« Depuis l’Antiquité – qu’on songe aux pommes d’or célébrées dans la
troisième Eglogue de Virgile – mais aussi dans la plupart des religions, depuis
le fruit donné à Eve au Paradis, la pomme est à la fois symbole d’accès à la
connaissance sexuelle, mais aussi figuration de l’offrande du sein, et plus
particulièrement de ce sein « bon » entre tous qu’est celui de la
bien-aimée… »,
Jean Clair, Allberto Giacometti,
catalogue d’exposition, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1991.
La nudité du corps n’est-elle pas le tabou de la vie
sociale ? Or les écrivains et les peintres dans le sillage du surréalisme
ont su monter à l’assaut de cet interdit par un mélange de jeu et de
provocation. Comme l’écrivait l’anthropologue Marcel Mauss : « Les tabous sont faits pour être violés ».
La violence des tabous contre les pulsions humaines n’appelle-t-elle pas leur
contestation ? Mélik quitte Paris en 1932, en rupture avec le
milieu bourgeois pour lequel l’art est au mieux une distraction inutile ou un
luxe. Nous ne savons rien de la vie amoureuse de sa jeunesse parisienne puisque
sa correspondance connue commence après son départ et qu’elle est
essentiellement familiale et déférente.
Par
contre sa peinture nous en dit beaucoup sur les voies singulières de sa liberté
contre les censures sociales. Quels sont les procédés de montage dans ses
tableaux qui lui permettent de surmonter la double contrainte propre à la
sexualité : toucher à ce qui est socialement tabou et voiler par
respect pour l’art qui est création et donc anti-nature ? Sa jeunesse parisienne devait être soumise à de
fortes tensions puisqu’il baigne dans un milieu conformiste propre à la
bourgeoisie alors que son désir profond le pousse à la révolte contre les
conventions (art) et les convenances
morales (société). Ses goûts personnels sont bien des choix de rupture. Selon
son propre aveu à Claude Marine, journaliste au quotidien artistique parisien Comoedia, en 1937 : « Je côtoie le surréalisme mais je reste
nietzschéen » (tapuscrit archives J.M. Pontier) .
Ces
deux références - philosophique et littéraire - ont en commun l’affirmation totale
de l’individu contre le morale sociale.
En
réalité le jeu et la provocation surréaliste dissimulent une vision romanesque
de l’amour. Loin de sombrer dans la pornographie le surréalisme défend la
puissance poétique du désir qui réconcilie l’érotisme et l’esprit en lieu et
place de leur séparation moralisante.
C’est d’abord le cas littéraire d’André Breton (L’amour fou, Nadja, Arcane 17) :
« La beauté convulsive sera
érotique-voilé, explosante-fixe, magique-circonstancielle » (dans « Le
message automatique », revue Minotaure,
1933). Mais aussi de la photographie avec Man Ray et J.-A. Boiffard qui
magnifient le corps féminin et son érotisme. La photo n’est plus cette
technique qui menace d’annuler la peinture mais un nouveau jeu avec l’image
qui peut complexifier la peinture moderne.
Au
moment où Breton innove en associant dans ses romans amoureux littérature et
photographie, Mélik en 1937 invite à regarder ses tableaux à travers le prisme
propre au cinéma : « Il y a
comme un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun
de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages debout dans tous les
sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce
n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage »
(Entretien Mélik, « Surréalisme nietschéen », 1937).
Mélik
pense à une peinture qui est riche de ses suggestions multiples comme l’est le
cinéma très particulier valorisé par les surréalistes, le cinéma muet affranchi
des pesanteurs de la narration mais puissant en rêve. Mélik est un homme de son
temps (en 1945 il a sa carte pour le ciné club de Montmartre ! archives du
musée Edgar Mélik, Cabriès) et le cinéma sera une source d’inspiration pour
lui, comme il l’était pour le surréalisme (voir la revue Mélusine, Le cinéma des surréalistes, 2004).
Ce mélange entre les arts anciens et modernes a été pratiqué par le poète surréaliste Robert Desnos quand il célèbre le cinéma lorsqu' il est poétique et silencieux comme les songes : « Pour nous, pour nous seul, les frères
Lumière inventèrent le cinéma. Là, nous étions chez nous, cette obscurité était
celle de notre chambre avant de nous endormir. L’écran pouvait égaler nos
rêves », Robert Desnos cité par
Annie Le Brun, Préface De l’érotisme,
2013.
Quelques
tableaux de Mélik de la « période maniériste » (Années 30) présentent
un érotisme voilé qui répond bien à l’esprit surréaliste de Breton et à sa
beauté convulsive. En latin médical, convellere
veut dire arracher, tirailler. « A
l’antithèse de la beauté immuable, la beauté « convulsive » trouble,
provoque transe et états de grâce, chez le narrateur comme chez le lecteur »
(Suzanne Lamy, André Breton. Hermétisme
et poésie dans ARCANE 17, 1977, p.174)).
Dans
le tableau Vision féérique la femme
au premier plan, au tissu transparent et
aux bras repliés derrière la tête comme des ailes, laisse voir au second plan une silhouette nue,
au sexe irradiant et à la tête renversée. La photo de Man Ray explicite ce
renversement érotique qui sublime le corps féminin.
Man Ray, Grand nu
renversé en arrière, 1923
|
Dans le tableau de Mélik c’est évidemment le contraste entre la nudité et le vêtement
qui constitue la «mise en symptôme
de l’image » et non la nudité en soi.
« Rien n’est plus
apparaissant que la nudité au milieu du monde social parce qu’elle réveille la
tension originaire, et toujours active, entre l’archaïsme pulsionnel et la mise
en forme dans le rite et dans l’iconographie », écrit G. Didi-Huberman
à propos de Botticelli (Ouvrir Vénus.
Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999, p. 90).
Dans le dessin suivant, beaucoup plus tardif, Mélik
réintroduit, dans une scène de cabaret digne de l’expressionnisme allemand, le
même contraste entre corps dénudé et corps voilé.
Mélik, Nudité et vêtement transparent, Fusain rehaussé à l’huile, 46 x 29 cm, c.1960 |
Le dessin ci-dessous est également de Mélik mais il est graphiquement plus schizophrène
puisqu’il juxtapose deux corps nus et blancs, des profils de montagnes (une Sainte-Victoire
à gauche?), des hachures et des
frottis noir ou blanc. La femme horizontale coupe la feuille en deux. L’irréalité de la
scène est déroutante comme son contenu érotique qui rappelle les nus de la
période surréaliste du photographe J.A. Boiffard (1902-1961), fascinant et
glaçant en raison d’angles de
vue improbables (« Ce tressage
déconcertant de la nudité, du rêve et de la cruauté » que G.
Didi-Huberman analyse dans un cycle de panneaux peints par Botticelli).
Deux nus, 48 x 63 cm, HSP (vente LECLERE, Marseille, 2011) |
J.-A. Boiffard, Nu renversé, 1935, Centre Pompidou |
Dans l’érotisme des images de la
nudité chez Mélik un thème est spécifiquement valorisé, ce sont les seins. Sous
ce rapport son exact contemporain littéraire est encore André Breton chez
lequel le sein est l’élément récapitulatif du corps féminin, du désir érotique
et de son voilement inhérent à la poésie. Le sein est analogiquement assimilé à
l’hermine dans Arcane 17, texte publié
pendant son exil aux États-Unis en 1944. Ce roman poétique célèbre la
renaissance de l’homme par l’amour de la femme, à travers tous les grands
mythes féminins (la fée Mélusine, Isis) qu’il met au service d’un « érotisme spiritualisé ». Loin de
l’obscénité, l’amour du corps est célébré
comme une alchimie physique et affective propre à l’humanité. « Le sexe et l’attrait sexuel donnant lieu à
une euphémisation constante dans les textes de Breton, le sein est l’élément
privilégié du corps féminin et fait l’objet d’un véritable culte comme symbole
de fécondité, d’émerveillement érotique et extatique », Suzanne Lamy, André Breton, hermétisme et poésie dans
ARCARNE 17, 1977, p. 188.
Ce tableau - à première vue peu esthétique - est assez fascinant si on en perçoit le
fonctionnement interne où se disputent la « volonté d’art » (tradition explicite du sein depuis la
Renaissance) et la « volonté de
symptôme » (ce qui trouble l’image et la belle ressemblance, voir G.
Didi-Huberman).
Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs, 1595, Louvre |
Diane de Poitiers au bain, 1571 |
Au premier plan du tableau de Mélik le corps immense d’une femme
vue de dos, assise avec les jambes croisées. A gauche un élément d’architecture
simplifié (façade, fenêtre blanche, toit rouge, cheminée bleue), chose rare
chez Mélik. La maison est un
arrière-plan qui produit l’effet de grossissement du corps. Avec les
informations recueillies autour de ce tableau on peut penser que ces éléments
d’espace sont une localisation, une maison réelle vue de la terrasse du château
de Mélik, en vue plongeante.
Mélik aime les positionnements insolites des
corps dans l’espace pour les déformations induites qui troublent l’acte de voir.
Le profil d’une femme assise, les jambes relevées, se retrouve dans cette
petite scène énigmatique où les proportions réciproques des personnages sont
faussées (par exemple la femme au premier plan est minuscule par rapport au
personnage central qui est désaxé sur la droite).
Femme assise par terre, 30 x 41 cm, c. 1940, collection particulière |
Avec « La Belle
Hélène » l’élément trouble est évidemment ce sein disproportionné avec
sa pointe rougeoyante. L’image du
« charbon ardent » pour dénoter la pointe du sein est une métaphore
présente dans Arcane 17 (elle remonte
au Moyen Age où la vierge allaitant son enfant peut être représentée aux côtés
du prêtre officiant, voir Suzanne Lamy, idem).
« Mélusine à
l’instant du second cri… ses seins sont des hermines prises dans leur propre
cri, aveuglantes à force de s’éclairer du charbon ardent de leur bouche
hurlante », Arcane 17.
A juste titre La belle
Hélène fut offerte en hommage à la femme métaphorique. Il s’agit bien d’un hymne à la fécondité et
ce sein démesuré est un « mythe
visuel » (Carl Einstein) -
archaïque sans fausse pudeur – qui reprend analogiquement la forme de la
corne d’abondance qui contient tous les fruits voluptueux (autre symbole de la
promesse du plaisir érotique si on suit l’analyse de Meyer Schapiro :
« Fructus – le mot latin pour fruit
– renferme étymologiquement le verbe fruor, qui exprime à l’origine la
satisfaction, le plaisir, le joie. Les pommes de Cézanne seraient un
déplacement inconscient d’une préoccupation érotique, « Les pommes de
Cézanne. Essai sur la signification de la nature morte », 1968).
Le grossissement d’une partie du corps désirable peut être aussi
un procédé de l’humour qui remonte en littérature au moins à Swift. Dans le
roman de Gulliver on comprend que les géants ne gagnent jamais à être regardés de trop près
quand le héros eut à escalader, pour sa plus vive détresse, le sein d’une dame
à la cour de Brobdingnag. Cette tradition de l’image (littéraire ou visuelle)
est attestée chez les surréalistes comme on le voit dans ce Cadavre exquis.
Contre le tabou social sur la sexualité le jeu est universellement de chemin le
plus simple pour déculpabiliser le désir naturel et scandaliser la bourgeoisie !
Cadavre exquis, 1927, Man Ray, Joan Miro, Max Morise, Yves Tanguy, 36 x 23 cm, Centre Pompidou |
Mais
chez Mélik la disproportion du sein dans « La Belle Hélène » reste ambiguë. Elle paraît grotesque alors
qu’il est question, comme dans certains mythes archaïques, d’une célébration
(au sens de rite et d’hommage) de la fécondité de la femme. Le jeu symptômal
sur les proportions du corps humain est donc un moyen polysémique, et chaque
image produit son propre sens.
Picasso, Atelier du peintre (dessin), 1929, 15 x 21 cm (reproduit dans Documents, 1930, n°3)
|
La Bouche, n°5 |
« On glorifie en général l’invention des
artistes, leur audace et Dieu sait quoi. Nous sommes d’un autre avis. Dans
l’ensemble l’art sert à réduire l’éventail des expériences vécues de l’homme au
profit d’un critère formel ou technique défini de façon académique… Et si, en
dépit de tout leur charme, la plupart des tableaux ne correspondaient plus
guère aux pulsions et aux représentations de l’homme actuel ? »,
Carl Einstein, Geoges Braque (1934),
Editions La Part de l’Oeil, 2003, p. 117.
La
photographie est-elle forcément un danger pour la peinture ? Mais de quelle
pothographie parle-t-ton ? A l’exercice déroutant de la photo par les
surréalistes va correspondre des fonctions nouvelles pour la peinture qui
proscrit l’imitation du réel. Tel est ce nouveau rapport que Carl Einstein
proposera entre la peinture et la photographie, entre art du passé et technique
du présent. « N’oublions pas
qu’avant le cubisme, l’art était limité à des variantes… L’un se servait de son
Titien pour taper sur le Vélasquez de l’autre, et la majeure partie de tous les
tableaux était de la mauvaise photographie ou une déformation des tableaux
antérieurs », idem, p. 75.
La
fin de la peinture imitative (cette immense « paraphrase » selon Carl Einstein) aura été une affaire de
goût, et la peinture de Mélik est scandaleuse grâce à son insouciance en faveur
de l’informe qui déclasse (montage du nu et du vêtu, grossissement du sein entre humour et pulsions).
Avec ce tableau ci-dessus Mélik jouit de son insouciance psychique de
peintre pour métamorphoser cette femme en porteuse innocente de sa généreuse
poitrine. Jouant avec l’analogie des formes les bras encerclent les seins comme
un plateau d'offrande. Ce qui frappe est la générosité picturale de l’image qui
traduit moins le désir du peintre pour l’objet-sein (grossissement infantile qui
ne ferait que traduire le désir sexuel) que le rapport intime et sans complexe de
cette femme à sa propre poitrine. Mais comment « figurer » un rapport
intime au corps qui n’est pas objectivable ? On peut parler d’une image
dominée par la loi des proportions
tactiles aux dépens des proportions normatives de la représentation classique
(cette rationalisation voulue par la Renaissance classique pour construire une
norme de l’espace, voir E. Panofsky, « La perspective comme forme
symbolique »). Que le corps soit déformable, qu’il devienne sous nos yeux une
réalité métamorphique qui échappe au « réalisme visuel » pour ouvrir
l’image à un « archaïsme psychique », cette mutation a été possible
grâce à Picasso, et plus encore à Miro.
« A présent les
proportions des figures sont formées en suivant simplement l’accent visionnaire
du sentiment ou leur signification symbolique, à l’instar de l’homme primitif
qui autrefois soulignait ou réduisait les parties de la figure selon leur degré
de puissance religieuse ou symbolique. On pourrait dès lors parler de
proportion sensible, et tout ce qui est de nature optique est vécu conformément
aux rapports de tensions psychiques », Carl Einstein, Georges Braque (1934), idem, p. 144.
Devant le tableau « Bras
entourant les seins » on peut parler d’un « réalisme spontané » qui se substitue à « l’automatisme logique et stupide »
de notre regard civilisé par la loi des proportions. La fonction de la peinture devient entièrement nouvelle. Elle n’a plus pour tâche d’adapter la figure humaine
au moi rationnel et esthétique mais de faire sa place à ce que Carl Einstein
appelle « la personnalité métamorphique »
dotée de pulsions plus ou moins enfouies. Quoi qu’il en soit de notre malaise
devant une telle image de Mélik (du mépris au rire) comment comprendre l’indéniable
impression d’harmonie qui s’en dégage ? Elle n’a plus rien à voir avec
l’esthétique technique et sa monotonie optique héritées du rationalisme de la
Renaissance. D’autant plus que Mélik en rajoute avec une face invraisemblable
pour un corps déjà informe. Qui peut soutenir ce regard qui émane de ces yeux
ainsi déformés ?
Un regard « impossible » (détail) |
Si le corps humain chez Mélik est entraîné par des forces
métamorphiques, les yeux, de manière plus déroutante encore, sont construits de
manière à nous donner le sentiment que leur fonction biologique n’est plus de
regarder le monde bien ordonné des objets. L’expérience de notre face-à-face
avec le tableau est troublée. Nous ne regardons plus un objet-reflet mais un
être qui nous interroge sur ce que nous croyons être à force d'habitude– cette figure que nous
pensons retrouver chez les autres. Ce qui est en jeu dans ce nouveau rapport à
l’image c’est ce que Picasso avait appelé «le
tableau comme exorcisme »,
à partir des Demoiselles d’Avignon
(voir J. Clair, Le nu et la norme. Klimt
et Picasso en 1907, Gallimard, 1988). Comme pour le masque primitif ou le
fétiche le spectateur accède à un autre niveau d’expérience vécue. Le trouble
que nous ressentons à regarder ces yeux qui ne sontt plus aptes à regarder le monde
des objets comme nous le voyons immuablement a-t-il un sens ? Que met-il
en cause ? Le trouble ressenti dote le tableau d’une force qui agit sur
nous, et l’émotion (du rire au rejet) n’en est que le symptôme. D’objet -
parfait miroir créé pour nous renvoyer la belle apparence des choses (le classicisme) - le tableau devient un agent qui trouble.
« La présence de l’objet spécifique,
agressif et fort : ce qu’on regarde est ce qui nous regarde… l’objet
devient insensiblement, en face de son spectateur, une sorte de sujet »,
G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce
qui nous regarde, Ed. de Minuit, 1992).
Cela est d’autant plus vrai que Mélik abandonne assez vite
paysage et nature morte pour multiplier, comme Picasso (Les Acrobates) et Miro (le
Fou du roi) à la génération précédente, des « défroques humaines » (Michel Leiris) animées d’une vitalité
onirique. L’inhumain seul l’intéresse dans la figure comme dans le corps qui
deviennent des réalités métamorphiques. Le tableau de Mélik nous signifie qu’il
refuse d’être le reflet du visage que nous pensons toujours plus ou moins
socialement esthétique. Les enjeux de la peinture ont été transformés. A quel
besoin inconscient a bien pu répondre l’idée de beauté et sa tyrannie
esthétique? Elle a longtemps joué son rôle en
consolidant de manière imaginaire l’anthropocentrisme rationalisé de la
Renaissance mais elle ne semblait plus
répondre aux nouveaux besoins psychiques de l’homme moderne et des artistes de la jeunesse de Mélik
(Picasso, Miro, Masson, Klee). La peinture n’est plus le langage commun de l’homme et
du monde, ni celui du rapport idéalisé à soi. Mélik est presque sage en comparaison des déformations psychiques d'un Picasso non cubiste ou d'un Miro!
Picasso, Carnet 34, «Figure», 1943, musée Picasso |
Miro, Le Gendarme, 1925, 281 x 195 cm, Chicago |
Si on prolonge les analyses de
Carl Einstein on peut dire que chez Mélik l’improbable harmonie de cette figure
et de ce corps déformés exprime une libération du regard du carcan idéaliste.
Le dynamisme des pulsions psychiques (que la psychanalyse, le nietzschéisme et
le surréalisme ont su révéler) se donne à voir dans toute son irrationalité
vitale, harmonieuse ou conflictuelle. Peut-on condamner cette nouvelle fonction
de la peinture que Mélik pratiqua (à la suite et autrement que Matisse, Miro,
Picasso, ou Masson) par peur de l’anarchie subjective et la fin d’un
langage visuel commun? Si chaque peintre peut inventer ses propres formes (et
plus seulement des variantes du « style ») est-ce que le public sera
encore concerné ? Certes la peinture-représentation nous rassurait en
proposant des variations autour d’une norme, l’imitation esthétique et la
ressemblance technique des objets. La peinture moderne ne fait-elle pas
n’importe quoi ? Est-elle capable d’un langage commun ? Or,
l’expérience de la peinture de Mélik répond à cette interrogation légitime.
Elle est compréhensible parce qu’elle
crée des signes visuels accessibles à tous, même quand sa peinture passe pour
« anormale». L’intention du peintre classique était familière :
rendre compte du monde des objets de telle sorte que cette expression
personnelle plaise virtuellement à tous (style, norme idéale du beau, peinture subordonnée au dessin/dessein).
La peinture des avant-gardes, qui a marqué Mélik durant sa jeunesse parisienne
(1930), obéit à d’autres tâches que Carl Einstein analysait depuis l’Allemagne (Negerplastik, 1915 : expliquer la
modernité de la statuaire africaine à partir du cubisme) et après son
installation définitive à Paris en 1928 (voir Liliane Meffre, Carl Einstein. Itinéraire d’une pensée
moderne, Presses Paris-Sorbonne 2002). La peinture peut proscrire le réel
et passer à la création poétique du réel. Matisse fauve (1900), Braque/Picasso
(1908) puis Miro, Masson, Klee inventent
un autre rapport de l’homme à l’espace et au monde qui passe par le
tableau-« psychogramme »
(terme inventé par Carl Einstein pour les tableaux de Masson, en 1929), la
« primitivisation » (non volonté de
copier les arts dits primitifs mais de se soumettre à un processus de régression positive), et l’ « archaïsme psychique » (ce sont les
pulsions inconscientes qui se donnent à voir). C’en est fini du « conservatisme biologique », comme
l’écrira avec humour Carl Einstein en 1929. Nul doute que la peinture de Mélik
s’inventera dans cette brèche.
Notre hypothèse est que Mélik, né
en 1904, ne peut pas se comprendre sans
les aventures de cette génération de 1880. Pour s’ouvrir à l’œuvre de Mélik il ne faut
pas se contenter de décrire ce qu’on voit mais s’interroger sur la fonction de
ce qu’il produisait, c’est-à-dire les origines et la visée psychiques de sa
peinture. Devant sa toile achevée Mélik évoquait la « grande inconscience » (expression typique empruntée à André Breton, dans Nadja). Hubert
Juin décrivait en 1953 l’état de passivité - sans doute extrêmement difficile à
réaliser - de Mélik dans l’acte de peintre. Devant sa toile il se mettait en
situation de subir un « automatisme
spontané » contraire à la volonté d’art de la tradition technique de
la peinture occidentale. Il se plaçait
dans un état de suggestions vis-à-vis de la toile en train de se faire. La
forme achevée - qui surprend d’abord le
peintre - prend son sens dans ce processus de formation. « Je pars de l’abstrait. Peu à peu, sans même
que j’aie à les chercher, les masses
surgissent et s’organisent d’elles-mêmes » (Le Provençal, 23 octobre 1961). Peindre n’est plus un simple acte
de maîtrise technique - avec ses recettes et ses progrès linéaires - mais un
état qui permet à l’image d’apparaître. Mélik n'est-il pas dans un dispositif propre au
romantisme allemand que le surréalisme avait redécouvert ? « L’écrivain n’est pas celui qui
utilise le langage, mais celui qui laisse le langage parler en lui »
(voir Albert Béguin, L’âme romantique et
le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, 1937). De
son côté Carl Einstein parlait de « génération
romantique » à propos d’André Masson et Joan Miro (voir L’Art du XX° siècle, 1926). Et il
analyse longuement cette passivité de la période post-cubiste de Braque (les
figures hallucinatoires pour la Théogonie
d’Hésiode, Vollard, 1932), un moyen d’inventer des formes métamorphiques
sans abandonner l’exigence de construction (synthèse entre art tectonique et
art hallucinatoire). L’artiste, au lieu de s’enfermer dans une stylisation plus
ou moins technique du réel qui ne sera au mieux qu’une variation personnelle
autour du conformisme optique, prend le
risque d’inventer un langage visuel propre
au « mythe », ce langage d’un écart à la réalité (un inconscient)
qu’il adresse aux autres hommes.
« Du coup, la
sécurité de l’homme est bien sûr moins défendue, mais sa position cosmique
extraordinairement élargie. L’homme devient le lieu de passage des forces qu’il
ne pourrait appréhender consciemment ; la limitation de la conscience est
donc rejetée et l’art devient un instrument de magie, à savoir une force de
transformation du réel », Carl Einstein, Georges Braque (1934), idem, p. 163.
Ainsi il nous semble que la singularité de Mélik en Provence,
forcément isolé et peu compris, peut s’éclairer grâce aux outils théoriques que
certains des meilleurs critiques d’art mirent au point en suivant attentivement
l’inventivité des peintres novateurs entre 1900 et 1930.
Mélik, Mère et fille jouant, 78 x 62 cm, collection particulière |
Dans ce tableau le caractère architectonique est très fort,
et c’est pourquoi nous l’avions rapproché de l’ «archaïsme moderne » de
Derain (en 1958 Mélik était toujours ébloui par la peinture fauve et structuré
de Derain : « Mélik et Derain : un archaïsme réinventé ?
sur ce blog). L’évidence de cette image est paradoxale puisqu’elle est reliée
aux positionnements et aux mouvements
complexes de ces deux femmes aux âges différents. Ici la « mère » est nue
et ses seins coniques et érectiles sont bien évidemment « déplacés »,
comme le dit si bien le sens moral. Pourtant, l’innocence de ce jeu gracieux
entre mère et fille nous indique
que l’essentiel n’est pas le contenu isolé mais le traitement des formes qui
crée cette « spiritualité plastique »
que Mélik assignait à sa peinture (voir le texte « Tournant », 1932, publié par Hubert Juin, Mélik ou la peinture à la pointe du temps, 1953, et Texte imprimé
de 1958, archives du musée Edgar Mélik, Cabriès). Ce corps solaire est contradictoirement
un jeu de formes accentuées (les seins) ou déformés (le bassin). La planéité de
la figure, qui ne supprime la profondeur colorée de l’image, n’interdit pas
l’aspect très sculptural du corps. Plus qu’une survivance des seins de la
Renaissance naturaliste il faudrait songer au trouble inventif que les Fauves
Derain et Matisse avaient ressenti en
découvrant les formes de la statuaire africaine, trouble qui va agiter toute la
peinture moderne entre 1900 et 1910 (voir Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art
français, Flammarion, 1998). Le surréalisme prolongera ce goût en associant
ethnologie et art moderne, notamment dans la revue Documents (Carl Einstein, Michel Leiris, Georges Bataille) de 1929
à 1931.
Man Ray, Reine Bangwa et modèle, 1934, 29 x 23 cm |
Derain décrit dans ses lettres à Matisse « l’expressivité
affolante » des œuvres archaïques qu’il découvre à Londres, au British
Museum en 1906. C’est par les voies de la sculpture, modelage pour Matisse et
taille directe pour Derain, que cette fusion entre géométrie et anatomie passera dans la
peinture (voir Rémi Labrusse, Matisse-Derain.
La vérité du Fauvisme, Hazan, 2005). La sculpture européenne n’avait-elle
pas sous-estimé la force des masses en ramenant la statue à un problème de
représentation visuelle et donc picturale des volumes du corps ? La
puissance de la plastique africaine, qui n’a rien de primitif pour Carl Einstein,
s’explique par le fait que l’objet sculpté est dans un espace tactile qui
accentue les formes à volonté (voir Carl Einstein, La sculpture nègre (1915), L’Harmattan, 1998). Non seulement cette
leçon de formes va passer dans la pratique de la sculpture de Matisse et Derain
mais aussi être intégrée à l’espace de l’image quand une statuette par exemple
devient le sujet du tableau.
Derain, Femme debout, 1907, H 95 cm |
Matisse, Nu debout, 92 x 65 cm, 1906, Londres |
Les seins sculpturaux chez Mélik font contrepoids au centre de
la toile avec la déformation en pointe du bassin de la femme assise. Mélik
travaille sur les limites d'une surface qui exercent une force d’attraction
sur les formes. Il ne se contente pas de la granulosité de la peinture pour
renforcer la matérialité de l’image (trait anti-idéaliste). Au lieu d’être une
représentation épurée et esthétique le tableau devient un objet vivant dont on
doit sentir les forces en présence et leurs effets plastiques sur l’image. C’est
l’invention profonde et oubliée du fauvisme de 1905. Même la transposition
chromatique doit être interprétée comme une fonction
matérielle donnée à la couleur qui ne se limite plus à la répétition de la
nature (le peintre n’a pas à suivre les couleur de la nature mais peut inventer
la couleur expressive). Elle fait « de
la couleur une nouvelle matière dans laquelle on transpose comme dans du marbre
ou du bois qui se décompose en différentes logiques ». « L’expression n’est pas dans l’objet mais
dans le moyen. La véritable idée, c’est la façon de profiter du moyen. Or dans
ces derniers temps, nous avons tous eu une révélation extraordinaire au point
de vue de l’art, c’est cette découverte du monde de la matière qui vit à notre
gré, par l’esprit de transposition colorée et graphique ». (Derain,
citations de Rémi Labrusse, op. cit.). Si la ligne graphique du bassin se déforme chez
Mélik c’est parce que la surface est un
reste à occuper qui crée une force d’attraction anti-anatomique. Nous avons
sans doute une clé de la nudité voulue de cette femme jouant avec la jeune
fille. Elle est une expérience formelle unique (Mélik – contrairement à tant de
peintres - se répète peu !). Mélik
crée dans le champ de la peinture non classique ouvert par Matisse et Derain. Son
admiration pour ces peintres ne fut pas une question de goût esthétique. Elle
était la reconnaissance d’une « nouvelle
condition de l’image » (expression due à Rémi Labrusse) qu’ils avaient
su les premiers instituer.
Comment faut-il comprendre l'autonomie inédite de la peinture qui a manifestement
compté pour Mélik ? Les déformations subies par le corps dans l’œuvre
fauve de Matisse (avant le retour au classique vers 1920) sont souvent
interprétées comme des maladresses assumées, ou la projection d’un désir (le
retour du refoulé). Pourtant l’image est d’abord une production d’art qui tient
compte de problèmes concrets liés à l’expression, et qui sont inséparables du contenu et du
format (refus de la séparation idéaliste entre forme et contenu). Avec Matisse
la peinture ne se veut plus la représentation esthétique de la réalité, mais
création d’un espace dynamique.
Comment comprendre alors la distorsion des formes humaines les plus anciennes chez Matisse, par exemple
dans les Bois gravés de 1906 ?
S’agissait-il d’un style iconographique en tant que tel (désir d’originalité)
ou de la projection d’une idée de l’humanité un peu grotesque (d’où la laideur
inévitable) ?
Matisse, Le Grand Bois (Nu de profil sur une chaise longue), 1906 |
Petit Bois clair, 1906 |
Rémi Labrusse inscrit cette question dans la nouvelle
condition de l’image voulue par les Fauves. « La distorsion des formes humaines a pour fondement la conviction,
d’abord, que les articulations rhétoriques de la figure académique doivent être
brutalement déconstruites pour ouvrir le regard en le débarrassant de ses réflexes traditionnels de lecture mimétique,
puis que cette figure décomposée doit se recomposer en s’intégrant à l’architecture générale de la surface
dessinée… cette forme humaine, en se maintenant avec ses déformations
étrangement expressives, lègue au spectateur un questionnement critique sur
l’image comme pure tension entre deux pôles : la stricte figuration née
d’un éveil ému du regard sur le dehors (en l’occurrence un corps féminin), la pure
décoration née des exigences de construction de la surface en tant que forme.
D’où, par exemple, dans le Grand Bois, la saillie de l’omoplate qui équilibre
celle des coudes, eux-mêmes continués par les rides fantastiques du reste de la
surface autour d’eux, ou bien les rides du ventre et des seins qui prolongent,
jusque sur le corps, cette tourmente linéaire et font respirer l’ensemble », R. Labrusse- J. Munce, Matisse-Derain. La vérité du fauvisme, Hazan, 2005, p. 54.
On comprend mieux pourquoi Matisse et Derain furent les
peintres au goût de Mélik, non pour leur soi-disant esthétisme coloré mais pour
les causes inhérentes à la production d’une image non classique.
Ce nouveau tableau – un des plus harmonieux de Mélik - exalte
les seins nus chez cette jeune femme aux yeux bleus, aux lèvres roses et à l'immense
tresse rousse. Tout exprime la sensualité innocente et le plaisir de peindre.
Les formes sont amplifiées comme pour le sein droit et la main gauche pour
signifier le mouvement du corps tout entier et la trajectoire du regard. La
ligne rouge en arabesque, qui n’a aucune valeur réaliste, souligne la profondeur
de la poitrine. Mélik approfondit la leçon fauve de Matisse, avec une structure
plus forte et une réduction chromatique qui maintient la transposition colorée.
Une tache bleue et trois larges bandes (bleu/gris/ et rouge) annoncent
pudiquement le sexe hors-cadre.
H. Matisse, Femme à la raie verte, 42 x32 cm, 1905 |
Nous pouvons terminer cette série qui tend à dégager
l’érotisme pictural de Mélik par une neuvième œuvre, la plus ancienne afin de
souligner la permanence de cette beauté érotique-voilée des seins.
Mélik s’installe à Cabriès début
1934 et le costume arlésien devait exercer tout son charme sur ce jeune homme
« né parisien et d’atavisme
asiatique », selon ses propres mots. La grande robe rouge écarlate (couleur du mariage), la coiffure noire, les
bras raides comme sur un mannequin, tous ces éléments installent cette jeune
femme dans une sorte de fière vitalité. Une ruelle étroite aux ombres bleues et
noires sépare l’image en deux. Tout indique une vision réelle dans ce village de
Cabriès où Mélik commence sa vie d’artiste. Pourtant un détail intrigue :
la poitrine n’est-elle pas dénudée, avec un sein entièrement visible ?
Nous sommes soudain projetés dans une autre dimension, celle de la rêverie
érotique que l’image seule peut trahir. Loin d’une Provence conventionnelle
Mélik détruit discrètement les codes de la vie sociale (ce refoulement des désirs) comme de la peinture.
Cette anthropologie de l’image établit comment chez Mélik la
femme en soi devient un être métamorphique de désir et de beauté « érotique-voilée ». En est-il de même de la figuration du
couple chez Mélik ?
A suivre…
Quel bel article!
RépondreSupprimerSa densité impose une seconde lecture plus approfondie. Ces réflexions m’amènent à penser qu'il y aurait là le sujet d'une belle exposition au Château à partir de ces tableaux, en élargissant et en invitant des artistes contemporains concernés par l' érotisme... des seins. Dommage que je ne puisse pas joindre les photos de certaines de mes sculptures!
Pierre, merci pour ton intérêt. Oui c'est une belle idée de choisir une thématique pour faire vivre la peinture de Mélik avec des oeuvres contemporaines.
RépondreSupprimerTu en as trop dit sur tes propres sculptures qu'il faudra bien voir un jour!
olivier