"Selon vous, donc, le goût serait la répétition de toute chose déjà acceptée? - Exactement. C'est une habitude. Recommencer la même chose longtemps et elle devient un goût. Si vous interrompez votre production artistique après avoir créé une chose, celle-ci devient une chose-en-soi et le demeure. Mais si elle se répète un certain nombre de fois, elle devient goût... - Comment donc avez-vous pu échapper au bon et au mauvais goût dans votre expression personnelle? - Par l'emploi des techniques mécaniques", Entretien de Marcel Duchamp avec J.J. Sweeney, 1955.
Tout peintre risque d’être enfermé dans des périodes et un style. Le modèle temporel est celui d'une évolution vers l’identité reconnaissable de l’œuvre, tout le reste étant oublié. Dans la réalité complexe du peintre les choses se passent autrement! Une série d’œuvres de Mélik va attirer notre regard sur la pratique matérielle de l’empreinte. La peinture de Mélik est connue pour son excès de peinture-matière où l’épaisseur ajoute une dimension tactile à la visibilité de l’image. Or toute peinture est déposée sur un support qui au lieu de disparaître peut produire une empreinte sur la surface à peindre. Le processus de l’empreinte est l’objet d’un livre récent de G. Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte (Ed. de Minuit, 2008). Il en retrace la longue durée depuis la préhistoire (les mains négatives sur les parois des cavernes) jusqu’au travail des moulages chez Rodin et Duchamp pour la sculpture moderne. La ressemblance par contact semble passive et primitive alors que la ressemblance optique serait le résultat de l’art. On sait que Mélik a utilisé toutes sortes de supports pour peindre, et on réfère souvent cette pratique à la pauvreté. Nous allons découvrir que ce contexte a provoqué sa curiosité pour une « science des matériaux » à peindre. Le support prend ainsi de la valeur, il permet une pratique heuristique puisque Mélik a essayé divers processus d’empreinte. Nous sommes donc en présence d’une série jamais regardée qui dévoile une démarche expérimentale.
Le premier
tableau est d’abord une image immédiatement classée « Mélik », une de
ses Têtes immenses qui occupent toute la surface. Elle se trouve encadrée par
deux mains/bras. Ces corps-fragments sont autant de colonnes qui ferment le
visage. Image archaïque !
Edgar Mélik, Tête, Peinture sur fibrociment, 66 x 120 cm, Collection Lucien Henry, Ville de Forcalquier |
La main à gauche est aussi grande que le visage. La paume
est tournée vers nous ; le pouce et
l’index se rejoignent dans une pose très peu naturelle qui rappelle le
« maniérisme » des mains dans les effigies du Bouddha peintes par
Mélik dans les années 1930. A droite du
visage, ce qu’on prend d’abord pour l’autre main se révèle être le bras d’une
femme allongée sous le visage masculin. Il suffit de redresser mentalement le
tableau de 90° pour faire apparaître une femme qui se tient droite et dont le
bras démesuré caresse le visage.
Tableau vertical |
Après le corps-fragment, il s’agit-là d’un deuxième principe
de formation de la peinture de Mélik : le tableau est mobile en tant qu’image.
Mélik s’en expliquait dès 1937 : « Et Mélik Edgar me montra un tableau fort curieux pouvant, me dit-il,
être vu dans les quatre sens. –
« C’est la suggestion des thèmes… Il y a comme un thème cinématographique
dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous
découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un tableau a un sens
cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas la
figure-représentation qui compte, mais la figure-langage. », Entretien
avec la journaliste du Comoedia,
Claude Marine, 1937 (Archives J.M. Pontier). La peinture n’est plus fermée sur
un thème représenté frontalement pour un spectateur quelconque, elle est
génératrice de visions qui révèle à
chacun ce qu’il porte en lui. « Une
peinture est un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté
dominant. Le violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. »,
idem.
Si on regarde mieux la surface du tableau on remarque un
effet matériel régulier d’empreinte de creux. L’effet mécanique est celui d’une
surface de fibrociment que Mélik a enduit de peinture pour faire ressortir
l’empreinte ou au contraire la recouvrir de peinture-matière. La matière
appliquée exprime soit la surface organique d’une peau soit les boursouflures
des zones de la chevelure et du front.
Détails (yeux, nez, bouche et moustache). |
Le tableau est donc le résultat
d’une pratique matérielle et expérimentale qui n’a rien de rudimentaire. Mélik
n’a pas craint de tirer parti d’un produit industriel en l’intégrant pleinement
aux signes qui constituent le tableau comme surface, forme et sujet qui ne
peuvent plus être séparés.
Le deuxième cas d’empreinte
de surface de notre série sera ce tableau d’un jeune homme et d’un vieillard.
Dans ce troisième
tableau des plus étranges Mélik reste fidèle à son effigie du Bouddha. Le musée
de Cabriès en possède deux exemplaires
empreints de cette « spiritualité
plastique » qui était à ses yeux le destin de sa peinture (voir J.
Arrouye, « Spiritualité de la peinture de Mélik », dans Edgar Mélik, la part méconnue de son œuvre,
Edition du musée, 2013).
E. Mélik, Bouddha (trame de moquette), collection particulière |
On retrouve son schématisme
géométrisé du visage oriental et le maniérisme des mains en tant que geste. Les petites figures alignées dépassent
l’alternative qui dominait le débat de la modernité des années 1930 (figuratif
ou abstrait). Ces signes « abstraits » sont simultanément des bougies
et des silhouettes humaines, comme on voudra, et le geste devient langage (protection des
flammes ou compassion).
En-deçà de l’image il y a la surface à la texture régulière
qui crée un effet de transparence et d’unité. La surface est en réalité un
tissage industriel et il faut retourner le tableau pour découvrir que Mélik a
utilisé la trame d’une moquette ordinaire comme surface de son image peinte.
E. Mélik, Bouddha (dos du support moquette) |
Les pigments sont nombreux et se sont diffusées en halo sur
une trame peu serrée. Mélik a expérimenté cet effet pour que le support vienne
adhérer à l’image. "Le mystique" dont il est souvent question
dans ses écrits à partir de 1932 coïncide avec le support physique (contour
diffus et vision). Après ce troisième exemple on comprend que la pauvreté de
Mélik est une hypothèse pauvre car elle ne rend pas compte de la « science du concret » qu'il a su
inventer au cours de processus qui intégraient le hasard des matériaux
disponibles et la sensibilité, la matière manufacturée et l’image, l’empreinte
et le dessin.
E. Mélik, Femme-Fleur, collection particulière |
Le hasard des matériaux disponibles fait bien les choses quand
la démarche est curieuse des effets à sélectionner. Un cas assez baroque est
fourni par ce portrait de Femme-Fleur avec son chapeau insolite et son cou
métamorphosé en tige. Image digne d’Arcimboldo et de ses successeurs modernes
(Picasso et Dali, voir G. R. Hocke, Labyrinthe
de l’art fantastique. Le maniérisme dans l’art européen, 1957). La
curiosité de l'oeuvre est renforcée par la surface perforée de trous qui
forment un tamis mécaniquement régulier (cadre industriel d’élevage de vers à
soie ?).
Détail : Femme épinglée/percée |
Le support aléatoire évoque les procédures très techniques
du quadrillage pour agrandir un dessin ou mieux la « mise aux
points » d’un sculpteur. Dans les deux cas il s’agit de rester fidèle à un
modèle soit pour passer à un format plus grand soit pour passer d’un modèle en
plâtre à la sculpture.
|
S’il y a un principe d’intrication entre la surface et la
face du tableau, comme on peut le dégager sur les exemples précédents, le
support de la Femme-Fleur n’est pas neutre. Ce tamis produit un effet d’ironie
qui vient troubler l’image narcissique du « modèle » réel.
Dans le cas de Mélik, les quatre œuvres précédentes nous
intéressent parce qu’il s’agit d’autant de variation du principe du readymade, au sens de Duchamp,
c’est-à-dire d’inclusion dans l’objet d’art (Objet-Dard) d'une dimension technique bien visible et
tactile qui en est la négation ironique. Tous les supports de Mélik produisent
un usage plus élaboré qu’il n’y parait. Ce n’est pas simplement une surface
pauvre qui permet de continuer à « faire de la peinture » malgré tout
mais une façon de mettre en danger l’acte de peindre, de nier le « métier
traditionnel de l’artiste ». Mélik s'inscrit alors dans une nouvelle
relation entre art et technique - inventée
par le dadaïsme (Duchamp, Picabia) - qui se substitue à leur opposition
académique.
Les pratiques de l’empreinte chez Mélik (fibrociment, jute, trame, tamis) font
remonter à la surface un « dessin » mécanique qui vient enrichir le
dessin représentationnel. Il faut imaginer Mélik dont le geste précis fait en sorte que la peinture effleure la surface pour que le réseau préexistant affleure à la surface du dessin et s'y intègre. Il y a dans ce geste une dialectique du "matériau-image" : le fibrociment donne la peau, le jute donne le vêtement, la trame donne le halo, le réseau percé "épingle" la tête. Par ces processus, qui sont tout sauf spontanés ou
primitifs, Mélik s’inscrit dans une ouverture picturale moderne mais anachronique par rapport au
règne de la technique du XX° siècle. Il introduira progressivement cheveux,
poils de chien et surtout grains de tuiles pulvérisées pour créer une
peinture-matière capable d’engendre par les mêmes gestes le support tactile (et
impur) et sa représentation. Il faudrait réaliser des photos en lumière rasante
pour observer si la peinture-matière joue le rôle de signe. Déjà la surface du
fibrociment joue l’effet de peau, ou l’empreinte du jute joue l’effet de
vêtement. On se trouverait alors face à une pratique mixte entre le collage de
Picasso et le readymade de Duchamp. En
effet le collage chez Picasso vient perturber l’homogénéité de la peinture à
l’huile. « Au sens littéral par le
mélange de choses hétéroclites à la surface ; au niveau sémiotique, chaque
fragment fonctionne comme un substitut miniaturisé, ou un signe, de la surface
de l’œuvre en tant que totalité », R. Krauss, idem. C’est parce qu’il
s’agit d’un visage que l’empreinte du fibrociment fonctionne comme un
grossissement de la peau.
Dans le tableau suivant
le dépôt granuleux produit l’écho tactile du mouvement de torsion de la tête
vers nous. Chez Mélik rien n’obéit à une règle préétablie qui autoriserait la
répétition, mais dans certains cas l’épaisseur granuleuse prend visiblement la
fonction de signe dans l’image.
Mélik, Mère et fille jouant, 78 x 62 cm, collection particulière |
Détail : Dépôt de la peinture-matière |
Ces empreintes
rudimentaires et la peinture-matière s'inscrivent dans le défi de la génération précédent celle de Mélik,
avec les Collages de Braque et
Picasso. C’est la peinture qui a pu se
transformer par les inventions plastiques du collage alors qu’on imagine
souvent que le collage n’aurait été qu’une copie - pauvre dans ses matériaux et
ses gestes - de la grande peinture.
« Si le caractère
discret du plan figuratif par rapport au fond qui le porte est nécessaire à la
structure oppositionnelle qui permit à Picasso de retravailler l’idée même de
représentation, ce n’était pas chose facile que de transposer le collage sur
une toile avec de la peinture à l’huile. De fait, l’hétérogénéité que Picasso
s’acharne à produire sur toile tout au long de 1913 met en jeu une conception
de la peinture à l’huile qui se traduit par l’apparition de zones non pas tant
discontinues que soufflées, de sorte que des parties du champ paraissent se
gonfler, recouvrir visiblement la surface portante, et même projeter une ombre
sur le fond. Le marc de café, la sciure et le sable que Picasso mélange alors à sa peinture afin de donner à certaines parties
l’épaisseur d’une sorte de stuc grossier, de même que les plans réalisés en plâtre ou avec la peau de plastique du Ripolin, recréent l’impression d’un plan en
train de recouvrir ou d’occulter une autre surface – surface à l’absence de
laquelle le plan lui-même sert maintenant de « figure ». », Rosalind Krauss, Les papiers de Picasso, Macula, p. 162.
Mélik n’a pas seulement fait
adhérer la surface matérielle par empreinte (fibrociment, tissage, trame,
tamis) à l’image, il a aussi modelé le ciment pour créer un relief à peindre.
C’est le cas d’un portrait où le ciment fut trituré en boucles ou lissé selon les
zones, puis coloré pour faire ressortir une main, une couronne de cheveux, des
arcades de sourcils, ou le creux des yeux.
Tableau vu de biais |
E. Mélik, Portrait de Cézanne (ciment peint), Collection particulière F. Briatte |
Mélik semble se jouer
des moulages techniques (tradition remontant à Bernard Palissy avec ses
figulines d'insectes, de batraciens ou de fossiles, tous moulés sur nature pour orner des plats émaillés) pour
« tirer » le portrait d’un anonyme. En retournant le bas relief on
lit une dédicace à peine lisible aujourd’hui, à Cézanne avec une date (1943).
Si on rapproche le relief de
Mélik du Portrait de Cézanne par
Pissarro ou de l’Autoportrait une
ressemblance grossière se dégage avec la barbe et la bouche .
Pissarro, Portrait de Cézanne, 1878 |
Cézanne, Autoportrait, National Gallery, Londres |
Quel peut-être le sens de ce bas-relief bizarrement
vermiculé avec sa «ressemblance
informe » (G. Didi-Huberman, 1995) quand la matière trouble et salit un
visage vénérable? Mélik nomme beaucoup
de peintres de sa jeunesse qu’il admirait dans les galeries parisiennes avant
1932 (Matisse, Derain, Bonnard) ou des peintres plus contemporains (P. Klee,
Picabia, Manessier, Soulages). Mais jamais Paul Cézanne ! Il est vrai que Picasso
avait capté l’héritage de Cézanne au moment où le cubisme devenait une école avec
règles et transmissions dans les années 1920. La peinture de Mélik ne cherche
pas à rester fidèle à la réalité, même à travers une émotion et un style, mais elle
entend donner à voir une autre réalité, un rapport différent de la conscience à
la réalité. Sa filiation serait plutôt Paul Klee et André Masson, Victor
Brauner et Francis Picabia. Dans cet ordre
d’idée l’hostilité des dadaïstes envers le cubisme des années 1920 devient un
indice pour comprendre l’Anti-portrait au ciment de Cézanne. Picabia, que Mélik a connu après 1940, n'avait-il
pas parodié l’idéologie de l’Art et sa trilogie officielle
Ingres-Seurat-Cézanne?
Man Ray, Violon d'Ingres, 1924 |
Francis PICABIA. Page 11 de Cannibale, numéro 1, Paris, 25 avril 1920 |
Le Portrait de Cézanne de Picabia est un « assemblage réalisé à partir d’un véritable
singe en peluche, ce dernier renvoyant une fois de plus à la critique du
mimétisme en peinture, au dénigrement de l’artiste se contentant de
« singer » les apparences », Arnauld PIERRE, Francis
Picabia, 2002, p. 186.
On sait que Mélik a pratiquement ignoré les genres dominants
de la peinture cézannienne, le Paysage et la Nature morte. Il s’en expliquait
en 1965 dans des termes violents dignes de la tradition dadaïstes :
« Ne faire que des paysages, c’est
digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature. Trois thèmes
suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge, le ciel et
l’enfer… », Entretien avec J.B. Nicolaï, Provence Magazine, 20 juillet
1965.
La peinture de Mélik est la négation du bloc Cézanne-Picasso;
elle est primitive, ou plus exactement antérieure à l'histoire de la peinture.
Cet archaïsme a été fort bien ressenti par le jeune poète J.-P. Colombi en 1961
: « Comme celles des fresques magaléennes,
les déformations des visages et des corps obéisssent à des lois, de façon si
évidente, et à des lois si générales, qu’elles semblent naturelles et
évidentes. . Comme les primitifs, Mélik est sensible aux moindres vibrations
cosmiques et le miracle c’est qu’il les fait sentir, miracle que seul explique
une ascèse de tous les instants, qui fait sourire les imbéciles et me semble
d’une logique irrécusable. Ainsi, Mélik aime à voir sécher ses mouchoirs,
paraît-il. Mais cela n’est-il pas nécessaire à qui veut s’initier au mystère
des quatre éléments et poser l’énigme du Grand Midi ? Mélik est peut-être
le seul peintre actuel à savoir se servir magnifiquement de l’acte de peindre,
et en cela il rejoint les plus grands artistes du passé : celui qui forgea
des statuettes en Etrurie, sculpta dans l’ébène le faciès de l’esprit du Feu,
etc. Evidemment, dans le chœur cézanno-picassien de la peinture actuelle, il fait figure
d’aérolithe ». Edgar MELIK
– aérolithe A LA GALERIE DES
SOURCES, par J.-P. COLOMBI (La
Marseillaise, 4 novembre 1961).
Dans ce contexte, le portrait en ciment de Cézanne pourrait
être un Antiportrait, dans la tradition dadaïste, hostile au cubisme figé des
années 1920 et à son appropriation de
Cézanne. Peut-on tirer le bas-relief de Mélik vers la figure mortuaire où le
plâtre tenait une grande importance depuis le XIX° siècle? Pour ce cas très
spécifique d'empreinte par contact, G. Didi-Huberman parle de" formes
mortifiées" (empreinte comme deuil). Une oeuvre énigmatique de Marcel
Duchamp associe relief en plâtre et dessin, son Autoportrait de 1959.
Marcel Duchamp, With my Tongue in my Cheek, 1959, 25 x 15 x 5,1 cm (Plâtre, crayon sur papier monté sur bois). |
Rosalind Krauss l'interprète comme une technique mixte au
service de la ressemblance optique (le dessin puis l'indice du moulage) alors
que G. Didi-Huberman tire cet objet visuel vers l'image dialectique, entre le
visible et le tactile, entre le vif et le mort. "L'empreinte duchampienne est effectivement très précise (on constate
qu'elle agrippe dans la masse du plâtre quelques poils de barbe), mais
dérangeante, aussi, par l'ironie de sa mise en oeuvre. Le volume blanc posé sur
la feuille de papier -selon une différence chromatique inframince - impose
quelque chose comme une effraction, un symptôme, un malaise dans la
représentation. On a presque l'impression que ce bout de joue moulée, qui doit
être vu de profil (selon l'économie du dessin) comme l'"extérieur" du
visage, surgit en fait du support telle une "chose" frontalement
posée devant nous. Quelle chose? Le titre nous l'indique, crûment : ce n'est
autre chose que la masse "intérieure", déjà blanchie mais encore
obscène, d'une langue qui aurait été tout simplement, tout brutalement, posée
"sur la joue"...", G. Didi-Huberman, idem., p. 298.
Dans le bas-relief de Mélik on retrouve l'association du
visible, du tactile et du lisible. Si la légende du dos du tableau pouvait être
réellement lue, l'objet garderait son ambiguïté d'hommage ou de dérision
dadaïste pour le métier de l'artiste figuratif infiniment méticuleux.
La peinture-matière appliquée pour l'empreinte du support, la matière
épaissie par les impuretés physiques, enfin la matière triturée à la surface
pour troubler la ressemblance optique (la belle imitation), tous ces processus
relèvent d'un rapport organique à la matière, sans la médiation du pinceau, par
la main. Une photo nous montre justement Mélik devant une toile quand le pouce
modèle encore la couche de matière pigmentée.
E. Mélik travaillant une oeuvre (Trois visages, non localisée), Photo Fred Barh (Abbé J. Rey, Archives Marie-Claire Rey) |
Mélik
était-il conscient d'être sorti de l'histoire de l'art tout en étant dans la
modernité d'un Miro par exemple qui affirmait que "La peinture est en décadence depuis l'âge des cavernes" (voir Préhistoire/Modernité, Les Cahiers du musée
national d'art moderne, hiver 2013/2014)? A un questionnaire envoyé par un
certain Alain Benoit Mélik répond à la question : "Quel est le peintre des
siècles derniers que vous admirez le plus?" : "Moi, grâce surtout à mes racines
millénaires". Réponse doublement décalée à une question qui se
voulait de bon sens. La matière, la trace et l'empreinte, la source de la
peinture de Mélik n'a plus rien de commun avec la peinture comme représentation.
Son analogie avec la pré-histoire ne renvoie
pas bêtement à une imitation de "l'aube
des images" (Leroi-Gourhan) mais à un rapport anachronique à la
matière (ressemblance par contact) et au corps (le toucher plus que le regard,
la pression de la matière plus que la copie de la mature ). Le toucher n'est-il
pas un sens moins noble, et donc plus "primitif", que le regard? G. Didi-Huberman sait bien que
la préhistoire n'est pas l'origine de "notre" art, mais une autre
temporalité pour l'art, et surtout un ordre différent de processus (la
ressemblance par contact a précédé la ressemblance optique). Il est certains
que ce n'est pas le contenu de la peinture (visages/corps) de Mélik qui la
projette hors de l'histoire de l'art
mais plutôt un autre rapport à la matière et aux processus de
ressemblance.Que pouvait-on dire couramment de la
préhistoire dans les milieux artistiques de la jeunesse parisienne de Mélik ? Est-il indifférent que Picasso ait possédé deux copies de la Vénus de Lespugue, que les
formes aient circulé dans sa peinture comme dans sa sculpture (voir,
"C.F.B. Miller, "Archéologie de Picasso", et R. Labrusse,
"Préhistoire, une poétique de l'indistinction", dans Préhistoire/Modernité, CMNAM, hiver
2013/2014; et "Femme et colossos chez Mélik", sur ce blog)? Sur la constitution de la préhistoire comme
objet archéologique et esthétique les débat ont été complexes depuis le début
du XX° siècle. Un auteur proposera une approche physique des gestes à l'origine
de la représentation, G.H. Luquet (1930). Sa thèse sur la genèse de l'art figuré imagine
une chaîne opératoire où le contact engendre la trace et la trace le tracé.
"Leur unique raison, d'ailleurs très
obscure à la conscience, est de marquer de son sceau le mur sur lequel le sujet
les faits" (cité par G. Didi-Huberman, idem., p. 42, une archéologie
de la ressemblance). Dans notre série d'objets visuels produits par Mélik il y
a bien ce passage par le contact, soit de la matière avec le support qui permet
un transfert de l' empreinte (pression), soit de la main et du pouce qui
triturent ou lissent la matière (modelage).
Une dernière pratique de
Mélik l'inscrit dans la longue durée des gestes anachroniques producteurs de
formes. Le temps long de la sculpture s'ouvre sans doute avec le moulage des
visages pris sur le vif dans la Rome ancienne. Les empreintes ainsi obtenues en
série étaient disposées dans des niches pour donner à voir la généalogie où la
mort se prolonge dans la vie. Ce masque était justement l'imago (voir G. Didi-Huberman, Formes généalogiques : l'empreinte
comme matrice). Le moulage est un processus technique qui n'a jamais quitté
définitivement la sculpture, même quand la culture eut remplacée le culte. Or,
la forme moulée de la main de Mélik existe. Un ami dentiste a réalisé un
moulage et plusieurs exemplaires furent tirés en résine et fondus en bronze.
Mélik se plaçait dans une longue tradition anthropologique des parties moulées
du corps humain, avec des pratiques généalogiques, funéraires, anatomiques et
magiques. Chez les artistes le moulage de la main est une pratique ancienne qui
s'exclut de la notion de style mais
qui incarne et conserve l'empreinte de la main créatrice.
P. Picasso, Moulage de son poing, 1937 |
Moulage de la main de Rodin tenant un buste féminin, 1917 |
Main droite de Mélik, bronze, vers 1960
|
Les
significations d'une même pratique matérielle changent selon les milieux
culturels. La main de Mélik n'appartient pas à la tradition mémorielle (la
forme mortifiée : l'empreinte comme deuil) mais à un autre univers, celui
du dadaïsme et du surréalisme. La main moulée se métamorphose en un objet
vivant qui s'intègre à l'image en mouvement du film, à l'objet surréaliste ou à
la mise en scène théâtrale.
La main spectrale |
La chaîne des mains : main de la jeune femme, main en résine, main de Mélik (film noir et blanc, Fred Barh, 1964) |
Une image plus complexe permet de comprendre un peu mieux le
fonctionnement de l'esprit de Mélik. On la trouve dans un reportage publié dans
Provence Magazine (20 janvier/2
février 1969).
Sur une table ovale, des pièces d'un jeu d'échec sont disposées sur un échiquier
en voie de disparition sous une couche de poussière savamment disposée
puisqu'elle laisse voir une seule ligne de carrés pour séparer les adversaires.
La main fantomatique de Mélik surgit avec le dessin de ses veines et les plis
de chaque articulation. Elle n'est pas posée à plat comme un objet inerte mais
se soulève en se dirigeant vers l'échiquier. Mélik s'inscrit dans la production
duchampienne, et propose dans le dénuement de son château de Cabriès un
readymade au carré qui fusionne l'image célèbre Elevage de poussière et le moulage complexe réalisé sur le vif de
Duchamp en joueur d'échec. Il n'y a certes pas d'influence entre ces oeuvres,
entre Mélik et Duchamp, mais fait plus intéressant, on observe qu'une même
constellation d'idées-objets (jeu d'échecs, poussière, readymade, esprit) peut
engendre des œuvres parallèles. Cette photo parue dans Provence Magazine en 1969 est un montage réalisé par Mélik, comme les scènes du film de 1964 . Mélik se révèle producteur d'images photographiques et cinématographiqes dans la tradition surréaliste. N'a-t-il pas écrit un poème surréaliste pour l'affiche de son exposition de 1950, Ponts coupés, à Marseille, galerie Da Silva? (voir "Traces du surréalisme chez Mélik", Editions Musée de Cabriès 2014).
Man Ray/Marcel Duchamp, Elevage de poussière, 1920 |
Bronze du bras et
visage devant morceau d'échiquier, 1967 |
Marcel Duchamp, Echiquier de poche au gant de caoutchouc, 1944/1966 |
Salvador Dali, ami de Marcel Duchamp, a réalisé à sa demande un jeu d'échecs anthropomorphe puisque les pièces (sauf les Tours) sont moulées sur les doigts de sa propre main (et couronnées pour le Roi et la Reine d'un moulage de dent!).
Salvador Dali, Jeu d'échecs, 1964/1971 (Musée de Cadaquès, Eté 2016) |
S. Dali s'est exprimé sur le sens de cette oeuvre où l'art renvoie au jeu cérébral : "Je concevais, dans une forme à la fois précise et symbolique, ce jeu d'échecs créé spécialement pour Marcel Duchamp. Aux échecs, comme dans toutes les autres formes d'expression de l'alchimie humaine, il y a toujours un Créateur. A cette occasion, j'ai désiré être représenté par la main de l'artiste, l'éternel Créateur. Et quel meilleur moyen de refléter cette vision que la sculpture de ma main, de mes doigts. Et avec cela c'est là que le château familiale doit être regroupé. Et donc, à l'intérieur de ces quatre murs, à l'intérieur du château, c'est là que l'homme peut montrer, pleinement et véritablement, sa main créatrice.", Catalogue de l'exposition, Dali, Duchamp, Man Ray, Una partita d'escacs, Musée de Cadaquès, Eté 2016.
Mélik aussi a joué de sa main comme d'une main créatrice, jusqu'à la mettre en scène dans ce vieux château de Cabriès (film noir et blanc, 1964), jusqu'à la mettre en scène sur un damier disparaissant sous la poussière (voir, Traces du surréalisme chez Edgar Mélik, Edition château-musée de Cabriès 2014).
Du support à la main, cette traversée dans le "rebut" de la production de Mélik nous permet de découvrir la modernité de ses gestes (collage, usage des matériaux les plus divers, valeur de la matière comme telle, readymade) et en même temps l'anachronisme de son œuvre (empreinte, trace, refus de l'histoire de l'art, archaïsme). Loin d'une canonique division en périodes, la peinture de Mélik révèle encore la curiosité de son esprit, ses opérations concrètes sur les matériaux et cette synthèse entre l'Autrefois et le Maintenant que Walter Benjamin appela "l'image dialectique".
O.Arnaud
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