) : « En regardant un tableau Matisse oublie ce qu’il représente ; ce qui seul l’intéresse est le sentiment visé, celui des lignes, de la couleur et de la composition. Il voit le jeu des moyens. Un jour, par exemple, je regardais avec lui le portrait du frère de Dürer à Munich. Il trouvait que c’était une copie extrêmement sensible de la nature sans l’emploi de moyens plastiques. Il précisait ainsi la façon de voir de Dürer », G. Duthuit, les fauves, 1949 (rééd. 2006, p.263).

Matisse, Portrait de Marguerite, 1906 
                                               
Dürer, Portrait d’un jeune homme

                               

 Le philosophe Etienne Gilson a analysé cette mutation radicale de la peinture moderne du début du XX° siècle : « Le tableau devient livre dès que l’artiste commence à se servir de couleurs et de lignes pour représenter et raconter une histoire, pour décrire des sentiments humains, bref pour exprimer ce qui pouvait se dire à l’aide de mots. Si cela est vrai, les Occidentaux ont vécu dès le début de la Renaissance dans l’illusion que la peinture est un art essentiellement reproductif dont l’objet est de parler aux yeux comme celui de l’art littéraire est de parler à l’imagination… Il ne serait peut-être pas inexact de dire que nous admirons aujourd’hui Giotto pour les qualités picturales que son art retenait du passé, c’est-à-dire tout ce qui, en lui, n’était pas encore la virtuosité que la Renaissance devait atteindre dans l’art de représenter les apparences visuelles (perspective, modelé, ombre, trompe-l’œil). Giotto et Piero della  Francesca contiennent déjà assez d’imagerie pour intéresser les spectateurs atteints de cécité picturale, mais encore assez d’art pour intéresser ceux d’entre eux qui ont l’œil peintre. Au XV° siècle la peinture a voulu tracer le tableau de la réalité qui l’entourait, sur les traces de la science (optique, astronomie, botanique). Avec la célèbre Cène de Léonard de Vinci (1499), œuvre de génie, la peinture s’est engagé sur le chemin qui devait la conduire à sa perte », Peinture et réalité, Vrin, 1972 (conférences de 1957).

Dans son Manifeste de 1958, les références de Mélik à cette autonomie plastique de la peinture sont Matisse, Derain et Vlaminck (1900-1906). Il garde manifestement un souvenir ébloui de cette négation de l’art reproductif qui avait dominé la peinture du XV° au XIX° siècle. Contrairement à la légende, les peintres du fauvisme et du cubisme se sont intéressés entre 1900 et 1914 à des arts non-européens (art d’Egypte, art africain, art musulman, art médiéval, Primitifs italiens) non pour imiter ou faire des emprunts, mais pour inventer des valeurs plastiques capables de rompre avec l’art-imitation qui avait atteint de toute façon sa perfection technique avec Léonard de Vinci et Raphaël (voir P. Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 1998). La peinture moderne ne fut pas un énième style dans l’histoire de l’art mais une mutation dans la condition de l’image (R. Labrusse).

« Et chaque valeur nouvelle qui apparaissait était pour les marchands une cause d’insomnie. Ils perdaient l’initiative, les directives, les profits, que les peintres, eux, gagnaient. Les peintres les gagnaient en vitesse ».

Les relations entre marché et art vont dans les deux sens. Le marché de l’art fait émerger des valeurs d’art mais inversement l’artiste tient plus ou moins compte du marché. Ce non-dit de l’histoire de l’art est difficile à mettre en évidence, mais pourquoi nier que le peintre peut infléchir sa peinture en intégrant ce que le marché et le public demandent ?

« Tout ce qu’on attendait du courage des peintres fauves, c’était qu’il portât sur le maniement des couleurs explosives. Il y avait là combat, c’est certain, et danger de solitude et d’indigence virilement affronté. Ce péril fut aussi écarté, et avec quel succès, le marché de la peinture tendant de plus en plus à supplanter celui du diamant ou de la drogue », G. Duthuit, Les fauves, 1949 (rééd., p. 190).


La défaite de la sensibilité tonique. D’après Mélik, le langage plastique né d’une « sensibilité tonique »,  a été récupéré pour être mis au service d’un art conventionnel et snob beaucoup plus facile à orchestrer par les marchands et le goût du public. Le drame selon Mélik c’est que les peintres novateurs  vont eux-mêmes infléchir leur art vers la facilité, vers une spontanéité moins expressive,  moins déroutante.

« Vers 1930/1932, les marchands réussirent alors, cela est bien triste, avec l’appui des snobs et d’une domesticité très affairée et bien rémunérée, à remplacer, à faire remplacer de plus en plus cette sensibilité tonique de 1925, par une sensibilité malsaine, viciée, vicieuse, viciante, pourrisseuse, immorale et dégénérescente.»

Evidemment, c’est catégorique et ça ressemble fort à de la mauvaise foi chez un peintre, né en 1904, qui sent une divergence entre ce qu’il fait et le goût dominant qui s’impose à Paris, ce « Paris fissuré » dont il parle dans ses lettres à son amie peintre Madeleine Follain. Et si l’histoire de l’art venait nous apprendre qu’il ne s’agit pas d’une illusion de Mélik ? Effectivement on assista à une forte inflexion néoclassique de la peinture dans l’entre-deux-guerres (voir Yves Bonnefoy, « L’art d’entre les deux guerres et le problème du classicisme », exposition Bâle, 1996 ; Kenneth Silver, Vers le retour à l’ordre. L’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale, Flammarion, 1991). Si le Manifeste de Mélik était simplement l’expression de son dépit il ne pourrait pas nous servir à comprendre comment Mélik situait sa propre peinture dans l’évolution récente de l’art. Ce qui est factuel, c’est que Mélik fait allusion à l’évolution artistique des trois maîtres du fauvisme, Vlaminck, Matisse et Derain. D’après lui, ces peintres ont renié leur propre audace après la Première Guerre mondiale, justement par complaisance pour un marché de l’art qui réussit à s’emparer des peintres quand ils furent fatigués par leur propre inventivité. Et là nous ne sommes plus devant une lubie de Mélik, mais un problème bien documenté de l’histoire du fauvisme.

« Matisse était encore un véritable peintre et les marchands n’avaient pu encore le soulager de sa valeur. »

                                                     Matisse fauve ?

Madame Matisse, 1905
                                                           
Fenêtre ouverte à Collioure, 1905

                                               Matisse néoclassique?                                                              

           
L’odalisque au dos droit, 1925     
                                              
Musique, 1939
                                                                    

La référence à l’évolution de l’art de Matisse est limpide avec ce qu’on appelle aujourd’hui sa « période niçoise » (1918-1930). Ce retour à la douceur, à la ligne calme, aux couleurs apaisées a donné lieu à l’époque à des avis très tranchés. La réaction dominante fut très favorable pour un peintre enfin fréquentable, pour la sécurité d’une peinture enfin lisible au premier coup d’œil (le dessin au trait), avec notamment le retour du thème orientaliste (l’odalisque) bien dans la tradition française. L’autre position, très hostile, vit dans cette évolution un abandon des valeurs plastiques du fauvisme. Ce jugement  sera partagé, entre autres, par André Breton et Georges Duthuit.  Mélik est évidemment de cet avis, du côté du fauvisme contre ce retournement néoclassique de l’art de Matisse. L’image matissienne très populaire et le système du musée ont presque refoulé la période fauve de Matisse (1898-1912) pour célébrer la période niçoise qui n’est plus guère fauve. Cette coupure dans la peinture de Matisse s’est accompagnée d’un débat (aujourd’hui oublié) sur le caractère enfin français de sa peinture.

« Il y a deux étapes dans le fauvisme, celle d’hier, le doute et la recherche, la mienne, en toute humilité, et celle du zénith, la certitude et la trouvaille, qui n’est plus tant de mon ressort. Pendant la première période, j’en fus témoin, le peintre souffrait comme un damné avant d’entreprendre un tableau. Et devant une de ces toiles qu’on peut appeler matissiennes, puisqu’il y a en beaucoup qui ne le sont guère, le financier ou le fonctionnaire se réjouissait plus haut des « enchaînements à la fois raisonnés et harmonieux du génie français »… », G. Duthuit, Les fauves, 1949.

Avec le recul, l’histoire de l’art discute toujours de cette relative extinction du fauvisme chez Matisse lui-même. Ainsi, un des meilleurs spécialistes de cette œuvre écrit : « Ces nouvelles peintures qui étaient encore de l’ordre de la recherche, chez Matisse, en 1918-1919, ont donc été figées par une réception qui s’est empressée d’y voir un accomplissement et d’intégrer ce stade soi-disant ultime dans la puissante réaffirmation d’une voie française en art, bien loin de l’idée d’un bouleversement de l’image occidentale telle qu’elle se faisait jour dans le discours des amis du peintre avant 1914. L’association de Matisse au luxe et à la joie de vivre, à sa maîtrise des sensations et de leur expression, dans les années vingt, escamote systématiquement les virtualités déstabilisatrices, utopiques, qui habitent son esthétique… Le numéro spécial des Cahiers d’art consacré au peintre, en 1931, se situe à l’apogée de cette veine sécuritaire : la majorité des contributions y insistent sur l’admirable fréquentabilité d’un peintre enfin rentré au bercail d’une tradition française revivifiée aux sources orientales, après des années d’errance sans doute nécessaire mais heureusement révolues », Rémi Labrusse, Matisse. La condition de l’image, Gallimard, 1999.

Un peintre a besoin d’être confirmé et qui résisterait au chant des sirènes des collectionneurs,  des critiques d’art et de la conscience nationale? Ce qui est remarquable c’est que Mélik ne jette pas la pierre à Matisse pour avoir abandonné les audaces du fauvisme. Il dénonce le système marchand qui a sa logique et qui triomphe du peintre à la «sensibilité tonique». Son jugement est donc identique à celui d’André Breton dans l’essai de 1928, Le surréalisme et la peinture  mais sans l’attaque personnelle. « Matisse et Derain sont de ces vieux lions décourageants et découragés. De la forêt et du désert dont ils ne gardent pas même la nostalgie, ils sont passés à cette arène minuscule : la reconnaissance pour ceux qui les matent et les font vivre » (A. Breton, Le surréalisme et la peinture, Gallimard, 1979).

Mélik est du côté intransigeant. A-t-il lu le grand livre, Les fauves, de Georges Duthuit, publié en 1949 ? Ce gendre de Matisse défendait dès 1926 le fauvisme originel contre l’évolution de Matisse vers une peinture narcissique de la douceur et de l’élégance. Il dénonçait alors la tendance à la facilité par rapport aux ambitions qui animaient les expériences esthétiques du début du siècle, lorsqu’on parlait beaucoup de « ramener l’art à la vie » (conférence au vernissage Matisse, Galerie Paul Guillaume, 8 octobre 1926, cité par Rémi Labrusse, dans Autour de Georges Duthuit, Galerie d’art du CG13, Aix-en-Provence, Actes Sud, 2003).

Il est certain que le jugement de Mélik en 1958 est lié à sa mémoire cultivée et renvoie à des polémiques féroces sur le sens à donner à l’évolution de Matisse vers un classicisme esthétisant (la fameuse « période niçoise »). Mélik est du côté d’André Breton et de Georges Duthuit, témoins décisifs contre les compliments largement dominants décernés à Matisse. L’art est transposition non de la nature (art reproductif) mais d’un rapport à la vie, donc il implique le risque d’une illusion sur soi-même que Mélik appelle snobisme, parisianisme ou sensibilité factice. Pour G. Duthuit aussi, la mondanité diffuse fut un risque mortel  pour la peinture de Matisse : « A moins que Matisse n’aille prendre pour argent comptant les promesses de cette harmonie de commande que nous dispense matin et soir la Riviera, ses matins sans rides, ses soirs illuminés par l’ardeur du couchant… danger d’éternité ? », Les fauves, 1949, p. 351.


Mélik juge identiquement l’évolution de la peinture de Derain. « Il y avait par exemple le grand Derain, pas encore démoralisé par ces gens-là ».  A nouveau, il ne s’agit pas d’une lubie de Mélik mais d’une allusion à un fait massif de la trajectoire de la peinture de Derain, d’un retour au néoclassique bien documenté par l’histoire de l’art.

Derain, Bateaux de pêche à l’Estaque, 1906  
                                            
Le peintre et sa famille, 1939
La grandeur de Derain, Mélik l’appréciait, et André Breton en avait été l’analyste précis. Derain aura été « le peintre du trouble moderne… Toujours est-il que, pour une période d’intérêt capital, celle qui, de 1908 à 1916, enregistre les plus grands remous de l’histoire de l’art, les collections publiques à notre disposition sont moins bien pourvues. Ceci est, en France, de nature à fausser le jugement. Qui s’en tient aux visites de musées n’a aucune chance de se constituer par lui-même la hiérarchie des valeurs qui devrait s’imposer objectivement… Passe encore pour Matisse, bien que pour le spectateur ses œuvres les plus révolutionnaires demeurent ici en trop petit nombre pour émerger de ce que le reste de sa production offre de plus « facile », de plus « aimable ».  Mais qui peut aujourd’hui se faire idée d’une évolution aussi accidentée, aussi captivante que celle de Derain jusqu’en 1917 environ, dont les plus hauts témoignages sont ensevelis dans l’ancienne collection Stchoukine à Moscou », dans Surréalisme et peinture, 1928.

Qu’est-ce que Derain a perçu du trouble moderne ? Il s’est posé une question vitale : comment rompre avec une peinture tellement sophistiquée qu’elle se limite à répéter techniquement les apparences les plus triviales des choses ? Comment inventer un réalisme qui aille plus loin que les apparences, un « sur-réalisme » (terme inventé par Apollinaire en 1916)? On a oublié que Derain avant 1914 était un peintre plus célèbre que Picasso. Il était alors le « plus grand primitiviste français », « l’amer barbare ».  « La seule définition complète de l’art est dans le fait du passage du subjectif à l’objectif Au-delà des calculs sur le temps, il y a le chapeau mou». Ce qui peut vouloir dire que la réalité simple des objets et des êtres est irréductible à leur explication scientifique.  Pour l’historien d’art Philippe Dagen, c’est par son « archaïsme moderne » que Drain réussira brièvement à briser ce cercle d’une culture académique à bout de souffle. « Il a surtout esquissée une justification esthétique de cette rupture : elle répond à l’état de corruption et de mensonge de la société contemporaine, elle n’est que l’enfant extravagant de cette société, son dernier enfant peut-être avant la sénilité. Derain pensait que son échec s’expliquait par l’expérience d’une société qui a corrompu l’artiste, et d’une histoire qui l’a écrasé à force de références ».  Son destin personnel après 1918 est celle d’un mélancolique. « Il a trouvé une issue au cercle, il l’a explorée et, plus tard, abandonnée. Après il a accepté la pose du foudroyé et du sceptique, du héros désabusé », P. Dagen, « Le  chercheur des cercles », dans André Derain. Le peintre du trouble moderne, catalogue d’exposition, 1994, Musée d’art moderne de la ville de Paris.

 Matisse, Baigneuses à la tortue, 1908
               
Derain, Route tournante à l’Estaque, 1906

                  









Dans le Manifeste de Mélik en1958 il y a un grand absent,  le cubisme (sauf avec la date symbolique de 1908). On sait que Mélik admirera d‘abord cette invention plastique pour son côté déroutant. Mais on a aujourd’hui oublié, que dans l’entre-deux-guerres, on lui reprochera d’être devenu une technique convenue. « La création d’une académie André Lhote en 1922 pouvait donner un signe supplémentaire d’une nette tendance à la  « professionnalisation » du cubisme, du « métier » dans le discours du retour à l’ordre »,  Armauld Pierre, Picabia, Le complexe du peintre, 2002.

D’où l’hostilité entre dadaïstes et cubistes durant toutes les années 20. Contesté par les productions iconoclastes de Duchamp et Picabia, Picasso réagira par un pastiche de la photo, par une stylisation du trait se substituant au style, par une adoption de toutes les expressions possibles (voir R. Krauss, Les papiers de Picasso, Editions Macula, p. 140). Le cubisme n’avait pas donné naissance à une liberté partagée, mais se survivait grâce à la personnalité insaisissable de Picasso (à propos de l’aspect peintre caméléon J. Clair parle d’une forme de « nihilisme artistique »).
   
      
Picasso, Le Ménage Sisley d’après Renoir, 1919
                  
Les baigneuses,   1918 
      
Dès 1945, la page Picasso semble tournée aux yeux de Mélik, et il s’intéresse davantage aux dernières productions déroutantes de Picabia et aux signes énigmatique de Paul Klee ! (voir sur le blog : Edgar Mélik face à l’œuvre de Picasso).

                                                                

Le succès d’une sensibilité snob.  Le premier succès du marché c’est d’avoir retournés les peintres novateurs contre leurs propres valeurs, vers une sensibilité plus conventionnelle dès les années 1920 (le retour à l’ordre). Après la Deuxième Guerre mondiale le triomphe d’une sensibilité factice sera l’œuvre de la mondanité et de ses échos dans la presse. La consécration par le snobisme a réussi à créer des valeurs liées au « jeunisme ».

Mélik nomme d’abord le « gamin Cocteau » (1889-1963) qui connaît une nouvelle jeunesse artistique après guerre avec la décoration de la chapelle des Pêcheurs à Villefranche-sur-Mer en 1957, et avec la décoration de la villa Santo Sospir, sur la pointe de Saint-Jean Cap-Ferrat entre 1950 et 1963.

J. Cocteau, la Chapelle des Pêcheurs, Villefranche-sur-Mer, 1967
            

                          

 
J. Cocteau, Le Mythe du Soleil /Le Génie du sommeil, villa Santo Sospir,  Saint-Jean Cap-Ferrat, 1950-1963.
                        


Mélik prolonge l’ironie du milieu surréaliste des années 20 contre Jean Cocteau, dont on a un premier exemple dans la revue Littérature  (N° 4) où André Breton se moque de son opportunisme artistique. Dans le même numéro de 1922 Francis Picabia  en donne un portrait peu flatteur (voir Man Ray/Picabia et la revue Littérature, Centre Pompidou, 2014). Le suivisme mondain crée un art léger, à tous les sens du terme. Le dessin au trait et les couleurs faciles créent une esthétique agréable mais sans poids. On connaît le suivisme de Cocteau face à  Picasso à partir de 1916 et son éclectisme : « N’importe quoi, du moment que c’est français. » (cité par R. Krauss, Les papiers de Picasso, Ed. Macula). 
Francis Picabia, Portrait de J. Cocteau, 1922

 
Le succès d’un art mondain serait sans importance s’il ne refoulait, dans la conscience collective,  l’enjeu vital de l’art tel que Mélik le conçoit (sensibilité tonique, spiritualité plastique). De toute façon l’art mondain n’a-t-il pas  toujours été une force dominante dans l’histoire de l’art ? A quoi bon s’en plaindre, à quoi bon lutter ? Or Mélik  ne  cache pas sa très mauvaise humeur contre cette forme d’art qui flatte l’instinct de sécurité du public. Qu’est-ce qui explique le poids du snobisme dans la défaite de la « sensibilité tonique » ? En 1934 Carl Einstein propose une explication de type nietzschéen qui recoupe la position de Mélik : « Le faible abuse de l’œuvre d’art comme alibi pour ne pas subir lui-même des états extrêmes – pour lui insupportables-  des paravents assurant la tranquillité sont déployés devant les impuissants. On passe sous silence sa propre faiblesse et utilise la force de l’autre dans des résultats bien classés et joliment inoffensifs. L’exploitation esthétique, c’est le parasitisme des êtres dépourvus de vie. Il en va de même pour ceux qui produisent des variations à partir des exploits d’autrui, cette arrière-garde des artistes pompiers exploiteurs des dernières trouvailles, qui vulgarisent bien trop prestement les visions des découvreurs et les intègrent peureusement mais honteusement au stock habituel de l’art », Georges Braque (1934), p. 17.

                                                    

Après Cocteau et son art mondain la deuxième cible du mépris de Mélik est la consécration du « gamin Buffet » (1928-1999) qui est lancé très jeune par des galeries et critiques d’art parisiens. En 1955, il obtient la première place au référendum organisé par la revue Connaissance des arts désignant les dix meilleurs peintres de l'après-guerre ! En 1958, à trente ans, a lieu la première rétrospective de son œuvre à la galerie Charpentier de Paris. Mélik devait juger ce succès douteux à cause de ses ressorts sociaux assez évidents. Il n’était pas convaincu par cet « expressionnisme pathétique » aux moyens trop commodes. Il partageait le refus catégorique d’André Breton : « Non la Beauté « classique » qui ne doit rien à la vie, non la beauté des ultra-modernistes qui écoutent encore Apollinaire fâcheusement promettre de « chanter la guerre » quand ils ne se pâment pas devant les Christs en peau de hareng de M. Buffet et les vomissements de certains soi-disant « existentialistes » », L’art magique, 1957, p. 227.



B. Buffet, Les amants, 1958
                                 
Le cirque, Deux Clowns, 1955

                                             










La troisième cible de Mélik est la « gamine Sagan » (1935-2004) dont le succès de Bonjour tristesse (1954) venait de lancer la carrière littéraire.

Cocteau, Buffet, Sagan : le Manifeste de 1958 nous montre Mélik attentif, très loin de l’image du solitaire coupé du monde,  à la trajectoire risible et mondaine de l’art. Comme un médecin, il pose son diagnostic à partir de la presse people des années 50. Ce n’est pas alors l’industrie du luxe qui oriente le marché de l’art mais les mondanités et la provocation assez inconsistante de certains artistes. « Les admirations sont alimentées par des consécrations…, aux applaudissements des vieilles dames « snob » de la Côte, des respectables Gould, et les occupants des Terres promises de partout. »  

Ce nom ne dit plus grand-chose aujourd’hui. Florence Gould était une riche américaine qui savait s’entourer d’écrivains et de peintres, à Paris, à Cannes ou à Juan-les-Pins (pour l’ambiance de courtisans voir Jeanine Warnod, L’école de Paris, Ed. Musée du Montparnasse, 2012, « La femme aux bijoux »). Elle demanda à Jean Dubuffet (1901-1985) d’exécuter une série de 50 portraits de ses amis écrivains. L’exposition ouverte le 6 octobre 1947, « Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient », assurera la renommée fulgurante de l’art brut : une forte dose de dérision et de régression assumée. « Je porte quant à moi haute estime aux valeurs de la sauvagerie : instinct, passion, caprice, violence, délire [...] J’ai dit que ce qui de la pensée m’intéresse n’est pas le moment où elle se cristallise en idées formelles mais ses stades antérieurs à cela [...] La peinture est langage beaucoup plus spontané et beaucoup plus direct que celui des mots : plus proche du cri, ou de la danse », J. Dubuffet, Positions anticulturelles, 1951.

Dubuffet, Ponge feu follet noir
                                                          
Dhôtel nuancé d’abricot, HST, 116 x 89 cm

                                   



Léauteaud, Sorcier peau-rouge
                                                       
Michaud, façon momie

                                              

On a parlé d’un « expressionnisme bariolé », et le projet ne manquait pas d’intérêt : « Chaque œuvre se réfère à une personne réelle, à un modèle dont l’artiste essaie d’attraper, non pas la ressemblance extérieure, mais le surgissement de la figure. C’est de la tension entre la matière picturale et la forme que naîtra le portrait. Plus grande est la résistance de la matière, plus forte sera la présence de l’être représenté, sa physionomie. Tous les portraits de cette série sont des œuvres éminemment équivoques, à la frontière de l’individualité et de la généralité extrême. »

Mélik aurait pu être sensible à cet « art brut », mais partageait-il la dérision et la contre-culture revendiquées par  J. Dubuffet ? L’art de Mélik se veut abscons mais construit, spontané mais cultivé. La « spiritualité plastique » est la visée de sa peinture. Mélik allait-il jusqu’à ranger l’art brut du côté de la « sensibilité factice » ? En tout cas pareil succès avait été assuré par un mélange de provocation et de mondanités qui ne pouvaient que lui déplaire.




Contre-offensive de la sensibilité tonique.  Après son analyse d’une situation qui remonte à l’entre-deux-guerres Mélik ne sombre pas dans le pessimisme. Tout d’abord il reste confiant dans sa peinture qui poursuit son aventure. « Je continue, moi, à œuvrer depuis trente ans dans la sensibilité tonique de 25, avec une évolution lente bien sûr, de celle-là dans le temps, dans une puissance sensible mouvante ascendante, mais toujours attachée à ce même cosmique initial. »

Il n’est pas évident de vérifier cette lente évolution à partir des tableaux de 1925-1945 (période assez mal connue  de l’œuvre de Mélik). Ce qui frappe en 58 c’est sa fidélité à un vocabulaire « ésotérique » déjà présent dans un autre grand texte, « Tournant » de 1932.  Ce titre renvoyait à cette année de rupture quand Mélik se sentit prêt pour rompre avec sa famille et quitter Paris pour son Orient- en fait la Perse de ses ancêtres paternels.  « La vie telle qu’on l’entend aujourd’hui effleurant superficiellement les sens et délaissant ce qui leur est intérieur est bien faite pour interdire tout excès. Or, l’humain en art ne peut être le produit que d’un excès – excès qu’auront créé un refoulement ou, au contraire, une extension inusuelle du désir. La qualité humaine n’est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du terme… Le mystique élargit le champ de l’humain, lui ôte toutes bornes – lui pour qui le luxe n’est plus, ni le plaisir. L’humain, s’il cumule en soi toutes les formes possibles de vitalité, peut n’être absolument pas voluptueux, et n’est pas le moins du monde hostile à la pureté de l’esprit – l’esprit n’étant que la quintessence de l’humain. » (publié par Hubert Juin, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, 1953, La Mandragore, Marseille).


Mélik pense surtout que son œuvre, par les valeurs qu’elle manifeste,  est comme en guerre contre la sensibilité contraire. « Et sans répit d’autre part je m’attaque, j’assène des coups valables à la sensibilité factice, malsaine, infligée. C’est une joie que de faire des failles dans ce proche passé impertinemment composé. C’est donc une guerre consciente que je mène, que mène une espèce de sensibilité contre une autre ».

La fin du texte sera très paradoxale par ses références culturelles (la chanson avec Edith Piaf et Brassens) puis historiques (le siècle de Louis XIV).  Au lieu de nommer des peintres ou des écrivains qui résistent à la sensibilité factice, Mélik désigne Brassens et Edith Piaf. Pourtant il reconnaît que ceux qui défendent la « sensibilité tonique » dans l’art et  la vie sont nombreux. « Alors que bien des caractères si magnifiques en France et ailleurs, dans tous les domaines, mènent eux aussi une sorte de guerre, mais peut-être moins consciemment que je ne le fais, ou même pas consciemment du tout. Dans tous les sens de l’art, il y a des valeurs réelles et effectives. Il y a des Brassens, il y a des Edith Piaf, et d’autres, et d’autres. Il n’est pas possible de citer un tel sans citer tel autre, et tel autre. »

Dans des entretiens à la presse Mélik était plus explicite et nommait des peintres dont il se sentait proche par l’esprit, et qui œuvraient aussi en faveur de la « sensibilité tonique » : Soulages, Manessier, Klee et Picabia. On constate que sa curiosité pour la peinture en train de s’inventer ne s’enferme dans aucune école, elle va de l’abstraction lyrique à l’onirisme magique. Ce qu’il juge c’est la sincérité d’une force vitale qui crée ses propres moyens d’expression.

Son admiration pour Edith Piaf est surtout connue par un recueil extraordinaire de dix courts textes accompagnés de dix dessins, fragiles et fébriles (le contraire du dessin au trait que Cocteau avait emprunté à Picasso et Matisse néoclassiques). Il est difficile de dater le concert qu’il évoque et  durant lequel il passa vingt minutes exaltées à la dessiner (à Marseille, Aix ou Paris ?). En tout cas le texte IX est postérieur à 1963, l’année de la mort de Piaf. « Petite, tu es morte, tu es morte pour ceux et pour celles qui te considèrent comme morte. Mais non pas pour celui qui, bien comme je le suis, te sens te mouvoir et de jour et de nuits dans mes grands appartements émouvants. L’émotion de ta présence est . Ta présence émouvante existe. Ta présence émouvante se comprend bien de moi. Ta présence émouvante exhausse même ce moi que je suis. »


















                  Dans cet hommage poétique à Edith Piaf une place est faite à Brassens (comme dans le Manifeste de 1958). Où l’a-t-il entendu, et quand ? En 1955, Brassens chante au Théâtre Municipal d’Aix, annoncé comme le plus frondeur des poètes chansonniers. « Tout comme Edith Piaf est une grande simple, Georges Brassens est un grand simple. Ce qui leur permet à l’une et à celui-là de développer en trombe l’exaltation sans limites. Mais Edith Piaf va plus loin encore dans la sonorité et la passion fulgurante que dans le vocable. Brassens équilibrerait les deux. Alors que maints autres font des efforts superflus pour se montrer à la hauteur de la simplicité. » (VII).  

Mélik était sensible à la musicalité et au texte des chansons populaires. Autre chanteur admiré, Jean Ferrat. C’est grâce au peintre Jean Saussac,  qui exposait comme lui à la galerie Da Silva à Marseille, qu’il le recevra avec ferveur au château de Cabriès. Il admirait sa chanson La montagne (1964) qui célébrait à ses yeux la sainte-Victoire visible depuis son atelier. On voit très concrètement que les goûts de Mélik n’obéissaient à aucun apriori politique ou élitiste.

La très forte émotion de Mélik devant Edith Piaf rappelle le poète surréaliste Robert Desnos (1900-1945) subjugué par Yvonne George. Ces deux femmes - héroïnes de la « chanson réaliste » -  touchaient l’âme de ces artistes par leur voix et leur présence physique. « Voici que sa voix émouvante s’élève. Cette femme apparue nous parle au nom de l’amour et du désir. Sommeillante en nous, la passion s’éveille et nous rappelle que le temps est proche où nous devrions nous soumettre à la loi des rencontres dramatiques. », R. Desnos, 1925 (cité par M.C. Dumas,  Robert Desnos ou l’exploration des limites, Klincksieck, 1980).

Mélik écrira de son côté dans son style incantatoire : « Une femme des plus menues et des plus simples qui soient, produit par l’audible la grande exaltation. La forme ou du moins l’aspect de cette femme menue et simple ne peut qu’accentuer encore l’exaltation, la belle exaltation d’esprit que produit l’audible (II)… L’anormal n’est pas toujours à l’opposé du normal. Il peut être, il arrive qu’il soit du super-normal. Du normal entassé, sublimé, s’exacerbe. Il y a, c’est sûr, dans la vie de cette femme même, des enfers vrais et des paradis vrais. Il arrive, petite, que tu rôdes chez moi, mais tu es à la fois une lumière crue et une ombre chaude. Qu’il arrive donc que tu le sois longuement (X). »

Chansons réalistes aux textes simples dont « les paroles bien pauvres étaient porteuses du sens même de la vie » (voir M.C. Dumas,  Robert Desnos ou l’exploration des limites, 1980, p. 76).

La sensibilité extrême de Mélik à la « chanson réaliste et populaire », à Edith Piaf en l’occurrence, « cette diva aux pieds nus » qui appartient à la tradition incarnée avant la première guerre par Yvonne George, est transcrite dans de frêles dessins, avec ou sans rehauts. Pour Mélik la « sensibilité tonique » n’est donc pas un privilège de la culture savante mais elle se manifeste dans toutes les formes de l’art (position très différente de celle de Dubuffet où les arts bruts sont la négation des arts culturels). Son critère absolu est la « simplicité », qu’on retrouve dans l’art savant du fauvisme de Matisse comme dans la chanson populaire de Piaf. « Car la simplicité est, pour qui la comprend bien, en quelque sorte une chaîne déchaînante, une chaîne qui oblige à de ces déchaînements plus surprenants encore par leur conscience vraie et saine que par les exagérations réfléchies, raffinées et maladives qui courent les routes présentes et où se découvrent et se redécouvrent toutes sortes de pépites (VI) »

La peinture qu’aime Mélik appartient à cette sensibilité énergique qui atteint le simple (Van Gogh, Matisse, Bonnard, Klee, Soulages), sans verser dans l’art brut des enfants ou des fous.  Est-ce que l’art moderne peut être « simple » sans être régressif (Dubuffet), être « simple » sans être récupéré par le snobisme (Cocteau, Buffet) ?  

Ce dilemme de l’art que Mélik construit dans son Manifeste, court et dense, a été parfaitement élaboré par un « aixois » atypique, Georges Duthuit.  Dans son grand livre, Les fauves (1949) ce théoricien de la peinture est préoccupé, comme Mélik, par la fidélité au fauvisme originel qui avait su opposer à l’espace fictif de la peinture traditionnelle un espace musical. L’art a été dominé par la science des moyens techniques qui a fait de la peinture un reflet savant dans un miroir. Il a malheureusement refusé d’être expression de vie. « Personne n’a jamais vu, ce qu’on appelle vu, une Mona Lisa, ni un adolescent percé de flèches qui souffre sans répit. Le peintre se contente de nous présenter là le résultat de séries entières de perceptions corrigées et amplifiées par la mémoire et reliées d’autorité l’une à l’autre, avec une incontestable dextérité ».  

Pourquoi l’art des musées est-il souvent admirable et froid ? Cette frustration violente n’est-elle pas à l’origine de la peinture moderne qui a voulu traduire la vitalité, la « sensibilité tonique » (Delacroix, Manet, Gauguin, Van Gogh, fauvisme) ? Déjà dans l’Antiquité, le conflit entre l’art et la vie passait par une alternative artificielle entre le dessin et la couleur, l’un intellectuel et donc aristocratique, l’autre concrète et donc populaire. G. Duthuit cite Pline l’Ancien qui au premier siècle de notre ère se lamentait du déclin de la peinture aristocratique, sobre en couleur mais riche en dessin, supplantée par une peinture venue d’Orient, moins sensible à l’imitation élégante et abusant de la couleur. « L’élégant essayiste n’a pas le moindre soupçon du fait que se créait sous ses yeux, contre l’esthétique aristocratique des lettrés, un art à la fois aristocratique et populaire, et populaire au premier chef. Après un déploiement inouï de faste cérémoniel et communiel, cela sur la totalité des territoires chrétiens, et après une disparition de quelques huit siècles, il ne commence à nous revenir, sous d’autres modalités et limité au cercle de la peinture, qu’en Arles avec Van Gogh d’abord et ensuite à Paris avec le fauvisme… N’importe quel treillis de plâtre serti de verres bigarrés, à la bonne époque musulmane – je n’ai même pas à parler de la sculpture romane – témoigne à notre égard d’infiniment plus de générosité que l’offrande d’elles-mêmes à elles-mêmes de ces centaines de personnalités, si remarquables par le surcroît de mérites ou de forfaits (sauf Rubens et Greco). », G. Duthuit, Les fauves, 1949.

Quelle peut être la fonction de la peinture ?  Mélik participe au nietzschéisme des années 30, sa sensibilité vise à travers la peinture un vitalisme qu’on retrouve à la racine du fauvisme et du cubisme d’avant 1914, puis du dadaïsme et du surréalisme des années 20. Carl Einstein aura été, avec Georges Duthuit,  un des meilleurs analystes de cette créativité des avant-gardes : « Désormais, il s’agit de déceler dans l’art son sens biologique, il ne suffit donc pas d’en proposer une histoire descriptive ou de l’évaluer selon une esthétique scolaire et de distribuer des notes ; il faut tenter une sociologie ou une ethnologie de l’art en évaluant l’art, non plus comme une fin en soi, mais come un moyen vivant et magique. C’est alors que les tableaux retrouveront cette signification d’énergie œuvrant avec vitalité », Braque, 1934, p. 16.



Nous découvrons peu à peu un Mélik beaucoup plus complexe et nuancé que ne le laisseraient penser ses réactions d’ours mal léché beaucoup plus faciles à mémoriser pour la conscience collective. Il s’est intéressé à l’art inventif sous toutes ses formes : peinture avec Matisse et Derain ; sculpture avec Brancusi et Giacometti ; littérature avec Lautréamont, Rimbaud, Kafka. A partir de 1925 il fréquente les galeries parisiennes et les expositions (Avignon 1947 pour Picasso et Klee). Il lit les revues d’avant-garde et fréquente dès 1931 La Maison des Amis des Livres fondée par Adrienne Monnier. Cette Librairie atypique était aussi une bibliothèque de prêt où se croisaient tous les écrivains modernes (voir L. Murat, Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Fayard, 2003). Il estime Soulage et Manessier, Bonnard et Picabia, Le Corbusier et Mathieu, etc. « Il veut que la Beauté artistique soit renouvelable et vivante » (article de presse). S’il se méfie des musées (comme tous les surréalistes) ce n’est pas qu’il méprise l’art du passé. Mais ce système officiel braque le public contre l’invention. Mais il n’est pas naïf. Maintenant l’art original court le risque inverse : tromper le public par le bluff et le snobisme. Ma peinture déclare Mélik ne doit être « ni classique conventionnelle, endormie aux cimaises poussiéreuses des musées, ni révolutionnaire conventionnelle, figé de parti pris dans l’abstraction. » (Le Provençal, E.-F. Xau, 23 octobre 1961, archives du musée Edgar Mélik, Cabriès). Faire de la peinture autre chose qu’une représentation stylisée tout en évitant l’art brut et le bluff reste aux yeux de Mélik le défi majeur de la « sensibilité tonique ». C’est cette voie étroite qu’il emprunte à la suite des peintres qui à ses yeux cherchaient dans leur art ce contact intense avec la vie (Matisse et  Derain fauves, Van Gogh, Bonnard, Soulages, Klee, Picabia). La notion de « simplicité » qu’il retrouvait dans la chanson réaliste, il l’avait captée dans tous les courants de la peinture de sa jeunesse parisienne (1900, 1908, 1925). Par contre il reste étranger au débat des années 30 sur ce que doit être un style national en peinture et un nouveau classicisme. Le Manifeste très dense de 1958 prouve que Mélik connaît et déplace le conflit où se mêlent esthétique et politique depuis l’invention de l’expression « Ecole de Paris » par  André Warnod en 1925. En effet, le malaise « nationaliste» n’avait pas manqué contre l’évolution de la peinture d'avant 1914 vers une simplicité pourtant très cultivée  (Matisse, Derain, Chagall). En 1941, Robert Rey, dans son livre La peinture moderne ou l’Art sans métier (Que sais-je ?) s’en prend au Paris cosmopolite où Chagall et Soutine n’apportaient rien au modèle français de la peinture.  Comment Chagall osait-il illustrer les fables de La Fontaine ? En 1944, Bernard Dorival, s’inquiète du « réveil étrange des arts orientaux ou des arts du Proche Orient qui donne l’impression que l’Occident était de nouveau battu par une marée déferlante de l’Est, comme il l’avait été aux premiers siècles de notre ère » (Les Etapes de la peinture française contemporaine, cité dans L’Ecole de Paris, 1904-1929. La part de l’Autre, 2001, p. 153). Pour ces historiens de l’art c’était bien sûr le Matisse classique (« la période niçoise ») qui avait enfin retrouvé les valeurs françaises de la peinture. Pour Mélik c’est tout le contraire. C’est le Matisse fauve qui a ouvert une voie trop vite refermée (voir R. Labrusse et J. Munck,  Matisse-Derain. La vérité du fauvisme, Hazan, 2005). Le vrai conflit n’oppose pas les arts nationaux entre eux mais la « sensibilité tonique » et la « sensibilité factice ». Que vaut un art français qui rebrousse sa course vers la facilité agréable et un peu vide?



Molière et Louis XIV contre la préciosité. Le dernier paragraphe du Manifeste de 1958 est une référence encourageante à la guerre esthétique qui a eu lieu au XVII° siècle entre « sensibilité tonique » et « sensibilité factice » :  « Je pense donc que selon mes moyens (je fais ce que je peux) mais de même que le fit Molière qui, aidé de ses amis Boileau et Louis XIV et d’autres, à force d’asséner des coups à la préciosité de son siècle, en vint définitivement à bout, nous viendrons nous aussi à bout de cette sensibilité malsaine infligée. Les plus snobs des snobs eux-mêmes finiront bien par se lasser de leur propre visage, et auront la pudeur de ne pas trop le faire voir et remarquer, et cesseront de l’imposer à tout moment et à tout propos. »

Passage inattendu qui est un éloge de l’art pour sa victoire sur une sensibilité affectée. Ancien étudiant à la Sorbonne et grand lecteur, Mélik connaissait le drame culturel du XVII° siècle qui plaça par miracle la comédie de Molière entre la préciosité et l’art officiel d’Etat. Ce moment de l’humanisme moderne en France aura été la conséquence imprévue du coup d’Etat de 1661 contre le surintendant Foucquet. Dans son livre Le poète et le roi. Jean de La Fontaine en son siècle (1997), Marc Fumaroli retrace l’histoire complexe de ces deux sensibilités : « Paris, l’esprit parisien, creuset de la culture, et le parisianisme, son ombre prétentieuse… snobisme à gros grains, sécheresse de cœur, parade de culture, niaiserie politique, le Paris du parisianisme est le bourreau, et l’éducateur à rebours de l’académie des poètes, des artistes, des musiciens qui fait pourtant sa vraie gloire, et qui a pour arrière-pays l’Arcadie des provinces. Au XVII° siècle, le parisianisme, que tiennent en respect le comique des Femmes savantes, l’ironie du Misanthrope, l’esprit des Fables, c’est déjà le parasitage de l’urbanité véritable par la servilité, la parade et l’âpreté intéressée des mœurs de cour » (p. 113).

S’il y a un critère de l’art véritable selon Mélik ce pourrait être la simplicité, notion paradoxalement anti-technique et en même temps  à connotation éthique.  Ce serait la marque d’un art qui ne triche pas avec l’humain, ni pour soi (narcissisme) ni pour les autres (bluff ou flatterie). Un tel art tourne le dos au snobisme, au bluff, au parisianisme, à la contestation vide, à la préciosité, à l’artifice d’une contre-culture. La vitalité et l’éthique continuent à se confronter dans l’esthétique qui obéit soit à la « sensibilité factice » soit à la « sensibilité tonique ». Il est intéressant de noter que Mélik après la guerre choisit les artistes singuliers : Picabia, le dadaïste impénitent, Paul Klee, l’inventeur de signes très étrangers à la peinture en tant que telle, Soulages et l’abstraction lettrée, ou Pierre Bonnard, dont la simplicité cachait la grande liberté intérieure. 50 ans après ce Manifeste de Mélik, l’art contemporain a-t-il choisi son camp ? Il n’échappe toujours pas à cette instrumentalisation par le marché - maintenant du luxe – que Mélik dénonçait dans son Manifeste de 1958. Certains groupes industriels parient sur le scandale vide de tout enjeu, d’autres figent l’art dans la pureté formelle. « Les créateurs contemporains, entend-on répéter souvent, sont infiniment plus libres que ceux d’autrefois, qui étaient soumis aux commandes et avis des monarques et des cardinaux, et devaient leur obéir. Est-ce si sûr ? Qu’il n’y ait plus de cours princières ne signifie pas que les artistes de cour aient disparu. Les uns donnent dans la bouffonnerie, d’autres dans le sacré : l’Histoire connaît ces deux rôle par cœur », Philippe Dagen, « Les nouveaux mécènes de l’art contemporain », Le Monde, 23 octobre 2014.



Ce Manifeste de 1958 nous apprend deux choses importantes. Tout d’abord Mélik nous apparaît plus complexe que ne le laissent supposer ses réactions brusques conservées par la conscience collective. Ensuite la force réflexive du Manifeste est qu’il nous apprend comment Mélik se situait lui-même dans le Temps  à partir de ce conflit entre deux sensibilités contraires. Ce conflit a pris des formes extrêmement variées parce qu’il est conditionné, à chaque époque, par les facteurs culturels et politiques. L’enjeu, très nietzschéen,  c’est notre capacité vitale à affirmer l’humain. Ce n’est pas l’art pour l’art mais l’art comme moyen de manifester la plénitude déroutante de l’humain – entre l’animal et le mystique – ou de le trahir par une sensibilité narcissique. Il l’écrivait déjà en 1932 dans le texte « Tournant » : « L’humain absolu ne peut exister par lui-même dans l’art – il ne sera jamais que l’ombre de l’homme qui est derrière l’œuvre… L’humain ne se rattache guère plus au classique qu’au romantique ou au moderne – mais si toute époque l’a réalisé, autant qu’il se pouvait, la nôtre lui est particulièrement rebelle – tous les facteurs de la vie économiques d’aujourd’hui sont autant de traits mortels. » (H. Juin, Mélik ou la peinture à la pointe du temps, La Mandragore, 1953). L’humain est au-delà de toutes les époques de l’art (classique, romantique ou moderne) qui sont autant d’aventures plastiques pour rendre compte de l’humain. En ce sens elles sont toutes à relativiser, et aucune ne peut servir de norme intemporelle. D’où les jeux de langage quand Mélik parle de sa propre peinture : « La Beauté artistique doit être classique non conventionnelle, souveraine et subjective, ou ne sera pas » (1961), « Ma peinture n’est pas anticlassique. Je puis la dire surclassique. Elle est simplement un classicisme qui se dépasse » (1964), « Je me place au-dessus du classicisme mais avec les mêmes rigueurs… C’est une forme de romantisme évolué qui va dans le sens de la construction. Disons que je suis un surclassique » (1967). Le classicisme n’est pas plus intemporel que le romantisme ou le baroque, contrairement à l’illusion rassurante de l’histoire de l’art. Mélik fait aussi sauter ce verrou.


Olivier Arnaud

1 commentaire:

  1. Article si dense et si complet sur cette part permanente de "sensibilité tonique" dans la peinture de Mélik et ses écrits, que je souhaiterais que tôt ou tard , il fasse l'objet d'une publication ("papier") venant compléter le corpus déjà existant, notamment la publication à trois Arrouye, Pontier et toi, Olivier intitulée Edgar Mélik: la part méconnue de son œuvre. et les autres articles que tu nous as déjà donner à lire avec grand plaisir et attention. Merci.

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