« Le style doit être tenu, non pour une
affaire d’élégance ou de pure et simple histoire de l’art, mais pour « le
symptôme d’un état de choses essentiel » - une « chose de
l’être » visuellement manifestée dans une mise en catastrophe des
« formes académiques » par
des « formes démentes », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon G. Bataille,
Macula, 1995, p. 335.
La peinture de Mélik est loin
d’être conventionnelle, ce qui implique qu’on devrait être attentif à sa
trajectoire expérimentale. A ce titre ce tableau mérite une mention toute
spéciale. Cette Tête massifiée telle un
bloc de pierre dressé contre le bleu du ciel pourrait passer pour un travail
d’enfant jouissant de la plus grande innocente maladresse. Tout a été fait avec une souveraine
indifférence à l’égard de notre goût pour « la belle Figure humaine». Mais après tout, qu’est-ce que la beauté qui
embrigade l’image académique ?
« Si l’on dit que les fleurs
sont belles, c’est qu’elles paraissent conformes à ce qui doit être »,
Georges Bataille, « Le langage des fleurs», Documents, 1930, n°3. Comment la peinture pourra-t-elle échapper à
cette injonction ?
Mélik, Tête abstraite, 25 x 15 cm, collection
particulière
|
Dans cette tête, tout est étrange et régressif, et pourtant
sous cette apparence dérangeante elle a sa logique de production plastique. Le
dessin noir sous la matière de la peinture trace avec détermination le triangle
d’un front basculé vers nous. La face du visage en est déformée avec ses plans
anguleux pour les joues et le nez. Les yeux sont des taches noires et à eux
seuls ils identifient une tête. Est-elle encore humaine ou anormale ? Mais
toute tête humaine n’est-elle pas toujours anormale, c’est-à-dire un écart
fascinant, une sortie d’un canon esthétique trop commode ? Mélik joue avec
nos nerfs , notre optique, mais ce faisant il partage l’interrogation de
Giacometti (la série des Têtes-plaques) et d’Antonin Artaud. « Qu’est-ce
qu’une tête ? » quand on refuse la solution de facilité du Portrait
avec sa tradition de la métaphore flatteuse et mensongère ?
« Le visage
humain n’a pas encore trouvé sa face … c’est au peintre à le lui donner.
Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage
dont c’est au peintre justement à le sauver en lui rendant ses propres traits » (Portraits et dessins
par Antonin Artaud, juillet 1947, Paris, galerie Pierre Loeb).
« Les têtes, les
personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont
sans arrêt, ils n’ont pas de vraie consistance, leur côté transparent. Elles ne
sont ni cube, ni cylindre, ni sphère, ni triangle. Elles sont des masses en
mouvement, allure, forme changeante et jamais tout à fait saisissable. Et puis
elles sont comme liés par un point intérieur qui nous regarde à travers les
yeux et qui semble être leur réalité, une réalité sans mesure, dans un espace
sans limites », A. Giacometti, Ecrits, vers 1960, cité par G.
Didi-Huberman, Le Cube et le visage.
Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, 1993, p. 122.
Giacometti, Tête qui regarde, 17 x 13 cm, 1928 |
Artaud, Autoportrait,
63 x 49 cm, 1946
|
S’attaquer à la figure humaine c’est aussi mettre en cause
l’idée fausse du beau. Il faut donc regarder les œuvres de l’avant-garde des
années 20 et 30 avec une autre grille de lecture que l’esthétique idéaliste de
Kant et de ses successeurs. « Le mensonge originel dans le domaine de
l’esthétique et de la réflexion sur l’art consiste dans l’identification de
l’art avec la beauté ; comme si le besoin artistique était destiné à
procurer à l’homme un monde de beauté », Konrad Fiedler (repris par
Carl Einstein, La sculpture nègre,
1915).
Parler des têtes
imaginaires de Mélik c’est passer à côté du problème, c’est faire de la
peinture la projection d’une hallucination. Comme si l’artiste qui ne copie pas
ce qu’il voit comme nous se devrait de
recopier ce qu’il a déjà vu dans son imaginaire. Quand Artaud, Miro ou
Giacometti parlent de la perte du visage ce n’est pas que leur perception
naturelle serait différente de la nôtre, ni qu’ils sont sujets à des
hallucinations ! Ils parlent de
leur propre travail, de leur recherche plastique d’une représentation de la
tête humaine après le refus des conventions du Portrait et du Beau (la peinture
comme imitation esthétique de la réalité). Les têtes « anormales » de
Mélik ne sont pas symptomatiques de quelque maladie (sens clinique) mais la mise en symptôme de
l’image (sens critique). Pourquoi la Tête
abstraite de Mélik prend-elle plaisir à détruire la ressemblance avec la
« Figure humaine », pourquoi ce glissement vers l’animalité de la
forme ? En regardant Mélik on oublie que toute la peinture d’avant-garde
des années 20 et 30 s’est éloignée de la représentation pour produire des
images qui nous désorientent (Picasso, Miro, Masson, Giacometti).
« L’informe est
le symptôme : ce qui dans la forme sacrifie la forme », G.
Didi-Huberman, La ressemblance informe ou
le gai savoir visuel selon G. Bataille, 1995, p. 275
La Tête abstraite de
Mélik passera pour laide et ratée, un accident régressif, un aérolithe sans
lendemain. En effet il pouvait parfaitement peindre avec délicatesse le
portrait psychologique dans le style moderne, disons de Van Dongen.
Portrait, 1955, collection particulière |
S’il fait autre chose c’est qu’il pense à autre chose.
L’abstraction, la laideur, la salissure, la jubilation de sa Tête abstraite n’est pas un geste
gratuit mais un désir de briser notre regard conventionnel sur le visage. Il est en parfaite résonance avec les plus
délirantes productions de Miro et Giacometti, dans leur période d’enfants
terribles du surréalisme (plus proche de G. Bataille que d’A. Breton).
Une tête peut prendre une infinité de formes
invraisemblables selon ses mouvements, comme le montre cette femme vue de dos
dont la tête, tournée vers nous, prend l’allure d’un triangle qui rapproche
bizarrement les yeux. En elle-même une
tête est déjà formellement multiple si on refuse le carcan idéaliste de la
frontalité et de l’immobilité.
Mélik, Femme de dos, 24 x 17 cm |
Dans le tableau de Mélik la structure de la tête est passablement
cubiste, mais elle est délibérément «salie » : hachures qui lacèrent
une joue, paquets de traits nerveux, lignes noires comme autant de cicatrices
pour la chevelure. Mélik nie la belle et trop propre reconstruction cubiste.
Pour mieux nous le signifier il étale maintenant sa peinture en lui donnant
tous les aspects rugueux possibles. L’énorme front triangulaire basculé vers
nous exhibe son ocre infiniment réticulée. La surface est finement maçonnée
pour rendre visible la matière nerveuse. Ce crâne bombé semble chauve alors
qu’une poignée informe de cheveux pend
d’un seul côté. Tout le visage et le
buste sont couverts d’une peinture épaisse. Cette peau est un jeu matériel avec
ses cratères et ses sillons parcourus par de multiples et aléatoires reflets de
blanc, de jaune et de rose. L’ensemble
de l’image est rendue vivante, parcourue par des ondes électriques.
Mélik salira une dernière fois sa toile avec des éclaboussures
de couleurs. Le visage prend une allure de fête et de folie avec ce bariolage gratuit, un pâté orange au centre,
une tache bleu, puis sur la même ligne, une grande tache jaune. Loin d’être
spontanée et puérile cette figure informe est dans son propre espace. Sa tête
penchée vers nous, ce « personnage » est tourné vers la droite du
tableau. D’où à l’opposé cette unique chevelure maculée de taches qui pend sur
un dos lacéré par la signature noire de Mélik (avec pâté du E majuscule pour
melikEdgar). A droite, dans le bas
du tableau, une forme anatomique nous rassure, le haut d’un bras.
Le fond du tableau
est d’un bleu profond, un fond onirique lui aussi « sali » par
des éclaboussures de couleur.
Nous sommes devant l’informe, pas au sens péjoratif mais au
sens de G. Bataille, une mise en chaos
matériel de la forme humaine, un triomphe enfantin de la matière
peinture sur la belle ressemblance. « L’informe
n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à
déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme », G.
Bataille, « Informe », dans son « Dictionnaire critique », Documents, 1929, n°7.
Le dessin d’enfant, la peinture primitive et la sculpture
archaïque ne sont pas utilisés dans les revues d’avant-garde comme Documents pour marquer une origine (qu’on la juge barbare ou esthétique) et une progression des styles mais la
virtualité de l’altération des formes humaines dans toute production artistique.
« La dialectique des formes se
repère là où elle rend capable d’ouvrir dans le monde visible des adultes –
celui des idées, celui des « formes hautes » toutes faites – un monde
de ressemblances informes, cruelles ou enfantines, volontairement régrédientes,
et à quoi se mesure l’audace des artistes, de quelque époque qu’ils soient,
pourvu qu’ils décomposent la « Figure humaine ». Bataille admire les
« jouets de l’horreur » jusque dans les enluminures médiévales
de l’Apocalypse de Saint-Sever », G. Didi-Huberman, idem., p. 247.
Que peut bien signifier ce geste plastique de Mélik ?
Quelle est l’esthétique ou plutôt l’anti-esthétique qu’il invente avec cette
rage jubilatoire, ce bonheur de l’informe ? Sur sa propre trajectoire Mélik ne rejoint-il
pas la crise de la peinture que le surréalisme dissident de G. Bataille pensait
aux côtes d’artistes comme Joan Miro, André Masson et Alberto Giacometti ?
Bien au-delà du cubisme (les années héroïques 1907-1914),
c’est la production de Miro autour de 1925 qui peut nous servir à situer cette
peinture symptomale de Mélik. L’écriture
graphique, les taches de couleur, la
folie bouffonne de l’image sont autant de traits communs pour dépasser la représentation
figurative des apparences.
Miro, Le Fou du roi, 1926, 114 x 146 cm,
Huile, crayon, fusain
|
Joan Miro, Le Gendarme,
1925, 281 x 195 cm, Chicago
|
Dans le sillage de G. Bataille la peinture de Miro a connu
une période de désorientation créatrice parfaitement assumée. En 1929, il
prônait « l’assassinat de la
peinture », déclarant que « la
peinture est en décadence depuis l’âge des cavernes ». Cette dimension
peu connue de Miro est en concurrence avec les deux versions beaucoup plus
acceptables de son œuvre, toutes deux formulées par André Breton. Miro serait le peintre de
« l’enfance » avec sa vision onirique du monde, ou le peintre de la
peinture pure. Le Miro qui nous intéresse ici est celui qui s’essaie à toutes
les inventions, en juxtaposant les objets de récupération, les photos, et le
dessin aux déformations les plus incohérentes (en comparaison les corps et les
visages imaginaires de Mélik passeront pour bien sages). Le corps humain est
recomposé à partir de formes absurdes, d’énormes pieds ou de minuscules têtes
d’épingle (dont Picasso saura s’inspirer).
Miro, Dessin-collage, 1933, 63 x 47 cm |
De 1917 à 1934 Miro pratique ce que Louis Aragon
appellera à juste titre « l’antipeinture » (voir Joan Miro. 1917-1934 La Naissance du monde, Centre Pompidou, 2004).
C’est dans le cercle de G. Bataille et de la revue Documents (1929-1931) que cet « assassinat de la peinture » est
interprété avec la plus grande compréhension en tant que « performance agressive ».
Miro, Tête, 1930,
230 x 165 cm (brouillage et rature)
|
« Comme Miro
professait qu’il voulait « tuer la peinture », la décomposition des
objets fut poussée à tel point qu’il ne resta plus que quelques taches informes sur le couvercle (ou
sur la pierre tombale, si l’on veut) de la boîte à malices. Puis les petits éléments coléreux et aliénés
procédèrent à une nouvelle irruption, puis ils disparaissent encore une fois
aujourd’hui dans ces peintures, laissant seulement des traces d’on ne sait quel
désastre », G. Bataille, « Joan Miro : peintures
récentes », Documents, 1930, n°
7.
L’art ne devrait plus se complaire dans les bibelots
esthétiques et oser le trouble plutôt que l’illusion poétique du beau, les
métaphores trop faciles du surréalisme orthodoxe.
Dans son livre sur Joan Miro, ce très grand format de 1930
justement nommé Tête, est décrit par Jacques Dupin comme un
assemblage « de furieux barbouillage, une pluie
de météores, des stries rageuses
labourant la toile sans réussir à amorcer le véritable mouvement créateur.
Une tête égarée, tracée d’un geste gauche, surgit au milieu de la
toile, comme engluée au centre d’un
orage impuissant » (Joan
Miro, Flammarion, 1993, p. 158). Nous verrons que ce lexique de la rage est
souvent pris à tort dans un sens psychologique (clinique), alors qu’il s’agit d’une rage contre la peinture figurative
(critique). Ces artistes savaient
parfaitement ce qu’ils faisaient et ce qu’ils refusaient (voir pour la période
Giacometti/Bataille, « On ne joue plus », dans L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, 1993,
et pour la période Miro/Bataille, « Michel, Bataille et moi » dans Georges Bataille après tout, 1995, deux
articles de R. Krauss).
L’anti-esthétique des surréalistes dissidents (Bataille,
Miro, Leiris, Masson, Giacometti) dérange lesconvenances de la peinture, et
refuse d’être recyclée en valeur d’échange sur le marché de l’art. Face à ce
danger pour les productions de l’avant-garde (ce qui s’était produit pour le
cubisme et le fauvisme après 1918), G. Bataille s’insurge et voit dans Joan
Miro un artiste qui persiste à inventer sans reproduire l’opposition convenue du beau et du laid.
La photographie va jouer un rôle essentiel comme stratégie
de mise en symptôme de l’image par la technique (plan serré ; jeu
d’échelle ; montage). A partir
d’une photo de Jacques-André Boiffard, un gros plan du gros orteil, Bataille
montre, selon une stratégie ironique, que le corps humain est à la fois ce qui
répond à une poussée verticale et idéaliste et ce qui nous rabaisse vers
l’informe et le sale. Contre l’idéalisme poétique d’André Breton il rappelle ce
qu’il faut de courage pour regarder le bas et l’informe constitutifs de
l’homme. L’écrivain Michel Leiris partagera cette anti-esthétique. Par exemple le nu tel que les conventions de la peinture
le traite depuis des siècles élimine tout ce qui choque et dérange dans le
corps. Ce nu conventionnel Leiris le déclare « propre et ratissé et en quelque sorte déshumanisé » (dans
« L’homme et son intérieur », Documents,
1930, n°5).
Le retour à la réalité contre la métaphorisation esthétique
en peinture ne cautionne pas le réalisme (Courbet), qui n’est que l’envers de
l’idéalisme classique. Au lieu de rester prisonnier de la représentation, Miro
ouvre l’invention des images qui met en cause le beau, norme de l’esthétique,
en même temps que la beauté du laid (son contraire romantique). Ainsi les lavis colorés des toiles de Miro ne
sont pas à interpréter poétiquement comme des fonds oniriques et immatériels. « D’ordre analogue aussi, ces immenses toiles qui avaient l’air moins peintes que salies, troubles comme des bâtiments détruits, aguichantes comme des murs délavés, sur
lesquels des générations de colleurs d’affiches, alliés à des siècles de
bruine, ont inscrit de mystérieux poèmes, longues taches aux configurations louches, incertaines
comme des alluvions venues on ne sait d’où, sables charriés par des fleuves au
cours perpétuellement changeant, assujettis qu’ils sont au mouvement du vent et
de la pluie » (Michel Leiris, « Joan Miro », Documents, 1929, n°5).
La tête, pas plus que le corps humain ne sont des modèles à
idéaliser mais des faits plastiques à aborder comme tels dans l’image.
Portrait d'une dame en 1820 (d'après Constable), 1929, 116 x 89 cm |
Portrait de la reine Louise de Prusse, 1929, 81 x 100 cm |
J. Miro, Portrait de
Mistress Mills en 1750, 1929, 116 x 89 cm, New York/ Gravure de J.R.
Smith
d’après son Portrait en 1750
de G. Engleheart
|
« Les chapeaux
érigeront de solides échafaudages sur les têtes, montées elles-mêmes sur des cous résistants et atroces comme des cous
de canards. Et la si belle dame, toujours à si belle taille de guêpe, la si
belle dame, dont les appâts bourdonnent autour de nos rêves d’enfant, ne se
réduira pas en fumée de cigare, lorsque se montrera l’étoile du nord… Belles
comme des ricanements, ou comme des graffiti montrant l’architecture
humaine dans ce qu’elle a tout particulièrement de grotesque et d’horrible, ces œuvres sont autant de cailloux malicieux qui déterminent des
remous circulaires et vicieux, quand
on jette dans le marais de
l’entendement, où moisissent, depuis
déjà de si nombreuses années, tant de filets et tants de nasses… »,
Michel Leiris, Documents, idem.
L’anti-peinture (le faire) pour Miro est d’abord un refus de
la comédie sociale de la peinture, ce qui met forcément en cause la rivalité
commode du beau et du laid. Dans l’article de Bataille « Figure
humaine » (Documents, 1929, n°4)
c’est l’espèce humaine dans son ensemble qui est décrite comme une « juxtaposition de monstres ». Dans
cette anti-esthétique de Bataille/Leiris (le dire), comme l’écrira Denis
Hollier, « le beau est toujours le
résultat d’une ressemblance (arrangeante). Alors que le laid (comme l’informe)
ne ressemble à rien. C’est sa définition. Mais l’esthétique de Documents
inverse les jugements de valeur relatifs à ces définitions. Elle demande
d’imaginer que c’est à défaut de
l’impossible copie du laid que la beauté surgit, une beauté qui n’aurait
plus rien de victorieux », « La valeur d’usage de
l’impossible », dans Les Dépossédés
(Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre), Minuit, 1993.
Quelle
peut bien être la signification de cette tête massive et sale de Mélik, ce
dessin cubiste enlaidi volontairement par de violents traits noirs et des
taches de couleur, ce volume déformant où se reconnaît à peine l’architecture classique
de la tête humaine ? Mélik quitte Paris en 1932 mais il y revient souvent
pour de très longs séjours avant 1939, et il gardera après-guerre son atelier
au 60 rue Daguerre. Qu’est-ce qui est en jeu dans cette production expérimentale
? Peut-on la comprendre sans voir les crises oubliées de l’esthétique et de la
peinture du milieu parisien le plus anticonformiste (de 1925 à la
guerre) ? Un essai sans lendemain ou une effraction qui fit passer l’œuvre
de Mélik dans un autre univers plastique (celui qu’on désigne par facilité
depuis Hubert Juin – 1953 - comme métamorphose ou fantasmagorie) ?
Avant-guerre Mélik a traversé au moins deux esthétiques incompatibles, l’expressionnisme sombre (voir sur ce blog,
1934, La première exposition de Mélik à
Marseille) et un somptueux maniérisme (Expressionnisme
ou maniérisme chez Mélik).
Mélik, 1935, Agrégat humain |
Vision féérique, 119 x 84, 1940, collection particulière |
Si nous reprenons notre parallèle avec la production qui
n’est ni naïve ni onirique de Miro entre 1925 et 1935 nous avons
l’anti-esthétique de Bataille, le lavis sale du fond du tableau et
l’architecture joyeusement horrible de
la figure humaine. Un terme de comparaison utilisé par Michel Leiris est graffiti pour décrire la nature
insolite de cette peinture qui est moins celle d’un dessin que de traces d’agression
contre la peinture en tant que convention. L’idée de comprendre la Tête abstraite de Mélik dans cette
catégorie des signes est à creuser.
La sémiologie est l’étude des signes produits par les hommes
en combinant une expression et un contenu (un signifiant et un signifié). Le
signe qui paraît le plus évolué est l’icône
au sens large qui est liée à son référent par la ressemblance. La peinture
rentre traditionnellement dans cette famille. Le symbole est un signe qui n’a qu’un rapport conventionnel ou
arbitraire avec son référent. Le
troisième et dernier type de signe est l’indice
dont le propre est de marquer un impact, d’être produit par une cause physique
dont il la trace matérielle. Il existe plusieurs familles d’indice dont la photographie (en dépit de sa
ressemblance elle est d’abord la production chimique d’une vue sur l’objet), le
ready-made (faire avec du déjà fait)
et surtout le graffiti. Il s’agit d’un signe qui indique que
l’auteur était ici, qu’il y a eu violation de propriété, et que la trace est
une performance agressive. Cette analyse
appliquée à certaines œuvres de Miro a été développée par Rosalind E. Krauss (« Michel,
Bataille et moi » après tout », dans Georges Bataille après tout, Belin, 1995 et « Miro : la
séduction du bas », dans « Joan
Miro. 1917-1934 La naissance du monde »,
catalogue d’exposition Centre Pompidou 2004). Le graffiti en tant que tel est
reconnu comme un mode d’expression par le photographe Brassaï dans plusieurs
séries de clichés intitulées Le Langage
du mur (entre 1935 et 1950). En-deçà de son éventuel contenu iconique, le
graffiti a d’abord une structure d’indice, c’est une trace matérielle. Son sens
est selon R. Krauss de l’ordre de l’événement,
d’une situation existentielle, « J’étais ici ; je suis derrière ces impacts ».
Brassaï, Graffiti de la série IV, Masques et
Visages, 1935-1950
|
La Tête abstraite de
Mélik a si peu l’apparence d’une tête qu’elle frappe d’abord comme surface par son emboîtement de formes
tracées au trait noir (cubisme virtuel) puis par l’empilement de marques
physiques de peinture (la peau avec ses reflets électrisés et les
éclaboussures).
Tête abstraite coupable selon les traits noirs |
Enfance et régression furent des jeux sérieux et cruels de
la peinture d’avant-garde. G. Bataille aimait l’observation de Hegel selon
laquelle ce que les enfants peuvent faire de plus logique avec leurs jouets
c’est de les détruire pour voir l’intérieur. Or le propre du graffiti est d’abord d’altérer le support matériel (papier ou mur) du
dessin avec la violence que l’enfant peut y mettre. C’est une dialectique de la trace : le
subjectile – c’est-à-dire le support – est aussi important que le sujet
(mal) représenté. Dans la Tête abstraite de Mélik le trait noir et
épais, les hachures, les coups de pinceau écrasés sont autant de traces de la
violence de la main. « Dans cette
altération du support se retrouve le triple aspect régressif (la feuille
devient support de la caricature), agressif (sur le dos du camarade de classe)
et transgressif (l’état de béatitude de « mauvaise aloi » que
l’enfant prend à dessiner) », G. Didi-Huberman, idem., p. 264. Si l’altération touche le support c’est dans un même
processus qu’elle atteint le sujet dans sa forme. Elle produit à la fois de la ressemblance et de l’informe qui déclasse.
Il s’agit de composer l’aspect visible
(une tête) et en même temps de le décomposer. Cette dialectique des ressemblances est propre à une bonne part des productions
de l’avant-garde qui intéressent Bataille (Miro, Picasso non cubiste, Arp,
Masson). Quant au graffiti, ce langage de l’art contemporain, il obéit à une
impulsion analogue à celle de l’enfant qui griffonne. « L’enfance, chez Bataille, n’a pas à être « retrouvée »,
elle est seulement reconvoquée, elle aussi, à titre de symptôme, dans le
présent de l’écriture adulte », G. Didi-Huberman, idem., p. 249.
Braque, Phix, 1932, Théogonie d’Hésiode (plâtre gravé)/ |
Masson, La terre, 1939 (sable et huile sur contre-plaqué) |
Arp, Tête et feuille, 1929 (ficelle et huile) |
Picasso, Le peintre et son modèle, 1927, 214 x 200
cm
|
G. Bataille fournit des outils
théoriques pour comprendre cette inventivité juvénile et délirante de la
« peinture » des années 30. Il s’agit bien d’ « assassiner la peinture » (Joan
Miro) c’est-à-dire de produire des images avec tous les supports matériels
possibles et imaginables. Chez Mélik après-guerre le tableau deviendra un objet
tactile grâce à la matière épaissie qui surcharge et détruit la belle
représentation. Après une production proche de l’expressionnisme puis du
maniérisme la peinture de Mélik se libère de l’obsession de la signification
(pour le symbolisme et l’allégorie en peinture, le rapport de la pensée et de
l’image est celui d’une traduction statique) comme de la tyrannie de la
représentation. On aura tendance à
ressentir donc à interpréter les œuvres de Mélik comme « étranges »
et à rabattre la réalité plastique de l’image sur du psychologique. Pourtant ce
que Mélik tente dans sa singularité est conforme à l’agitation de l’informe
chez Miro, Masson, Picasso non cubiste, Arp ou Braque dans les années 30.
Finalement que vaut l’idée selon laquelle les formes tracées par Mélik sont
anormales parce qu’elles sont le reflet de sa personnalité ? Ce lieu
commun de la théorie de l’art remonte à l’antiquité (« Le peintre se peint
lui-même », voir R. et M. Wittkower, Les
enfants de Saturne, Psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à
la Révolution française, Macula, 2000 : ce livre en constitue la
réfutation historique de ce lieu commun). Regarder l’image en tant que réalité
formelle c’est refuser la facilité d’y voir une projection inconsciente. La
production de l’image est une dialectique visuellement montée (composer et
décomposer la ressemblance). La volonté d’altérer les formes refait surface
comme G. Bataille l’analyse dans les arts figurés : « ceux-ci ont présenté assez brusquement un
processus de décomposition et de destruction qui n’a pas été beaucoup moins
pénible à beaucoup de gens que ne le serait la vue de la décomposition et de la
destruction du cadavre »,
« L’art primitif », in Documents,
1930, n°7.
Devant la Tête
abstraite il y a un malaise parce qu’elle met en relation désir et deuil
(le désir de ce à quoi l’homme s’imagine
ressembler et le deuil devant cette ressemblance altérée). C’est cette
efficacité des images qui pouvait intéresser Mélik dans ce jeu contre la
peinture, la trace de cette volonté d’altérer qu’on retrouve chez ses grands
contemporains. On découvre le « pouvoir de répercussion » de l’image,
non ce « goût » ou ce « plaisir » désintéressé et lénifiant
dont l’esthétique scolaire nous rebat les oreilles. Disparaît aussi ce trop
fameux message dont le tableau serait
platement le signe (iconographie). En déchirant la Figure humaine Mélik s’ouvre
à une nouvelle construction esthétique qui renonce au confort de la
représentation et du beau. Il dépasse la facilité de l’expressionnisme (la
peinture comme projection de l’angoisse), il renonce au goût du mystérieux propre
au maniérisme.
Quand, pour les contemporains de Mélik, sa peinture
rentre-t-elle dans l’informe ? Pour la revue les Cahiers du Sud, sa peinture devient enfin « étrange » à partir des années 50.
« Si nous avons commencé ce compte
rendu par quelques aperçus sur l’étrange, c’est précisément pour rendre Mélik à
son époque. Il importe d’abord de distinguer les caractéristiques de cet étrange
dans l’œuvre de Mélik, de les reconnaître pour telles, ce pas étant fait vers
une libération de l’œil, les préjugés contre une telle peinture tomberont
d’eux-mêmes, et cette œuvre apparaîtra dans toute sa force, porteuse d’un
« ordre ». », Jean Todrani (poète, 1922-2006), « Edgar
Mélik expose chez Da Silva », Cahiers
du Sud, n° 341, 1957 (3 pages).
Il est très probable que la Tête abstraite soit inaugurale de la mise en symptôme de la
peinture chez Mélik (fin des années 1940). Le mot valise « étrange » peut entrer dans une
catégorie moins psychologique : « L’informe
est le symptôme : ce qui dans la forme sacrifie la forme… Ce n’est pas le
symptôme qui est indice de la maladie, mais révélateur d’un état de choses
essentiel » (G. Didi-Huberman). Mélik a conquis la matière sur la forme,
l’image sur la représentation, le symptôme sur la style, le support sur le
sujet. Pour nous qui essayons de comprendre Mélik sans l’enfermer dans les
catégories de l’histoire de l’art telle est l’opération de ce graffiti, ce signe où la déchirure et
la trace matérielle comptent davantage que le sens. En route vers la
« séduction du bas », vers le « bas matérialisme », loin des
conventions de la peinture, vers le deuil jubilatoire du beau et de son
contraire. Les têtes de Mélik sortent de la cage du beau et du laid. Un peu
comme le faisait G. Bataille qui remplaça la grille binaire (noble/ignoble) par
un système ouvert : le noble/l’ignoble/le bas.
« On rentre chez
le marchands de tableaux comme chez un pharmacien, en quête de remèdes bien
présentés pour des maladies avouables. Or, ce qu’on aime vraiment, on l’aime
surtout dans la honte et je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer
une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure », G. Bataille, La littérature et le mal, 1957.
Le fétichisme et la vie sexuelle ont été étudiés par Freud,
et les surréalistes transposeront cette curiosité dans des « objets à
fonctionnement symbolique » à la suite de Boule suspendue (1930), œuvre de Giacometti. Ainsi Dalí choisira un soulier de femme à
l’intérieur duquel il place un verre de lait. Cette chaussure se trouve sous un
balancier à plomb qui, actionné, plonge des morceaux de sucre (portant des
images de soulier peintes) dans le lait, provoquant leur désagrégation. Cuiller
en bois et photo érotique accompagnent cet objet « inutile », dépendant de
l’imagination, du désir et de l’irrationnel.
Dans ce dernier tableau de Mélik les têtes sont ouvertes sur des « formes démentes ». La chaussure
fétichiste tient sur sa pointe.
Le ventre de la femme et ses seins forment un nouveau visage déformé et
mou, comme dans la fameuse photo de Man Ray
(1935, n° 7 de la revue Minotaure :
Le côté nocturne de la nature). Un buste d’homme avec sa tête disparue dans
le noir forme une face inquiétante (un minotaure) à partir des seins devenus
des yeux et un ventre creux et noir qui
se métamorphose en bouche vorace.
Mélik, Couple nu, Lune et chaussure, 1952, 100x 81 cm |
La femme à tête d’épingle n’est pas le symptôme clinique de la misogynie des peintres,
mais une «forme démente», une
invention critique qui remonte à J.
Miro et qui sera rapidement adoptée par Picasso en 1927-1929, et que Gabriel
Laurin multipliera à Aix-en-Provence dans les années 50.
Un tel tableau charnière de Mélik peut-il se
comprendre sans le transfert des formes
et le « malaise dans la
représentation » des années 30 (Miro, Masson, Bataille, Leiris) ?
Mélik, Tête abstraire, 25 x 15 cm,c. 1950 |
Mélik, Tête massifiée, c. 1965, 64 x 50 cm, collection particulière |
L’ouverture par l’informe opérée par la Tête abstraite autour de 1950 va se propager dans le travail des
formes comme le montre cette Tête
massifiée postérieure d’une quinzaine d’années. L’image mise en symptôme
maintient la massification, le fond coloré, le décalage jubilatoire des formes,
avec en plus l’asymétrie des yeux (voir sur ce blog, Mélik et Victor Brauner : surréalisme et fascination de l’œilénuclée). Si la nature morte aux pommes est une part essentielle de l’œuvre
de Cézanne en raison des significations - conscientes et inconscientes - de ce fruit pour ce peintre (voir Meyer
Schapiro, « Les pommes de Cézanne. Essai sur la signification de la nature
morte », 1968), la tête humaine et ses variations infinies va constituer
l’obsession picturale de Mélik. Peintre
du Portrait après la fin de la ressemblance ?
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