La première exposition pour un
jeune peintre « né parisien et
d’atavisme asiatique » (comme Mélik le déclare en 1937 à la critique
d’art Claude Marine, pour le Comoedia),
est un événement marquant. Le lieu n’était
pas ordinaire, galerie Carmine, 51 rue de Seine, rive gauche avec Montparnasse
non loin, ce « cerveau du monde »
selon sa propre expression. Il se souviendra toujours de l’effervescence
culturelle de cette époque qui fut celle de sa formation artistique. « Non
seulement la peinture de Paris, des provinces et du monde, des quatre coins du
monde, se trouvait là, de la rue de Rennes à la Closerie des Lilas, mais aussi
la science, la musique, l’architecture, le cinéma, les lettres, tout ce qui
pense en fait participait à ce fleuve pensant. C’était partout la même
sensibilité tonique » (Textes d’Edgar Mélik, octobre 1958). Le réseau
économique était très dense puisqu’on comptait, à Paris en 1930, plus de cent
galeries vouées uniquement à l’art contemporain. Quant à la rue de Seine et ses
alentours, c’était un secteur stratégique puisqu’on y dénombrait à la même
époque treize galeries d’art dont la célèbre galerie Zborowski (marchand de
Modigliani et Soutine) et la galerie Pierre, très liée à l’Ecole de Paris (voir
L’Ecole de Paris 1904-1929, la part de
l’autre, catalogue Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2001).
Carton d’invitation, Archives du musée Edgar Mélik, Cabriès |
Cette première exposition de Mélik serait tombée dans
l’oubli sans l’article que le critique Gaston Poulain (1903-1973) lui consacra le
dimanche 7 décembre 1930 dans le Comoedia,
quotidien de six grandes pages format journal
pour l’actualité artistique (Lettes, Théâtre, Beaux-arts, Musique et
Cinéma). C’est en 1925 que le critique d’art André Warnod avait inventé
l’expression ‘Ecole de Paris’, dans les colonnes du Comoedia.
Comoedia, page de titre du dimanche 7 décembre 1930 |
L’article de Gaston Poulain nous donne des informations
précises sur la peinture d’Edgar Mélik, au tout début de son aventure
picturale, dans l’exaltation du jeune peintre, même si les treize tableaux
exposés sont devenus pour nous des inconnus.
Un excellent début d’un jeune peintre.
« Il est rare
d’avoir l’occasion de féliciter un peintre qui débute.
A l’heure actuelle
tout le monde peint, comme tout le monde écrit des romans. Les critiques ne
sauraient donc trop faire attention aux éloges qu’ils décernent et qui
constituent de dangereux encouragements, dans l’ordre littéraire comme dans
l’ordre artistique.
Or, une petite
exposition vient d’ouvrir 51, rue de Seine, dans laquelle se trouvent des
toiles dénotant d’indéniable façon ce qu’il est convenu d’appeler un
tempérament. Les toiles qui ont pour auteur un jeune, M. Mélik-Edgar, sont au
nombre de treize, chiffre, dit-on, fatidique. Sur ces treize œuvres, il y en a
trois extrêmement intéressantes : une Eve, une Ecuyère, une Femme nue
debout.
Cette proportion
mérite d’être signalée, M. Mélik-Edgar ne peignant que depuis quinze mois.
Peintre dans le sang,
possédant, ce qui est peu courant, l’intelligence de la peinture, M.
Mélik-Edgar, s’il n’échappe pas encore à quelques impressions d’ailleurs paradoxales
mais heureusement fragmentaires, telles que celles produites par Chagall, ou
Gluckmann, ou Friesz, ou Lhote.
Insistons sur ce mot
« fragmentaire ». Nous ne voudrions pas qu’on croie que M.
Mélik-Edgar manque de personnalité alors qu’il n’en est rien. Mais, de temps en
temps, et quoi de plus normal, certains souvenirs l’assaillent, que, sous peu,
probablement, il sera en mesure de repousser pour son plus grand bien.
La première exposition
de ce jeune peintre contient, disions-nous, trois bonnes toiles de figures,
parmi des paysages illisibles, perdus par de trop proches égalités de valeurs.
Ces figures sont
édifiées dans une matière très belle, simplement composées et dotées de roux,
de chromes, de bistres, d’une incontestable harmonie.
Quant à leur rythme,
il a fait de la part de M. Mélik-Edgar, l’objet d’une étude serrée, qui aboutit
au résultat espéré.
Bref, nous avons un
peintre de plus.
Mais un peintre qui,
s’il travaille, est susceptible de marquer, car il vient d’accomplir un
excellent départ ». G.P.
L’article de Gaston Poulain, 7 décembre 1930 |
Le chroniqueur est avare de compliments car il sait que
Paris est devenu la capitale de la peinture, et que des milliers d’individus se
sont pris au jeu. Paul Durand-Ruel
remarquait vers 1880, à l’époque de l’impressionnisme, qu’il est à la portée de tout le monde de
faire des tableaux impressionnistes, mais pas d’être peintre. On retrouve cette
idée chez l’analyste du fauvisme, G. Duthuit : il est toujours possible de
peindre d’après une œuvre remarquable, d’être un pâle suiveur, mais la création
picturale est d’un autre ordre. « De
cet effort insoutenable, comment ne pourrait-il rester que ce qu’on aperçoit
chez tant d’autres qui peignent avec l’aisance des robinets ? », Les fauves, 1949.
Mélik qui a 26 ans, et qui peint depuis quinze mois
seulement, ne fait pas des tableaux, il est peintre. G. Poulain en trouve la
preuve dans trois toiles sur treize qui ont toutes la femme comme motif :
une Eve, une Ecuyère, une Femme nue debout.
Les toiles de paysages, beaucoup plus nombreuses, n’ont pas la force de ces
figures. « … paysages illisibles,
perdus par de trop proches égalités de valeurs ».
Ce contraste initial entre la force de la figure et le flou
du paysage va traverser l’œuvre entière de Mélik. Le corps humain et en particulier
la figure deviendront ses motifs presque exclusifs (on remarquera que le
paysage est aussi pratiquement absent chez Picasso). En 1965, dans un reportage
il est catégorique : « Ne faire
que des paysages, c’est digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la
nature. Trois thèmes suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le
déluge, le ciel et l’enfer » (Le
monde étrange de Mélik, Provence Magazine, Spécial Eté, 20 juillet 1965).
Ce qui impression Gaston Poulain dans ses trois figures de
femme c’est l’harmonie de couleurs
peu nombreuses et sourdes (roux, chromes, bistres). Une « matière très belle » qui joue un
rôle d’édification de la figure. Enfin la vie propre de ses figures, leur rythme. Ce n’est pas un résultat
spontané, mais « l’objet d’une étude
serrée ».
Si ce résultat est déjà significatif, c’est qu’il est
affaire de qualité et non de quantité de tableaux (trois véritables toiles de
peintre sur treize). C’est suffisant
pour manifester une nature qui se révèle capable de faire plus que
simplement des tableaux. Tout le vocabulaire du don est mobilisé (tempérament,
personnalité, peintre dans le sang). Mais ce qu’il met en avant c’est le rôle
de l’intelligence dans ce travail artistique. Mélik-Edgar possède, « ce qui est peu courant, l’intelligence de la
peinture ».
Ce trait de la personnalité de Mélik se retrouvera tout au
long de son existence. Jeune homme il lit les auteurs rares de l’avant-garde
(les Champs magnétiques, 1919, au
tirage confidentiel, les sulfureux Chants
de Maldoror de Lautréamont, et surtout Nietzsche). Il fréquente les lieux
de l’intelligence picturale qui prolonge la créativité de l’avant-guerre (le
fauvisme, le cubisme, l’abstraction), c’est-à-dire les académies libres de Montparnasse. « Je passai entre autres par l’Académie André Lhote, où je trouvai l’idée technique essentielle. Puis
je me tournai vers d’autres académies, par exemple l’académie scandinave où « corrigeaient »
Charles Dufresne, Léopold-Lévy, et Othon Friesz. Ensuite, je me
mis à franchir très vite l’académie Ranson, avec de La Patelière et Bissière »,
Entretien avec Claude Marine pour le Comoedia,
1937, « Surréalisme nietzschéen »
(Archives J.M. Pontier).
En 1959, à l’occasion de son exposition-hommage à Van Gogh, à
Aix-en-Provence, Galerie « Sources », il réaffirme l’importance de
cette formation qui remonte à sa jeunesse parisienne entre 1925 et 1932 :
« Friesz, Léopold-Lévy, André Lhote et La Patelière
ont été mes premiers maîtres… Picasso m’a longtemps donné une vive exaltation
et m’a incité au travail : mais c’est là de l’histoire ancienne. Je me
suis détaché d’eux tous. J’ai mon univers à moi, bien à moi, et je m’y tiens
farouchement, contre vents et marée » (à E.F. Xau, Le Méridional-La France, octobre 1959,
archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).
Il n’est pas un peintre autodidacte, et on ne peut le
rattacher à l’art brut, les affinités avec la peinture de Jean Dubuffet
(1901-1985) étant plutôt trompeuses. Ce qui impressionne c’est sa volonté de se
former, successivement et brièvement, dans des lieux très réputés pour la
transmission et la réflexion sur la peinture contemporaine. De fortes personnalités
(Lhote, Bissière, Friesz), d’autres
devenues plus confidentielles (de La Patelière, Léopold-Lévy) mais qui toutes représentaient
cette exigence d’intelligence en peinture, qui est un des traits de Mélik dès
1930.
Par exemple Léopold-Lévy
(1882-1966) était un peintre de l’Ecole
de Paris, ami des fauves (Matisse, Derain et Friesz) et partageant avec eux le
goût du Midi. En 1930 André Salmon, le critique d’art très lié aux artistes de
Montmartre et Montparnasse, publie un livre aux fameuses Editions du Triangle sur
ce peintre aujourd’hui sorti des radars de l’histoire de l’art. Quelques extraits
de ce livre suffiront à rappeler la notoriété de Léopold-Lévy dans
l’entre-deux-guerres : « C’est par
de tels hommes porteurs de tels talents que la fameuse Ecole de Paris supporte
un toit tourmenté de vents contraires. Ils en sont les colonnes et c’est une
chose qu’on doit admettre avant même que ces hommes-là soient inscrits à ce que
j’oserai nommer le grand contrôle des maîtres. Parisien de la meilleure race,
Léopold Lévy qui n’a jamais eu le goût d’entretenir trop de bruit autour de sa forte
personnalité, a aussi précédé du plus loin tout ce mouvement dont le monde
s’étonne pour admirer. Assuré d’une forte personnalité que rien n’entame et si
aisée, il traduit en même temps l’esprit du siècle, entier, de la manière la
plus expressive. Tant de riches grâces, sans jamais de faiblesse, qui sont
l’aboutissement de tant de recherches, si rudes souvent au cours des vingt-cinq
dernières années, si rudes qu’il put sembler à quelques-uns que toute grâce était
à jamais révoquée… Exactement ce fut la nécessité, profondément ressentie, d’un
nouvel isolement (à partir de 1926, Léopold-Lévy fait de longs séjours dans le
Midi). Aussi bien, Cassis et La Ciotat et Saint-Tropez et d’autres ports bénis
cessaient-ils d’être pour le peintre des oasis privilégiées. Combien de
barbares y accouraient, incapables de justifier la nécessité du voyage ? A
Cassis, la terrasse du café Liautaud était une réduction du Dôme de
Montparnasse. Le père Cézanne, qui ne voulait pas qu’on lui « mit le
grappin », n’y aurait pas tenu un quart d’heure. Léopold Lévy se réfugia
chez feu Cézanne. On peut, en 1930, dire que son époque d’Aix n’est pas close.
Les paysages de Provence rayonnent dans cette œuvre. D’un thème qu’on avait
réussi de rendre scolaire, Léopold Lévy a extrait une opulence classique.
Opulence des formes se contrôlant l’une l’autre en des jeux de souplesse.
Opulence d’une couleur soutenue où les laques de Renoir font valoir des gammes
élargies. »
Notoriété éteinte pour nous que celle de Léopold-Lévy, mais
ces phrases d’André Salmon ont aussi un sens géopolitique dans ce mélange
artistique et politique dont l’Ecole de Paris était devenue la victime, bien
malgré elle. En 1931, André Salmon vendait la mèche en prétendant que l’Ecole de
Paris avait été un outil de la diplomatie d’influence de la France (conférence
à Prague, « Ce qu’est l’Ecole de Paris », texte dans la revue L’Europe centrale, Prague, 20 juin 1931),
et qu’il avait été un des agents de cette « politique métécophile » (expression d’André Salmon dans son Léopold Lévy, 1931; voir L’Ecole de Paris, 1904-1929, la part de
l’autre, p. 150 ; voir Romy Golan, « The Ecole Française versus
Ecole de Paris : The Debate about the Status of Jewish Artists in Paris
between the Wars », in The Circle of
Montparnasse, Jewish Artists in Paris,
1905-1945).
Le peintre Léopold-Lévy, 1930 (site adoll, association pour
la défense de l’œuvre de Léopold-Lévy)
|
Léopold-Lévy, Paysage |
La Sainte-Victoire au couchant |
Léopold-Lévy, HST, 38 x 46 cm, 1948 |
Mélik a-t-il cherché à renouer avec Léopold-Lévy quand
celui-ci s’installa en été, de 1927 à 1936, dans l’ancien atelier des Lauves de
Cézanne ? Le peintre Roger Decome, membre du groupe de Bibémus avec
Gabriel Laurin, savait que le jeune Mélik avait fait un séjour à Aix en 1927, « pour reconnaître le terrain »!
Mélik s’est-il confronté aux paysages de Provence avant que la figure humaine
et le fantastique dominent entièrement son œuvre ? Le critique Charles
Bremond qui a connu Mélik quatre ans avant sa mort rapporte une anecdote qu’il
tenait du peintre lui-même : « Nous
étions Laurin et moi deux grands marcheurs… Après la Libération nous nous
trouvions un après-midi à Beaurecueil à faire des études de plans de la
Sainte-Victoire…Au bout d’un moment il posa ses fusains… » (Le Courrier d’Aix, 22 avril 1976). On
connaît quelques paysages portuaires de Marseille faits par Mélik après son arrivé dans cette
ville fin 1932, mais le paysages naturel comme la nature morte sont
pratiquement absents de son œuvre. Donc
sans ce témoignage on ne saurait pas que Mélik avait arpenté la nature aixoise
à la recherche du motif. Quant à la figure de Cézanne, elle n’est jamais
évoquée dans ses entretiens dans les années 50 et 60. Existe-t-il un portrait de
Cézanne peint par Mélik (comme il en existe un de Van Gogh) ou simplement un
hommage écrit à cette figure tutélaire quand on peint en Provence ?
En février 1936 a lieu une exposition très importante de
l’œuvre de Léopold-Lévy liée à la
Provence, sur le cours Mirabeau, Cercle Vauvenargues. Mélik s’est-il intéressé
à l’œuvre de ce peintre parisien qu’il avait brièvement connu ?
En tout cas une
certaine notoriété classique de Léopold-Lévy
a traversé le siècle. En 1967 dans la revue XX° siècle, Patrick Waldberg le critique américain proche un temps du
surréalisme lui consacre un article élogieux sur le retour à un réalisme
moderne « Les Travestis du Réel » : «Jamais autant
qu’en ces quinze ou trente dernières années l’art ne fut l’objet d’aussi
tapageuses surenchères, d’une escalade aussi accélérée de la
« surprise » et du « nouveau ». A côté de cette cohue
innombrable et de cet énorme vacarme, un homme de tradition, vivant
anachronisme aux yeux de nos augures, travaillait en silence jusqu’au moment
où, en novembre dernier, il mourut, après avoir donné à la grande école
française de peinture, celle des Matisse et des Bonnard, ses derniers éclats
d’orage et de joie. »
Cette perception critique sur l’évolution de la peinture
après guerre voit justement en Léopold-Lévy un écho lointain de la magie de la
couleur et de la simplification, invention de Matisse (d’avant 1914) et Bonnard
(autour de 1930), les deux peintres que Mélik admiraient presque exclusivement
avec Derain et Van Gogh. Mélik a-t-il perçu chez ce peintre les derniers éclats
du fauvisme ?
Autre peintre beaucoup
plus notable dont Mélik n’oubliera pas le nom est Roger Bissière (1886-1964) qui formait les jeunes peintres à
l’académie Ranson, avec Amédée de La Patelière (1890-1932). Quel
était l’esprit de cet enseignement peu conventionnel mais attentif, en dehors de tout conformisme déjà moderniste, aux virtualités de la peinture
contemporaine ? La révolte de Mélik contre l’académisme et la platitude de
certains peintres, vivants comme lui à Paris, devait le rendre difficile, même
dans ce milieu pourtant très ouvert de ces ateliers ! « Je suivis en 1929 les académies libres de
Montparnasse, dit-il. Mais je n’ai jamais pu accepter ni supporter les
convictions transmises, quelles qu’elles soient et dans quelque domaine que ce
soit » (Entretien avec Claude Marine, 1937).
Les peintres qui intervenaient dans ces
ateliers libres se limitaient pourtant à apporter des « corrections »
au travail des jeunes artistes pour faire avancer leur appropriation des moyens
techniques et leur réflexion plastique. Dès 1923, Roger Bissière a dirigé l’atelier de peinture de l’académie Ranson,
où il ouvrit un atelier de fresque en 1934. Il voyait dans le cubisme moins un
art d’avant-garde qu’un retour à des « moyens traditionnels » pour
construire un ordre plastique autonome. Son influence sur les artistes qui
fréquentaient l’académie Ranson passait moins par un apprentissage que par
l’échange et les particularités de chacun. « Je ne leur ai jamais rien appris qu’ils n’aient trouvé eux-mêmes »
(R. Bissière, 1952, repris dans Montparnasse
années 30. Eclosions à l’académie Ranson, 2010, p. 34).
Il y a au moins un peintre qui s’est formé
à l’académie Ranson à partir de 1929 et que Mélik admire pour sa peinture
abstraite devenue célèbre après la deuxième Guerre Mondiale, c’est Alfred Manessier (1911-1993). « Je considère que dans la peinture de ce
siècle il y a eu un énorme bluff… Un bluff des peintres qui obéissaient aux
marchands. Mais enfin j’aime beaucoup Soulages
et Manessier » (Entretien Mélik, article de presse, 1967, archives du
musée Mélik, Cabriès). On note que Mélik a toujours réfléchi à la part
d’abstraction incluse dans toute figuration (sa « figuration inobjective ») et qu’il a été sensible à l’abstraction
lyrique qui est reconnue dans les années
50 (voir L’Envolée lyrique, Paris
1945-1956, catalogue d’exposition, 2006, Musée du Luxembourg, Skira). En
février 1952 par exemple Manessier et Soulages avaient été présentés, avec
d’autres (Hartung, Lapicque, Le Moal) à la galerie Babylone sous le titre
« Nouvelle Ecole de Paris ».
L’autre académie libre que
fréquente le jeune Mélik c’est celle qu’André
Lhote (1885-1962) créait en 1926 quartier du Montparnasse, « où je trouvai l’idée technique
essentielle » (Entretien Mélik, 1937). La précision est d’importance
quand on sait que ce peintre et professeur avait une forte influence critique
et théorique. Cet esprit d’indépendance et de sérieux technique devait convenir
à Mélik. André Lhote définissait ainsi sa démarche pédagogique : « J’ai mis dans mon académie des
écriteaux : il est interdit de faire du Lhote. Vous êtes priés d’être
vous-même. Ne prenez pas votre professeur au sérieux ! Ne pas travailler
comme des bureaucrates ! » (revue L’Art vivant, 16 mars 1926). A partir de la leçon cubiste, il veut
entretenir le lien entre la peinture moderne et la tradition classique.
André Lhote, Paysage, 1927 |
Nature morte au Chinois, 1930 |
Ce modèle de formation que Mélik a
recherché dans sa jeunesse parisienne, et dont l’exposition de 1930 galerie Carmine
prouve déjà les effets bénéfiques, il
voudra le transposer plus de vingt ans après à Cabriès, dans les dépendances du
château. Il est difficile de préciser l’année de ce projet, et surtout si son
fonctionnement fut réel ou pas. En tout cas le carton de Mélik reprend le
vocabulaire abstrait et le rêve d’un lieu de formation comme l’académie André
Lhote ou l’académie Ranson de sa
jeunesse.
« … comme les Grecs entendaient ce mot. Un foyer spirituel par la rencontre
des êtres et du temps. » Les propos fervents de la peintre et élève
géorgienne Vera Pagava envers l’académie Ranson révèlent le climat d’amitié, de
recherche collective et de profond humanisme qui caractérise ce lieu
d’enseignement dans les années 30 » (Montparnasse, années 30.Eclosions à l’académie Ranson, p. 11). Malheureusement
Mélik fait encore figure d’isolé dans son château de Cabriès. Il est vrai que
la crise économique (1929), la rupture avec sa famille (1932) et l’appel du
large - l’Orient - empêcheront le jeune
Mélik de nouer des contacts durables avec ces cercles d’artistes parisiens de
sa génération dont il gardera pourtant toute sa vie le souvenir.
Au-delà de la formation technique des académies libres il y
a les styles individuels et collectifs qui imprégnaient la sensibilité du jeune
Mélik en 1930. Gaston Poulain est plein de tact : « …s’il n’échappe pas encore à quelques
impressions d’ailleurs paradoxales mais heureusement fragmentaires, telles que
celles produites par Chagall, ou Gluckmann, ou Friesz, ou Lhote. Insistons
sur ce mot « fragmentaire ». Nous ne voudrions pas qu’on croie que M.
Mélik-Edgar manque de personnalité alors qu’il n’en est rien. Mais, de temps en
temps, et quoi de plus normal, certains souvenirs l’assaillent, que, sous peu,
probablement, il sera en mesure de repousser pour son plus grand bien. »
D’abord une influence fragmentaire de la peinture russe de
Paris avec Chagall (1887-1985) et Gluckmann (1898-1973). Mais il est devenu
impossible d’identifier les influences plastiques de ces peintres sur les quelques
toiles de Mélik en 1930, impressions relatives à Gaston Poulain. Mais cette
référence relève bien de l’époque où la peinture russe, souvent d’origine juive,
est une composante majeure de l’Ecole de Paris (voir exposition Artistes russes hors frontières au musée
du Montparnasse juillet-octobre 2010 et J. Warnod, Chez la baronne d’Oettingen. Paris russe et avant-gardes 1913-1935,
2008). Les éditions du Triangle, fondées par le mathématicien et physicien juif
polonais Michel Kiveliovitch, étaient connues pour sa collection « Les
artistes juifs », monographies consacrées à Chagall, Soutine, Zadkine,
etc.
Gluckmann, Réunion de personnages, 1924 |
Nu assis, 1927 |
Chagall, le Rêve, 1930 |
Abraham prêt à immoler son
fils, 1930 |
Le vieillard et le chevreau, 1930 |
Chagall, Homme-coq au-dessus de Vitebsk, 1925 |
L’autre
empreinte sur la peinture de Mélik en 1930 est celle de peintres française de
l’Ecole de Paris, avec André Lhote
et Othon Friesz (1879-1949), qui ont
tous les deux étaient ses « correcteurs » dans les ateliers libres de
Montparnasse.
Cette double empreinte
russe er française sur la peinture du jeune Mélik-Edgar, Gaston Poulain
la juge paradoxale. D’un côté la fantaisie et les couleurs froides, de l’autre
la composition savante et le contrastes des couleurs chaudes (cubisme et fauvisme).
Toutes les années Trente seront traversées par ce faux dilemme entre le dessin
et la couleur, qui est maintenant doublé par la question des nationalités. Le
vieux débat entre Rome ou Orient (depuis l’historien de l’art J. Strzygowski en
1901) est repris dans les termes du tempérament français (dessin, clarté,
précision) et de l’altérité barbare (couleur, flou, rêverie) par Waldemar
George qui met violemment en cause le cosmopolitisme de l’Ecole de Paris dans
la revue Formes en 1931 (« Ecole française ou Ecole de Paris ? »).
Cette confusion des genres politico-artistique durera jusqu’au régime de Vichy.
En 1941, pour un inspecteur général des Beaux-Arts comme Robert Rey, il était
insupportable de voir « les cartésiennes
Fables de La Fontaine illustrées par les « lévitations » de Chagall… ».
D’après lui, le public était troublé
« par les éclaboussements colorés et
les violentes divagations de cette Ecole de Paris qui n’a pratiquement pas un
Parisien, pas un Français » (voir La
peinture moderne ou l’Art sans métier, 1941, cité dans L’Ecole de Paris 1904-1929, la part de l’autre, op. cit.).
Othon Friesz, L’Estaque, 1907 |
Le Bec du Lièvre à La Ciotat, 1907 |
Quoi qu’il en soit de la nature de ses influences paradoxales,
le critique du Comoedia prédit que le jeune Mélik aura assez de force pour les
repousser. Son « intelligence de la
peinture », peu commune chez les
peintres d’après Gaston Poulain (ce qui rappelle le proverbe du XIX° siècle
repris par Marcel Duchamp, « Bête comme un peintre »), nous pouvons en suivre les traces après son arrivée à Marseille fin 1932. Il
vit au milieu des livres et fréquente les hommes de culture. Jean Ballard, le
directeur des Cahiers du Sud, est un des premiers à lui acheter deux toiles, puis
Louis Ducreux de la compagnie du Rideau gris qui met en scène le théâtre de la
cruauté de l’époque élisabéthaine. Il y a aussi le poète et membre des Cahiers du Sud, Axel Toursky (le musée
Mélik conserve un grand album de photos du château et de toiles de Mélik dont la couverture porte une dédicace au poète
tracée à la peinture rouge). Mais Mélik a
laissé beaucoup de ses livres chez ses parents. Il leur écrit en mars 1933 pour
qu’il lui envoie le livre de Waldemar George sur le peintre Edouard Goerg (Les Editions G. Crès,
1929), et surtout son livre sur la peinture moderne. Comme il ne précise par
l’auteur, on ignore de quels textes et images il s’imprégnait, mais les livres
pertinents ne manquaient pas (par exemple Les
Berceaux de la jeune peinture, d’André Warnod, Albin Michel, 1925 ou Les Peintres français nouveaux, d’André
Lhote, Gallimard, 1926).
Edouard Goerg
|
Au-delà des peintres-formateurs (Friesz, Lhote, Bissière, de La Patelière,
Dufresne, et Léopold-Lévy), au-delà des impressions passagères que sa peinture
reflète en 1930 (Chagall, Gluckmann/ Friesz et Lhote) il y a les maîtres qu’il
admirera toute sa vie et qui ont formé
sa sensibilité : Matisse, Vlaminck, Friesz et Derain (toute
l’école fauve est convoquée), mais aussi Bonnard.
Aveu
d’échec pour nous car cette exposition de 1930 n’est pas imaginable. Mais
l’article de Gaston Poulain (associé aux souvenirs de Mélik) nous permet de reconstituer un peu le climat
intellectuel et plastique où le jeune Mélik s’est formé de manière complexe en tant que peintre
et homme de réflexion. Sa peinture va encore évoluer avant son départ de Paris,
deux ans plus tard (septembre 1932), puis avec son voyage à Tanger (exposition
galerie Marcel Lévy, octobre 1933) et enfin avec sa première grande exposition
à Marseille, galerie Da Silva, en février 1936 (dont on ne peut rien imaginer
de précis). Certes, à partir de cette date on commerce à identifier les formes
évolutives de sa peinture. Mais avant ? Finalement nous connaissons bien mieux la
biographie de Mélik que la genèse de son œuvre (voir J.M. Pontier, La
correspondance d’Edgar Mélik, dans Correspondances
surréalistes, édition Musée de Cabriès, 2014). La peinture d’Edgar Mélik
(1904-1976) ? De quelle décennie parle-t-on, sachant que la trajectoire
heurtée des deux premières décennies de 1925 à 1945 (selon les témoignages contemporains
de Lil Mariton, sa galeriste à Marseille, puis de Hubert Juin) est difficile à
baliser avec des toiles précises. D’autant
que les variations sont multiples et récusent tout modèle évolutionniste qui
voudrait qu’à partir d’une période donnée nous serions en présence du vrai style
de Mélik. « J’ai pris pour
éternelle devise une pensée de Guillaume Apollinaire à l’égard des
peintres : Renouvelle-toi sans cesse » (Mélik, entretien avec G.
Paul, Méditerranée Echos, mensuel,
décembre 1965, archives B. Baissat). Le
cercle se referme sous nos yeux puisque le poète de sa jeunesse parisienne est
resté le garant du mouvement de sa peinture.
Olivier Arnaud
Merci pour cet article très éclairant.
RépondreSupprimerJe n'avais jamais eu l'occasion de lire l'article de G. Poulain en entier, seule la conclusion, plutôt positive, étant citée par les biographes. Car le reste est somme toute très condescendant. Plus tard, Mélik déconseillera à sa famille (qui lui cherche des galeries pour exposer à Paris après-guerre) de solliciter Carmine dont il ne garde visiblement pas un bon souvenir (voir correspondance)...
D'après les éditions du musée Mélik, il a eu une 2° expo. personnelle de Mélik à Paris en février 1935, galerie Lucy KROGH, 10 bis, place Saint-Augustin. Ce nom n'est pas celui d'une inconnue. Elle a été la Muse de Jules PASCIN, qui se suicida en 1930, et elle épousera le peintre norvégien Per Krogh. Mais je n'ai aucune info. sur cette expo.
SupprimerJe ne pense pas que la peinture de Mélik aurait eu forcément plus de diffusion s'il était resté à Paris. La concurrence était terrible, même pour les peintres qui ont fini par percer.
Une fois arrivé à Marseille en 1932 il a finalement pas mal exposé, à Aix (galerie-librairie La Source, aux Amis des Arts, etc.), à Marseille (Galerie du Studio Da Silva, galerie Moullot), à Vence, à Bollène, etc.
mais on ne sait pas vraiment combien de peintures qui "tiennent la route" Mélik a pu produire. Il a bénéficié d'un réseau de collectionneurs privés dès son arrivée à Marseille (Henri Reboul, Charles de Montmirail, Marius Chaveau)...
Par contre son existence personnelle et ses échanges artistiques auraient été beaucoup plus riches, et donc sa peinture aurait été plus soutenue.
o.arnaud