dimanche 18 octobre 2015

Escalader le sein : quel érotisme dans la peinture de Mélik ? par Olivier Arnaud




« Depuis l’Antiquité – qu’on songe aux pommes d’or célébrées dans la troisième Eglogue de Virgile – mais aussi dans la plupart des religions, depuis le fruit donné à Eve au Paradis, la pomme est à la fois symbole d’accès à la connaissance sexuelle, mais aussi figuration de l’offrande du sein, et plus particulièrement de ce sein « bon » entre tous qu’est celui de la bien-aimée… », Jean Clair, Allberto Giacometti, catalogue d’exposition, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1991.

La nudité du corps n’est-elle pas le tabou de la vie sociale ? Or les écrivains et les peintres dans le sillage du surréalisme ont su monter à l’assaut de cet interdit par un mélange de jeu et de provocation. Comme l’écrivait l’anthropologue Marcel Mauss : « Les tabous sont faits pour être violés ». La violence des tabous contre les pulsions humaines n’appelle-t-elle pas leur contestation ? Mélik quitte Paris en 1932, en rupture avec le milieu bourgeois pour lequel l’art est au mieux une distraction inutile ou un luxe. Nous ne savons rien de la vie amoureuse de sa jeunesse parisienne puisque sa correspondance connue commence après son départ et qu’elle est essentiellement familiale et déférente.
Par contre sa peinture nous en dit beaucoup sur les voies singulières de sa liberté contre les censures sociales. Quels sont les procédés de montage dans ses tableaux qui lui permettent de surmonter la double contrainte propre à la sexualité : toucher à ce qui est socialement tabou et voiler par respect pour l’art qui est création et donc anti-nature ? Sa  jeunesse parisienne devait être soumise à de fortes tensions puisqu’il baigne dans un milieu conformiste propre à la bourgeoisie alors que son désir profond le pousse à la révolte contre les conventions  (art) et les convenances morales (société). Ses goûts personnels sont bien des choix de rupture. Selon son propre aveu à Claude Marine, journaliste au quotidien artistique parisien Comoedia, en 1937 : « Je côtoie le surréalisme mais je reste nietzschéen » (tapuscrit archives J.M. Pontier) .
Ces deux références - philosophique et littéraire - ont en commun l’affirmation totale de l’individu contre le morale sociale.
En réalité le jeu et la provocation surréaliste dissimulent une vision romanesque de l’amour. Loin de sombrer dans la pornographie le surréalisme défend la puissance poétique du désir qui réconcilie l’érotisme et l’esprit en lieu et place de leur  séparation moralisante. C’est d’abord le cas littéraire d’André Breton (L’amour fou, Nadja, Arcane 17) : « La beauté convulsive sera érotique-voilé, explosante-fixe, magique-circonstancielle » (dans « Le message automatique », revue Minotaure, 1933). Mais aussi de la photographie avec Man Ray et J.-A. Boiffard qui magnifient le corps féminin et son érotisme. La photo n’est plus cette technique qui menace d’annuler la peinture mais un nouveau jeu avec l’image qui peut complexifier la peinture moderne.
Au moment où Breton innove en associant dans ses romans amoureux littérature et photographie, Mélik en 1937 invite à regarder ses tableaux à travers le prisme propre au cinéma : « Il y a comme un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage » (Entretien Mélik, « Surréalisme nietschéen », 1937).
Mélik pense à une peinture qui est riche de ses suggestions multiples comme l’est le cinéma très particulier valorisé par les surréalistes, le cinéma muet affranchi des pesanteurs de la narration mais puissant en rêve. Mélik est un homme de son temps (en 1945 il a sa carte pour le ciné club de Montmartre ! archives du musée Edgar Mélik, Cabriès) et le cinéma sera une source d’inspiration pour lui, comme il l’était pour le surréalisme (voir la revue Mélusine, Le cinéma des surréalistes, 2004).
Ce mélange entre les arts anciens et modernes a été pratiqué par le poète surréaliste Robert Desnos quand il célèbre le cinéma lorsqu' il est poétique et silencieux comme les songes : « Pour nous, pour nous seul, les frères Lumière inventèrent le cinéma. Là, nous étions chez nous, cette obscurité était celle de notre chambre avant de nous endormir. L’écran pouvait égaler nos rêves », Robert Desnos  cité par Annie Le Brun, Préface De l’érotisme, 2013.
Quelques tableaux de Mélik de la « période maniériste » (Années 30) présentent un érotisme voilé qui répond bien à l’esprit surréaliste de Breton et à sa beauté convulsive. En latin médical, convellere veut dire arracher, tirailler. « A l’antithèse de la beauté immuable, la beauté « convulsive » trouble, provoque transe et états de grâce, chez le narrateur comme chez le lecteur » (Suzanne Lamy, André Breton. Hermétisme et poésie dans ARCANE 17, 1977, p.174)).
Dans le tableau Vision féérique la femme au premier plan,  au tissu transparent et aux bras repliés derrière la tête comme des ailes,  laisse voir au second plan une silhouette nue, au sexe irradiant et à la tête renversée. La photo de Man Ray explicite ce renversement érotique qui sublime le corps féminin. 

Mélik, Vision féérique, 119 x 84, c.1940, collection particulière



Man Ray, Grand nu renversé en arrière, 1923













Dans le tableau de Mélik c’est évidemment le contraste entre la nudité et le vêtement qui constitue la «mise en symptôme de l’image » et non la nudité en soi.  « Rien n’est plus apparaissant que la nudité au milieu du monde social parce qu’elle réveille la tension originaire, et toujours active, entre l’archaïsme pulsionnel et la mise en forme dans le rite et dans l’iconographie », écrit G. Didi-Huberman à propos de Botticelli (Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999, p. 90). 

Dans le dessin suivant, beaucoup plus tardif, Mélik réintroduit, dans une scène de cabaret digne de l’expressionnisme allemand, le même contraste entre corps dénudé et corps voilé. 

Mélik, Nudité et vêtement transparent, Fusain rehaussé à l’huile, 46 x 29 cm, c.1960

Le dessin ci-dessous est également de Mélik mais il est graphiquement plus schizophrène puisqu’il juxtapose deux corps nus et blancs, des profils de montagnes (une Sainte-Victoire  à gauche?), des hachures  et des frottis  noir ou blanc. La femme horizontale coupe la feuille en deux. L’irréalité de la scène est déroutante comme son contenu érotique qui rappelle les nus de la période surréaliste du photographe J.A. Boiffard (1902-1961), fascinant et glaçant en raison d’angles de vue improbables (« Ce tressage déconcertant de la nudité, du rêve et de la cruauté » que G. Didi-Huberman analyse dans un cycle de panneaux peints par Botticelli).


Deux nus, 48 x 63 cm, HSP (vente LECLERE, Marseille, 2011)
                  
J.-A. Boiffard, Nu renversé, 1935, Centre Pompidou

Dans l’érotisme des images de la nudité chez Mélik un thème est spécifiquement valorisé, ce sont les seins. Sous ce rapport son exact contemporain littéraire est encore André Breton chez lequel le sein est l’élément récapitulatif du corps féminin, du désir érotique et de son voilement inhérent à la poésie. Le sein est analogiquement assimilé à l’hermine dans Arcane 17, texte publié pendant son exil aux États-Unis en 1944. Ce roman poétique célèbre la renaissance de l’homme par l’amour de la femme, à travers tous les grands mythes féminins (la fée Mélusine, Isis) qu’il met au service d’un « érotisme spiritualisé ». Loin de l’obscénité,  l’amour du corps est célébré comme une alchimie physique et affective propre à l’humanité. « Le sexe et l’attrait sexuel donnant lieu à une euphémisation constante dans les textes de Breton, le sein est l’élément privilégié du corps féminin et fait l’objet d’un véritable culte comme symbole de fécondité, d’émerveillement érotique et extatique », Suzanne Lamy, André Breton, hermétisme et poésie dans ARCARNE 17, 1977, p. 188. 

 «La Belle Hélène », 32 x 44 cm, c. 1950, HSC, collection particulière
Ce tableau - à première vue peu esthétique -  est assez fascinant si on en perçoit le fonctionnement interne où se disputent la « volonté d’art » (tradition explicite du sein depuis la Renaissance) et la « volonté de symptôme » (ce qui trouble l’image et la belle ressemblance, voir G. Didi-Huberman).


Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs, 1595, Louvre
Diane de Poitiers au bain, 1571
                                 
Au premier plan du tableau de Mélik le corps immense d’une femme vue de dos, assise avec les jambes croisées. A gauche un élément d’architecture simplifié (façade, fenêtre blanche, toit rouge, cheminée bleue), chose rare chez Mélik. La maison est  un arrière-plan qui produit l’effet de grossissement du corps. Avec les informations recueillies autour de ce tableau on peut penser que ces éléments d’espace sont une localisation, une maison réelle vue de la terrasse du château de Mélik,  en vue plongeante.
Mélik aime les positionnements insolites des corps dans l’espace pour les déformations induites qui troublent l’acte de voir. Le profil d’une femme assise, les jambes relevées, se retrouve dans cette petite scène énigmatique où les proportions réciproques des personnages sont faussées (par exemple la femme au premier plan est minuscule par rapport au personnage central qui est désaxé sur la droite).
                                  
Femme assise par terre, 30 x 41 cm, c. 1940, collection particulière

Avec « La Belle Hélène » l’élément trouble est évidemment ce sein disproportionné avec sa pointe rougeoyante.  L’image du « charbon ardent » pour dénoter la pointe du sein est une métaphore présente dans Arcane 17 (elle remonte au Moyen Age où la vierge allaitant son enfant peut être représentée aux côtés du prêtre officiant, voir Suzanne Lamy, idem).
« Mélusine à l’instant du second cri… ses seins sont des hermines prises dans leur propre cri, aveuglantes à force de s’éclairer du charbon ardent de leur bouche hurlante », Arcane 17.
A juste titre La belle Hélène fut offerte en hommage à la femme métaphorique. Il s’agit bien d’un hymne à la fécondité et ce sein démesuré est un « mythe visuel » (Carl Einstein) -  archaïque sans fausse pudeur – qui reprend analogiquement la forme de la corne d’abondance qui contient tous les fruits voluptueux (autre symbole de la promesse du plaisir érotique si on suit l’analyse de Meyer Schapiro : « Fructus – le mot latin pour fruit – renferme étymologiquement le verbe fruor, qui exprime à l’origine la satisfaction, le plaisir, le joie. Les pommes de Cézanne seraient un déplacement inconscient d’une préoccupation érotique, « Les pommes de Cézanne. Essai sur la signification de la nature morte », 1968).
Le grossissement d’une partie du corps désirable peut être aussi un procédé de l’humour qui remonte en littérature au moins à Swift. Dans le roman de Gulliver on comprend que les géants ne gagnent jamais à être regardés de trop près quand le héros eut à escalader, pour sa plus vive détresse, le sein d’une dame à la cour de Brobdingnag. Cette tradition de l’image (littéraire ou visuelle) est attestée chez les surréalistes comme on le voit dans ce Cadavre exquis. Contre le tabou social sur la sexualité le jeu est universellement de chemin le plus simple pour déculpabiliser le désir naturel et scandaliser la bourgeoisie ! 

Cadavre exquis, 1927, Man Ray, Joan Miro, Max Morise, Yves Tanguy, 36 x 23 cm, Centre Pompidou

                                         
Mais chez Mélik la disproportion du sein dans « La Belle Hélène » reste ambiguë. Elle paraît grotesque alors qu’il est question, comme dans certains mythes archaïques, d’une célébration (au sens de rite et d’hommage) de la fécondité de la femme. Le jeu symptômal sur les proportions du corps humain est donc un moyen polysémique, et chaque image produit son propre sens. 


     Picasso, Atelier du peintre (dessin), 1929, 15 x 21 cm (reproduit dans Documents, 1930, n°3)
           Il faut se tourner vers la photographie surréaliste autour de Georges Bataille pour voir comment le grossissement grâce au plan serrée peut déstabiliser notre rapport intime au beau et au laid par l’introduction d’une troisième catégorie, le bas. La photographie, cette "théorie des écarts» (R. Krauss), cesse d’être une reproduction plus ou moins esthétisante des choses pour devenir une machine de guerre contre les habitudes visuelles qui  visent à nous rassurer par l’adaptation de l’objet à nos idées. Au lieu de pratiquer la photographie pour valider le conformisme visuel  (avec le risque de rendre inutile la peinture) le surréalisme va favoriser une anti-peinture (Miro, Masson, Klee) qui trouve sa confirmation dans le montage et le gros plan propres à la photographie surréaliste. 
La Bouche, n°5
 
 Jacques-André Boiffard, Le Gros Orteil, Documents, 1929, n°6












« On glorifie en général l’invention des artistes, leur audace et Dieu sait quoi. Nous sommes d’un autre avis. Dans l’ensemble l’art sert à réduire l’éventail des expériences vécues de l’homme au profit d’un critère formel ou technique défini de façon académique… Et si, en dépit de tout leur charme, la plupart des tableaux ne correspondaient plus guère aux pulsions et aux représentations de l’homme actuel ? », Carl Einstein, Geoges Braque (1934), Editions La Part de l’Oeil, 2003, p. 117. 

La photographie est-elle forcément un danger pour la peinture ? Mais de quelle pothographie parle-t-ton ? A l’exercice déroutant de la photo par les surréalistes va correspondre des fonctions nouvelles pour la peinture qui proscrit l’imitation du réel. Tel est ce nouveau rapport que Carl Einstein proposera entre la peinture et la photographie, entre art du passé et technique du présent. « N’oublions pas qu’avant le cubisme, l’art était limité à des variantes… L’un se servait de son Titien pour taper sur le Vélasquez de l’autre, et la majeure partie de tous les tableaux était de la mauvaise photographie ou une déformation des tableaux antérieurs », idem, p. 75.

La fin de la peinture imitative (cette immense « paraphrase » selon Carl Einstein) aura été une affaire de goût, et la peinture de Mélik est scandaleuse grâce à son insouciance en faveur de l’informe qui déclasse (montage du nu et du vêtu,  grossissement du sein entre humour et pulsions).
 
Bras entourant les seins, 73 x 51 cm, HSB, collection particulière
Bras entourant les seins, détail
                            
            Avec ce tableau ci-dessus Mélik jouit de son insouciance psychique de peintre pour métamorphoser cette femme en porteuse innocente de sa généreuse poitrine. Jouant avec l’analogie des formes les bras encerclent les seins comme un plateau d'offrande. Ce qui frappe est la générosité picturale de l’image qui traduit moins le désir du peintre pour l’objet-sein (grossissement infantile qui ne ferait que traduire le désir sexuel) que le rapport intime et sans complexe de cette femme à sa propre poitrine. Mais comment « figurer » un rapport intime au corps qui n’est pas objectivable ? On peut parler d’une image dominée par la loi des proportions tactiles aux dépens des proportions normatives de la représentation classique (cette rationalisation voulue par la Renaissance classique pour construire une norme de l’espace, voir E. Panofsky, « La perspective comme forme symbolique »). Que le corps soit déformable, qu’il devienne sous nos yeux une réalité métamorphique qui échappe au « réalisme visuel » pour ouvrir l’image à un « archaïsme psychique », cette mutation a été possible grâce à Picasso, et plus encore à Miro.
« A présent les proportions des figures sont formées en suivant simplement l’accent visionnaire du sentiment ou leur signification symbolique, à l’instar de l’homme primitif qui autrefois soulignait ou réduisait les parties de la figure selon leur degré de puissance religieuse ou symbolique. On pourrait dès lors parler de proportion sensible, et tout ce qui est de nature optique est vécu conformément aux rapports de tensions psychiques », Carl Einstein, Georges Braque (1934), idem, p. 144.

Devant le tableau « Bras entourant les seins » on peut parler d’un « réalisme spontané » qui se substitue à « l’automatisme logique et  stupide » de notre regard civilisé par la loi des proportions. La fonction de la peinture devient entièrement nouvelle. Elle n’a plus pour tâche d’adapter la figure humaine au moi rationnel et esthétique mais de faire sa place à ce que Carl Einstein appelle « la personnalité métamorphique » dotée de pulsions plus ou moins enfouies. Quoi qu’il en soit de notre malaise devant une telle image de Mélik (du mépris au rire) comment comprendre l’indéniable impression d’harmonie qui s’en dégage ? Elle n’a plus rien à voir avec l’esthétique technique et sa monotonie optique héritées du rationalisme de la Renaissance. D’autant plus que Mélik en rajoute avec une face invraisemblable pour un corps déjà informe. Qui peut soutenir ce regard qui émane de ces yeux ainsi déformés ?
                                                 
Un regard « impossible » (détail)

Si le corps humain chez Mélik est entraîné par des forces métamorphiques, les yeux, de manière plus déroutante encore, sont construits de manière à nous donner le sentiment que leur fonction biologique n’est plus de regarder le monde bien ordonné des objets. L’expérience de notre face-à-face avec le tableau est troublée. Nous ne regardons plus un objet-reflet mais un être qui nous interroge sur ce que nous croyons être à force d'habitude– cette figure que nous pensons retrouver chez les autres. Ce qui est en jeu dans ce nouveau rapport à l’image c’est ce que Picasso avait appelé  «le tableau comme exorcisme »,  à partir des Demoiselles d’Avignon (voir J. Clair, Le nu et la norme. Klimt et Picasso en 1907, Gallimard, 1988). Comme pour le masque primitif ou le fétiche le spectateur accède à un autre niveau d’expérience vécue. Le trouble que nous ressentons à regarder ces yeux qui ne sontt plus aptes à regarder le monde des objets comme nous le voyons immuablement a-t-il un sens ? Que met-il en cause ? Le trouble ressenti dote le tableau d’une force qui agit sur nous, et l’émotion (du rire au rejet) n’en est que le symptôme. D’objet - parfait miroir créé pour nous renvoyer la belle apparence des choses  (le classicisme) -  le tableau devient un agent qui trouble. « La présence de l’objet spécifique, agressif et fort : ce qu’on regarde est ce qui nous regarde… l’objet devient insensiblement, en face de son spectateur, une sorte de sujet », G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Ed. de Minuit, 1992).

Cela est d’autant plus vrai que Mélik abandonne assez vite paysage et nature morte pour multiplier, comme Picasso (Les Acrobates) et Miro (le Fou du roi) à la génération précédente, des « défroques humaines » (Michel Leiris) animées d’une vitalité onirique. L’inhumain seul l’intéresse dans la figure comme dans le corps qui deviennent des réalités métamorphiques. Le tableau de Mélik nous signifie qu’il refuse d’être le reflet du visage que nous pensons toujours plus ou moins socialement esthétique. Les enjeux de la peinture ont été transformés. A quel besoin inconscient a bien pu répondre l’idée de beauté et sa tyrannie esthétique? Elle a longtemps joué son rôle en  consolidant de manière imaginaire l’anthropocentrisme rationalisé de la Renaissance  mais elle ne semblait plus répondre aux nouveaux besoins psychiques de l’homme moderne et des artistes de la jeunesse de Mélik (Picasso, Miro, Masson, Klee). La peinture n’est plus le langage commun de l’homme et du monde, ni celui du rapport idéalisé à soi. Mélik est presque sage en comparaison des déformations psychiques d'un Picasso non cubiste ou d'un Miro!

Picasso, Carnet 34, «Figure», 1943, musée Picasso 
Miro, Le Gendarme, 1925, 281 x 195 cm, Chicago












Si on prolonge les analyses de Carl Einstein on peut dire que chez Mélik l’improbable harmonie de cette figure et de ce corps déformés exprime une libération du regard du carcan idéaliste. Le dynamisme des pulsions psychiques (que la psychanalyse, le nietzschéisme et le surréalisme ont su révéler) se donne à voir dans toute son irrationalité vitale, harmonieuse ou conflictuelle. Peut-on condamner cette nouvelle fonction de la peinture que Mélik pratiqua (à la suite et autrement que Matisse, Miro, Picasso, ou Masson) par peur de l’anarchie subjective  et la fin d’un langage visuel commun? Si chaque peintre peut inventer ses propres formes (et plus seulement des variantes du « style ») est-ce que le public sera encore concerné ? Certes la peinture-représentation nous rassurait en proposant des variations autour d’une norme, l’imitation esthétique et la ressemblance technique des objets. La peinture moderne ne fait-elle pas n’importe quoi ? Est-elle capable d’un langage commun ? Or, l’expérience de la peinture de Mélik répond à cette interrogation légitime. Elle est compréhensible  parce qu’elle crée des signes visuels accessibles à tous, même quand sa peinture passe pour « anormale». L’intention du peintre classique était familière : rendre compte du monde des objets de telle sorte que cette expression personnelle plaise virtuellement à tous  (style, norme idéale du beau, peinture subordonnée au dessin/dessein). La peinture des avant-gardes, qui a marqué Mélik durant sa jeunesse parisienne (1930), obéit à d’autres tâches que Carl Einstein analysait depuis l’Allemagne (Negerplastik, 1915 : expliquer la modernité de la statuaire africaine à partir du cubisme) et après son installation définitive à Paris en 1928 (voir Liliane Meffre, Carl Einstein. Itinéraire d’une pensée moderne, Presses Paris-Sorbonne 2002). La peinture peut proscrire le réel et passer à la création poétique du réel. Matisse fauve (1900), Braque/Picasso (1908) puis Miro, Masson, Klee inventent  un autre rapport de l’homme à l’espace et au monde qui passe par le tableau-« psychogramme » (terme inventé par Carl Einstein pour les tableaux de Masson, en 1929), la « primitivisation » (non volonté de copier les arts dits primitifs mais de se soumettre à un processus  de régression positive), et l’ « archaïsme psychique » (ce sont les pulsions inconscientes qui se donnent à voir). C’en est fini du « conservatisme biologique », comme l’écrira avec humour Carl Einstein en 1929. Nul doute que la peinture de Mélik s’inventera dans cette brèche.


Notre hypothèse est que Mélik, né en 1904,  ne peut pas se comprendre sans les aventures de cette génération de 1880.  Pour s’ouvrir à l’œuvre de Mélik il ne faut pas se contenter de décrire ce qu’on voit mais s’interroger sur la fonction de ce qu’il produisait, c’est-à-dire les origines et la visée psychiques de sa peinture. Devant sa toile achevée Mélik évoquait la « grande inconscience » (expression typique empruntée à André Breton, dans Nadja). Hubert Juin décrivait en 1953 l’état de passivité - sans doute extrêmement difficile à réaliser - de Mélik dans l’acte de peintre. Devant sa toile il se mettait en situation de subir un « automatisme spontané » contraire à la volonté d’art de la tradition technique de la peinture occidentale.  Il se plaçait dans un état de suggestions vis-à-vis de la toile en train de se faire. La forme achevée  - qui surprend d’abord le peintre - prend son sens dans ce processus de formation. « Je pars de l’abstrait. Peu à peu, sans même que j’aie à  les chercher, les masses surgissent et s’organisent d’elles-mêmes » (Le Provençal, 23 octobre 1961). Peindre n’est plus un simple acte de maîtrise technique - avec ses recettes et ses progrès linéaires - mais un état qui permet à l’image d’apparaître. Mélik n'est-il pas dans un dispositif propre au romantisme allemand que le surréalisme avait redécouvert ? « L’écrivain n’est pas celui qui utilise le langage, mais celui qui laisse le langage parler en lui » (voir Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, 1937). De son côté Carl Einstein parlait de « génération romantique » à propos d’André Masson et Joan Miro (voir L’Art du XX° siècle, 1926). Et il analyse longuement cette passivité de la période post-cubiste de Braque (les figures hallucinatoires pour la Théogonie d’Hésiode, Vollard, 1932), un moyen d’inventer des formes métamorphiques sans abandonner l’exigence de construction (synthèse entre art tectonique et art hallucinatoire). L’artiste, au lieu de s’enfermer dans une stylisation plus ou moins technique du réel qui ne sera au mieux qu’une variation personnelle autour du conformisme optique,  prend le risque  d’inventer un langage visuel propre au « mythe », ce langage d’un écart à la réalité (un inconscient) qu’il adresse aux autres hommes. 
« Du coup, la sécurité de l’homme est bien sûr moins défendue, mais sa position cosmique extraordinairement élargie. L’homme devient le lieu de passage des forces qu’il ne pourrait appréhender consciemment ; la limitation de la conscience est donc rejetée et l’art devient un instrument de magie, à savoir une force de transformation du réel », Carl Einstein, Georges Braque (1934), idem, p. 163.


Ainsi il nous semble que la singularité de Mélik en Provence, forcément isolé et peu compris, peut s’éclairer grâce aux outils théoriques que certains des meilleurs critiques d’art mirent au point en suivant attentivement l’inventivité des peintres novateurs entre 1900 et 1930.
                                 
Mélik, Mère et fille jouant, 78 x 62 cm, collection particulière

Dans ce tableau le caractère architectonique est très fort, et c’est pourquoi nous l’avions rapproché de l’ «archaïsme moderne » de Derain (en 1958 Mélik était toujours ébloui par la peinture fauve et structuré de Derain : « Mélik et Derain : un archaïsme réinventé ? sur ce blog). L’évidence de cette image est paradoxale puisqu’elle est reliée aux  positionnements et aux mouvements complexes de ces deux femmes aux âges différents. Ici la « mère » est nue et ses seins coniques et érectiles sont bien évidemment « déplacés », comme le dit si bien le sens moral. Pourtant, l’innocence de ce jeu gracieux entre mère et fille nous indique que l’essentiel n’est pas le contenu isolé mais le traitement des formes qui crée cette « spiritualité plastique » que Mélik assignait à sa peinture (voir le texte « Tournant », 1932, publié par Hubert Juin, Mélik ou la peinture à la pointe du temps, 1953, et Texte imprimé de 1958, archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).  Ce corps solaire est contradictoirement un jeu de formes accentuées (les seins) ou déformés (le bassin). La planéité de la figure,  qui ne supprime la profondeur colorée de l’image,  n’interdit pas l’aspect très sculptural du corps. Plus qu’une survivance des seins de la Renaissance naturaliste il faudrait songer au trouble inventif que les Fauves Derain et Matisse avaient  ressenti en découvrant les formes de la statuaire africaine, trouble qui va agiter toute la peinture moderne entre 1900 et 1910 (voir Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Flammarion, 1998). Le surréalisme prolongera ce goût en associant ethnologie et art moderne, notamment dans la revue Documents (Carl Einstein, Michel Leiris, Georges Bataille) de 1929 à 1931.
                                                             
Man Ray, Reine Bangwa et modèle, 1934, 29 x 23 cm

Derain décrit dans ses lettres à Matisse  « l’expressivité affolante » des œuvres archaïques qu’il découvre à Londres, au British Museum en 1906. C’est par les voies de la sculpture, modelage pour Matisse et taille directe pour Derain, que cette fusion entre  géométrie et anatomie passera dans la peinture (voir Rémi Labrusse, Matisse-Derain. La vérité du Fauvisme, Hazan, 2005). La sculpture européenne n’avait-elle pas sous-estimé la force des masses en ramenant la statue à un problème de représentation visuelle et donc picturale des volumes du corps ? La puissance de la plastique africaine, qui n’a rien de primitif pour Carl Einstein, s’explique par le fait que l’objet sculpté est dans un espace tactile qui accentue les formes à volonté (voir Carl Einstein, La sculpture nègre (1915), L’Harmattan, 1998). Non seulement cette leçon de formes va passer dans la pratique de la sculpture de Matisse et Derain mais aussi être intégrée à l’espace de l’image quand une statuette par exemple devient le sujet du tableau.
                                                        
Derain, Femme debout, 1907, H 95 cm
Matisse, Nu debout, 92 x 65 cm, 1906, Londres


Les seins sculpturaux chez Mélik font contrepoids au centre de la toile avec la déformation en pointe du bassin de la femme assise. Mélik travaille sur les limites d'une surface qui exercent une force d’attraction sur les formes. Il ne se contente pas de la granulosité de la peinture pour renforcer la matérialité de l’image (trait anti-idéaliste). Au lieu d’être une représentation épurée et esthétique le tableau devient un objet vivant dont on doit sentir les forces en présence et leurs effets plastiques sur l’image. C’est l’invention profonde et oubliée du fauvisme de 1905. Même la transposition chromatique doit être interprétée comme une fonction matérielle donnée à la couleur qui ne se limite plus à la répétition de la nature (le peintre n’a pas à suivre les couleur de la nature mais peut inventer la couleur expressive). Elle fait « de la couleur une nouvelle matière dans laquelle on transpose comme dans du marbre ou du bois qui se décompose en différentes logiques ». « L’expression n’est pas dans l’objet mais dans le moyen. La véritable idée, c’est la façon de profiter du moyen. Or dans ces derniers temps, nous avons tous eu une révélation extraordinaire au point de vue de l’art, c’est cette découverte du monde de la matière qui vit à notre gré, par l’esprit de transposition colorée et graphique ». (Derain, citations de Rémi Labrusse, op. cit.). Si la ligne graphique du bassin se déforme chez Mélik c’est parce que la surface est un reste à occuper qui crée une force d’attraction anti-anatomique. Nous avons sans doute une clé de la nudité voulue de cette femme jouant avec la jeune fille. Elle est une expérience formelle unique (Mélik – contrairement à tant de peintres -  se répète peu !). Mélik crée dans le champ de la peinture non classique ouvert par Matisse et Derain. Son admiration pour ces peintres ne fut pas une question de goût esthétique. Elle était la reconnaissance d’une « nouvelle condition de l’image » (expression due à Rémi Labrusse) qu’ils avaient su les premiers instituer.
Comment faut-il comprendre l'autonomie inédite de la peinture qui a manifestement compté pour Mélik ? Les déformations subies par le corps dans l’œuvre fauve de Matisse (avant le retour au classique vers 1920) sont souvent interprétées comme des maladresses assumées, ou la projection d’un désir (le retour du refoulé). Pourtant l’image est d’abord une production d’art qui tient compte de problèmes concrets liés à l’expression, et qui sont inséparables du contenu et du format (refus de la séparation idéaliste entre forme et contenu). Avec Matisse la peinture ne se veut plus la représentation esthétique de la réalité, mais création d’un espace dynamique. Comment comprendre alors la distorsion des formes humaines  les plus anciennes chez Matisse, par exemple dans les Bois gravés de 1906 ? S’agissait-il d’un style iconographique en tant que tel (désir d’originalité) ou de la projection d’une idée de l’humanité un peu grotesque (d’où la laideur inévitable) ?

Matisse, Le Grand Bois (Nu de profil sur une chaise longue), 1906
Petit  Bois clair, 1906

Rémi Labrusse inscrit cette question dans la nouvelle condition de l’image voulue par les Fauves. « La distorsion des formes humaines a pour fondement la conviction, d’abord, que les articulations rhétoriques de la figure académique doivent être brutalement déconstruites pour ouvrir le regard en le débarrassant de ses réflexes traditionnels de lecture mimétique, puis que cette figure décomposée doit se recomposer en s’intégrant à l’architecture générale de la surface dessinée… cette forme humaine, en se maintenant avec ses déformations étrangement expressives, lègue au spectateur un questionnement critique sur l’image comme pure tension entre deux pôles : la stricte figuration née d’un éveil ému du regard sur le dehors (en l’occurrence un corps féminin), la pure décoration née des exigences de construction de la surface en tant que forme. D’où, par exemple, dans le Grand Bois, la saillie de l’omoplate qui équilibre celle des coudes, eux-mêmes continués par les rides fantastiques du reste de la surface autour d’eux, ou bien les rides du ventre et des seins qui prolongent, jusque sur le corps, cette tourmente linéaire et font respirer l’ensemble »,  R. Labrusse- J. Munce, Matisse-Derain. La vérité du fauvisme, Hazan, 2005, p. 54.
On comprend mieux pourquoi Matisse et Derain furent les peintres au goût de Mélik, non pour leur soi-disant esthétisme coloré mais pour les causes inhérentes à la production d’une image non classique.


Mélik, Seins inégaux, HST, collections particulière
                                                 
Ce nouveau tableau – un des plus harmonieux de Mélik - exalte les seins nus chez cette jeune femme aux yeux bleus, aux lèvres roses et à l'immense tresse rousse. Tout exprime la sensualité innocente et le plaisir de peindre. Les formes sont amplifiées comme pour le sein droit et la main gauche pour signifier le mouvement du corps tout entier et la trajectoire du regard. La ligne rouge en arabesque, qui n’a aucune valeur réaliste, souligne la profondeur de la poitrine. Mélik approfondit la leçon fauve de Matisse, avec une structure plus forte et une réduction chromatique qui maintient la transposition colorée. Une tache bleue et trois larges bandes (bleu/gris/ et rouge) annoncent pudiquement le sexe hors-cadre.
                       
H. Matisse, Femme à la raie verte, 42 x32 cm, 1905
H. Matisse, La Gitane, 55 x 46 cm, 1906
               
Nous pouvons terminer cette série qui tend à dégager l’érotisme pictural de Mélik par une neuvième œuvre, la plus ancienne afin de souligner la permanence de cette beauté érotique-voilée des seins.
                                 
L’Arlésienne aux seins nus, c. 1935, HSP, 31 x 24 cm, collection particulière
                 
Mélik s’installe à Cabriès début 1934 et le costume arlésien devait exercer tout son charme sur ce jeune homme « né parisien et d’atavisme asiatique », selon ses propres mots. La grande robe rouge écarlate (couleur du mariage), la coiffure noire, les bras raides comme sur un mannequin, tous ces éléments installent cette jeune femme dans une sorte de fière vitalité. Une ruelle étroite aux ombres bleues et noires sépare l’image en deux. Tout indique une vision réelle dans ce village de Cabriès où Mélik commence sa vie d’artiste. Pourtant un détail intrigue : la poitrine n’est-elle pas dénudée, avec un sein entièrement visible ? Nous sommes soudain projetés dans une autre dimension, celle de la rêverie érotique que l’image seule peut trahir. Loin d’une Provence conventionnelle Mélik détruit discrètement les codes de la vie sociale (ce refoulement des désirs) comme de la peinture.

Cette anthropologie de l’image établit comment chez Mélik la femme en soi devient un être métamorphique de désir et de beauté « érotique-voilée ».  En est-il de même de la figuration du couple chez Mélik ? 
A suivre…

2 commentaires:

  1. Quel bel article!
    Sa densité impose une seconde lecture plus approfondie. Ces réflexions m’amènent à penser qu'il y aurait là le sujet d'une belle exposition au Château à partir de ces tableaux, en élargissant et en invitant des artistes contemporains concernés par l' érotisme... des seins. Dommage que je ne puisse pas joindre les photos de certaines de mes sculptures!

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  2. Pierre, merci pour ton intérêt. Oui c'est une belle idée de choisir une thématique pour faire vivre la peinture de Mélik avec des oeuvres contemporaines.
    Tu en as trop dit sur tes propres sculptures qu'il faudra bien voir un jour!
    olivier

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