« On se tromperait lourdement à chercher dans
l’anthropologie de l’image pratiquée par Aby Warburg une réduction
« iconologique » des images aux mots. Ce n’est en aucun cas une
affiliation de l’étude des images à celles des mots. Sa recherche des
« sources » ne visait pas à expliquer les œuvres d’art par des
textes, mais plutôt à reconstituer le lien de connaturalité anthropologique, de
coalescence naturelle entre le mot et l’image », G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et
temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002.
E. Mélik, L’Enlèvement d’Europe ? 90 x 66 cm, collection particulière
|
Les tableaux de Mélik ont des sources très diverses
(cinéma, paysages, figures, récit, etc.) et il est trop facile de réduire sa
peinture à l’imaginaire pur. Le présent tableau a un contenu visuel simple à
identifier : un taureau redressé sur ses pattes qui pèse de tout son poids
contre une jeune femme inclinée vers
l’arrière. Détail insolite, elle se maintient en s’appyant sur un baton bien
frêle. La présence physique du taureau vu de dos est massive. Sa tête avec
cornes et oreilles est portée par un cou puissant. Sa croupe est plus humaine
qu’animale. La tête féminine est simplifiée comme un cercle avec un regard
dirigé en dehors de la toile pour accuser le voyeurisme inévitable du
« regardeur » au sens de Marcel Duchamp. En effet, je ne suis pas en train de voir une
scène bucolique mais l’acte sexuel entre une femme et un taureau. Ce thème n’est
pas un fantasme mais un contenu iconographique inspiré par les textes classiques
de la mythologie, peut-être le récit de l’enlèvement d’Europe dans les Métamorphoses d’Ovide. Zeus se
métamorphose en un magnifique taureau pour séduire Europa, la fille
d’Agénor : « […] les
taureaux, chassés de la montagne, s'acheminent, comme Zeus l'a ordonné, vers le rivage où la fille du puissant roi de cette contrée avait coutume de jouer
avec les vierges de Tyr, ses compagnes... Mêlé au troupeau, il mugit et promène
ses belles formes sur le tendre gazon. Sa couleur est
celle de la neige où aucun pied n'a encore mis sa dure empreinte et que n'a pas
détrempée le souffle humide de l'Auster. Son cou est
gonflé de muscles ; son fanon pend
jusqu'à ses épaules ; ses cornes sont petites, mais on pourrait
soutenir qu'elles ont été faites à la main et elles l'emportent par leur éclat
sur une gemme d'une eau pure... La fille d'Agénor s'émerveille
de voir un animal si beau et qui n'a pas l'air de chercher les combats ;
pourtant, malgré tant de douceur, elle craint d'abord de le toucher. Bientôt
elle s'en approche, elle présente des fleurs à sa bouche d'une blancheur sans
tâche. Son amant est saisi de joie et, en attendant la volupté qu'il espère, il
lui baise les mains ; c'est avec peine maintenant, oui avec peine, qu'il remet
le reste à plus tard. Tantôt il folâtre, il bondit sur l'herbe verte, tantôt il
couche son flanc de neige sur le sable fauve ; lorsqu'il a peu à peu dissipé la
crainte de la jeune fille, il lui présente tantôt son poitrail pour qu'elle le
flatte de la main, tantôt ses cornes pour qu'elle y enlace des guirlandes
fraîches. La princesse ose même, ignorant qui la porte, s'asseoir sur le dos du
taureau. Alors le dieu, quittant par degrés le terrain sec du rivage, baigne
dans les premiers flots ses pieds trompeurs ; puis il s'en va plus loin et il
emporte sa proie en pleine mer. La jeune fille, effrayée, se retourne vers la
plage d'où il l'a enlevée ; de sa main droite elle tient une corne ; elle a
posé son autre main sur la croupe ; ses vêtements, agités d'un frisson,
ondulent au gré des vents. » Ovide, Les Métamorphoses, II, 840-875,
Gallimard (Folio Classique n°404, p.102-103).
L’enlèvement d’Europe est un sujet mythologique qui est
loin d’avoir disparu chez les peintres que Mélik admirait pendant sa jeunesse
parisienne. L’exemple le plus lumineux est Pierre Bonnard. Quand il évoque son
passé, c’est le peintre qu’il nomme régulièrement dans les années 50 et 60,
avec les Fauves (Matisse, Vlaminck, Friesz et Derain). La grande composition de Bonnard est elle-même
en dialogue avec le tableau du Titien (voir Steven A. Nash, « De quelques sources dans l’œuvre
tardive de Bonnard », dans Bonnard,
catalogue d’exposition,Centre Georges Pompidou, 1984).
Les tableaux de Mélik ont des sources très diverses
(cinéma, paysages, figures, récit, etc.) et il est trop facile de réduire sa
peinture à l’imaginaire pur. Le présent tableau a un contenu visuel simple à
identifier : un taureau redressé sur ses pattes qui pèse de tout son poids
contre une jeune femme inclinée vers
l’arrière. Détail insolite, elle se maintient en s’appyant sur un baton bien
frêle. La présence physique du taureau vu de dos est massive. Sa tête avec
cornes et oreilles est portée par un cou puissant. Sa croupe est plus humaine
qu’animale. La tête féminine est simplifiée comme un cercle avec un regard
dirigé en dehors de la toile pour accuser le voyeurisme inévitable du
« regardeur » au sens de Marcel Duchamp. En effet, je ne suis pas en train de voir une
scène bucolique mais l’acte sexuel entre une femme et un taureau. Ce thème n’est
pas un fantasme mais un contenu iconographique inspiré par les textes classiques
de la mythologie, peut-être le récit de l’enlèvement d’Europe dans les Métamorphoses d’Ovide. Zeus se
métamorphose en un magnifique taureau pour séduire Europa, la fille
d’Agénor : « […] les
taureaux, chassés de la montagne, s'acheminent, comme Zeus l'a ordonné, vers le rivage où la fille du puissant roi de cette contrée avait coutume de jouer
avec les vierges de Tyr, ses compagnes... Mêlé au troupeau, il mugit et promène
ses belles formes sur le tendre gazon. Sa couleur est
celle de la neige où aucun pied n'a encore mis sa dure empreinte et que n'a pas
détrempée le souffle humide de l'Auster. Son cou est
gonflé de muscles ; son fanon pend
jusqu'à ses épaules ; ses cornes sont petites, mais on pourrait
soutenir qu'elles ont été faites à la main et elles l'emportent par leur éclat
sur une gemme d'une eau pure... La fille d'Agénor s'émerveille
de voir un animal si beau et qui n'a pas l'air de chercher les combats ;
pourtant, malgré tant de douceur, elle craint d'abord de le toucher. Bientôt
elle s'en approche, elle présente des fleurs à sa bouche d'une blancheur sans
tâche. Son amant est saisi de joie et, en attendant la volupté qu'il espère, il
lui baise les mains ; c'est avec peine maintenant, oui avec peine, qu'il remet
le reste à plus tard. Tantôt il folâtre, il bondit sur l'herbe verte, tantôt il
couche son flanc de neige sur le sable fauve ; lorsqu'il a peu à peu dissipé la
crainte de la jeune fille, il lui présente tantôt son poitrail pour qu'elle le
flatte de la main, tantôt ses cornes pour qu'elle y enlace des guirlandes
fraîches. La princesse ose même, ignorant qui la porte, s'asseoir sur le dos du
taureau. Alors le dieu, quittant par degrés le terrain sec du rivage, baigne
dans les premiers flots ses pieds trompeurs ; puis il s'en va plus loin et il
emporte sa proie en pleine mer. La jeune fille, effrayée, se retourne vers la
plage d'où il l'a enlevée ; de sa main droite elle tient une corne ; elle a
posé son autre main sur la croupe ; ses vêtements, agités d'un frisson,
ondulent au gré des vents. » Ovide, Les Métamorphoses, II, 840-875,
Gallimard (Folio Classique n°404, p.102-103).
L’enlèvement d’Europe est un sujet mythologique qui est
loin d’avoir disparu chez les peintres que Mélik admirait pendant sa jeunesse
parisienne. L’exemple le plus lumineux est Pierre Bonnard. Quand il évoque son
passé, c’est le peintre qu’il nomme régulièrement dans les années 50 et 60,
avec les Fauves (Matisse, Vlaminck, Friesz et Derain). La grande composition de Bonnard est elle-même
en dialogue avec le tableau du Titien (voir Steven A. Nash, « De quelques sources dans l’œuvre
tardive de Bonnard », dans Bonnard,
catalogue d’exposition,Centre Georges Pompidou, 1984).
Pierre Bonnard, L’Enlèvement
d’Europe, 1914, 118 x 154,
Tolède.
|
Titien, L’Enlèvement d’Europe, 1560, 178 x205
cm, Boston
|
On trouve deux traits chez Bonnard qui peu ou prou se
retrouvent chez Mélik : une réduction chromatique (bleu et ocre dans les 2
cas) et l’abandon du naturalisme (notamment pour les petites figures des
« vierges de Tyr » qui jouent au premier plan du tableau). Mais c’est
toute la « spiritualité plastique »
de la toile de Bonnard qui échappe au naturalisme. En effet la méthode de
Bonnard s’incarne parfaitement dans ce tableau qui invente ce que André Lhote
appelait en 1933, son « Irréalisme ». « Les éléments prélevés par Bonnard sont la lumière et l’atmosphère. Le
dessin, avec tout ce qu’il implique de matériel : modelé, profondeur,
ornement, est pour lui à peu près sacrifié. La figure et le décor, allégés de
cette masse, demeurent translucides, vaporisés d’étincelles colorées et comme
descendus d’une planète régie par des lois musicales », dans Nouvelle
Revue Française (Exposition Bonnard galerie Bernheim Jeune), août 1933. Quant à
l’irréalité de la toile de Mélik elle s’incarne aussi dans les figures colorées
qui peuplent le fond bleu.
Le cas du peintre Amédée de La
Patelière (1890-1932) est moins central mais significatif de l’intérêt diffus
pour ce thème mythologique que la
rupture avec la tradition propre à la peinture moderne aurait pu faire
disparaître. Ce peintre est mort jeune, en 1932, l’année où Mélik quitte Paris
pour, pense-t-il, son voyage vers l’Orient. Il l’a connu à l’académie Ranson,
où il « corrigeait » en même temps que Roger Bissière (voir Entretien
avec E. Mélik, « Surréalisme
nietzschéen », 1937). Il réalisa deux petits tableaux préparatoires en vue
d’une grande composition qui juxtapose les deux moments phares du récit d’Ovide
(la séduction, l’enlèvement).
de La
Patelière, L’Enlèvement d’Europe au
rocher, 1927, HST, 19x24 cm/ L’Enlèvement
d’Europe, 1927, HST, 26x35 cm, Musée des Beaux-arts, Nantes
|
de La Patelière, L’Enlèvement d’Europe au coquillage, 1927, 130x162 cm, Nantes |
Dans la même décennie, ce sujet
mythologique sera repris par Matisse, peintre que Mélik admire pour sa période
fauve (1898-1912), mais moins pour sa période niçoise (1918-1930), quand le
dessin redevient le principe de la peinture. En cela Mélik est très sensible à
cette césure dans l’œuvre de Matisse qui sera explicitée par G. Duthuit, puis
par R. Labrusse. « Ces nouvelles
peintures qui étaient encore de l’ordre de la recherche, chez Matisse, en
1918-1919, ont donc été figées par une réception qui s’est empressée d’y voir
un accomplissement et d’intégrer ce stade soi-disant ultime dans la puissante
réaffirmation d’une voie française en art, bien loin de l’idée d’un
bouleversement de l’image occidentale telle qu’elle se faisait jour dans le discours
des amis du peintre avant 1914. L’association de Matisse au luxe et à la joie
de vivre, à sa maîtrise des sensations et de leur expression, dans les années
vingt, escamote systématiquement les virtualités déstabilisatrices, utopiques,
qui habitent son esthétique… », R. Labrusse, Matisse. La condition de
l’image, Gallimard, 1999.
Matisse, l’Enlèvement d’Europe, HST, 1929,
101x153, Canberra
|
Ce tableau de facture devenu
plus classique chez Matisse met en avant la sensualité innocente d’Europa au
corps prenant la pose contre la tête pleine de douceur de l’animal avant ou
après les ébats amoureux. La sexualité heureuse suggérée dans le texte d’Ovide
(« c'est avec peine maintenant, oui
avec peine, qu'il remet le reste à plus tard ») est maintenant suggéré
par la complicité bienveillante des corps.
La toile de Mélik est-elle vraiment une représentation
sexuelle suite à l’Enlèvement d’Europe ? Mélik aurait-il choisi de mettre
en scène, de rendre obscène au sens littéral du mot, ce qui est voilé dans le
texte classique et les toiles modernes ? Ce serait peu cohérent avec
l’œuvre de Mélik . Mais d’un mythe à l’autre la route est courte. De cette
union entre Zeus et Europa naîtra entre autres Minos, avant que le dieu de
l’Olympe la donne comme épouse au roi de Crète, Astérion. Minos lui
succèdera sur le trône. C’est là
qu’intervient un nouveau mythe qui associe franchement la femme et le taureau par
la sexualité. Avec Pasiphaé, une des nombreuses épouses de Minos c’est la femme
qui prend l’initiative du rapport physique dont naîtra son fils adultérin, le
Minotaure. Le désir de Pasiphaé est la vengeance d’un dieu offensé par Minos
(soit Poséidon, soit Aphrodite). Mélik aurait donc choisi de représenter l’acte
sexuel à l’origine du Minotaure plutôt que la scène bucolique de l’Enlèvement
d’Europe. Avec Pasiphaé la dimension
sexuelle est ouverte à la peinture. Le
mythe est transposé par Gustave Moreau avec toute l’équivoque d’une revanche
idéaliste contre le pessimisme sexuel du XIX° siècle. C’est bien ainsi qu’André
Breton ressentira cette peinture fin XIX° qui idéalisait les mythes de la Femme
dans une débauche de pierreries et de poses sensuelles pour mieux exalter le
trouble du désir. Rien n’est montré mais tout est suggéré avec un luxe de
détails somptueux.
Gustave
Moreau, Pasiphaé, 195 x 91 cm, 1890, musée G. Moreau
Matisse, Pasipahaé,
« … emportés jusqu’aux constellations… » Le taureau, père du Minotaure
|
Matisse publie en 1944 des gravures poétiques pour le
texte de Montherlant, Pasiphaé, Chant de
Minos (Les Crétois). Avec la génération
surréaliste ces voiles fantasmés (G. Moreau) ou poétiques (Matisse) sont
déchirés. Picasso et André Masson
montrent l’assaut sexuel dont naîtra le
monstre mi homme mi animal, le Minotaure.
Picasso, Pasiphaé |
A. Masson, Pasiphaé, 1937 |
La
revue qui prendra le nom de cet être hybride, Minotaure, aura été de 1933 à
1939 le lieu exceptionnel d’une coexistence entre les surréalistes classiques (autour
d’André Breton) et les surréalistes dissidents (autour de Georges Bataille).
Mélik qui se déclare en 1937, dans son atelier parisien 65, rue Daguerre,
« surréaliste nietzschéen »
(« je côtoie le surréalisme
mais je reste nietzschéen ») a dû connaître les revues où tout ce qui se faisait et se pensait de
dérangeant dans l’art moderne pouvait s’exprimer (Documents, Acéphale, Minotaure). Ce mixte improbable entre le
surréalisme et Nietzsche n’était-il pas
au centre des désaccords entre les deux groupes surréalistes, André Breton idéalisant le Désir en l’homme
quand Bataille exposait son
irrationalité foncière ? On aimerait savoir ce que Mélik savait de ce
débat entre surréalisme et nietzschéisme.
La réponse peut se trouver dans son œuvre philosophique (les six textes
poético-biographiques) mais aussi dans son œuvre peinte. Le tableau tardif de Mélik (années
1960 ?) pourrait être une réminiscence de sa jeunesse parisienne et sa méditation
voilée sur la conception monstrueuse de l’homme, être hybride. Mélik dissimule
la violence sexuelle qui n’est pas l’essentiel pour lui - à l’opposé de Picasso et de Masson - dans la mesure où son tableau interroge l’origine
du monstre que chacun voit en lui, et
qui n’est ni humain ni animal. Le tableau serait sa Pasiphaé, jeune femme saisie
par un désir dont elle ne sait rien (son visage innocent) mais qui engendrera
le Minotaure, l’être auquel l’homme de l’inconscient ressemble le plus. La
peinture de Mélik pratique donc une double élision, celle de l’acte sexuel
tellement montré par Picasso et Masson, et l’être monstrueux, le Minotaure,
tellement figuré par les mêmes peintres. En effet, il ne manque pas d’êtres
hybrides chez Mélik, mais le célèbre Minotaure est introuvable. Manière de dire
que nous le sommes ?
Revue
Minotaure (1933-1939), couverture de
Picasso
|
Revue Acéphale
(1936-1939), couverture d’André Masson
|
Pour confirmer le référent mythique de ce tableau de Mélik
(une Pasiphaé) il faudrait disposer au moins d’une seconde œuvre dont le
contenu mythologique serait validé par Mélik lui-même. Par chance, c’est le cas
avec ce tableau connu par une photo couleur sans titre (Studio da Silva,
Marseille) et le catalogue de l’exposition internationale de Sierre, en Suisse,
1959 (photo noir et blanc avec titre, dans 53
peintres rhodaniens d’aujourd’hui, dont 5 toiles de Mélik).
E. Mélik, La Fille de
Gaïa, 73x60, photo Studio da Silva, Marseille, non localisé
|
Ce tableau est très révélateur du travail à l’œuvre chez
Mélik, au-delà de l’apparence visuelle qui n’en est que le résultat. Le contenu
mythique ne suffit pas à comprendre l’image. En effet, le titre renvoie au
mythe de Cronos (ou Saturne) dévorant ses enfants mâles. Si la tête massive est
celle de Saturne (le dieu de la Mélancolie et des artistes), la femme adulte
est Rhéa, la fille de Gaïa et d’Ouranos. La jeune fille blottie contre sa mère
regarde son père qui dévore ses frères dès leur naissance. Le tableau a donc une charge émotive
considérable qu’on ne pourrait pas imaginer sans le hasard qui nous a transmis
le titre, abscons à la manière de Mélik. La compréhension d’un tableau va bien
au-delà de l’illustration du mythe. Ce qui est crucial dans sa forme est le choix du moment du récit.
Mélik ne représente pas l’horreur associée à Saturne dévorant son enfant mâle,
comme Goya l’a fait. Il a choisi le rapport silencieux où la jeune fille est
une survivante qui s’ignore face à son père, elle qui ne doit sa survie qu’au
hasard de son sexe. Rhéa, les yeux clos, connaît le secret et trahira Saturne
pour sauver enfin un fils, le futur Zeus. La force de l’image tient à ce secret qui est l’entre-deux
irreprésentable d’un avant (Saturne dévorant ses fils) et d’un après (Zeus
châtrant son père).
Goya, Saturne dévorant un de ses enfants, 1820,
146 x 83 cm, Le Prado
|
Ces deux tableaux à sujets
mythologiques nous apprennent beaucoup sur le rapport de Mélik à son époque.
Avec sa Pasiphaé et son Saturne Mélik confirme son inscription
dans la culture des peintres et le retour du mythe. Mais à la place des
déformations meurtrières et érotiques Mélik
crée un art méditatif sur le monstrueux par évitement. Par la forme,
c’est-à-dire le choix du moment dans le drame, Mélik invente le « statisme » des
figures qui épouse bien la minéralité de sa matière rugueuse. Il choisit la
simplification tant par la réduction chromatique (bleu, ocres) que par
l’élision de l’horreur. Enfin, le cadrage du tableau coupe les corps en autant
de bustes sculptés à l’antique. Il y a un langage des gestes et du tragique que
Mélik évite. Mais il transfert toute l’intensité dans l’articulation des
regards, autre lieu de «l’échange du
corporel et du psychique » (voir G. Didi-Huberman, L’image survivante, 2002). Le regard
étrange de la jeune Pasiphaé est tourné vers nous, hors du tableau. Quant à la
jeune fille de Saturne, alors que ses parents ferment les yeux sur le drame qui
se joue, son regard bleu, admiratif et innocent, est rivé sur cette tête splendide et massive. Par cette expressivité des corps immobilisés
Mélik produit la force émotive du suspense entre deux angoisses (avant la
naissance du Minotaure/ avant la castration de Saturne). Le travail de l’image est dans cette polarité
entre la sérénité et la cruauté. « L’artiste
se trouve pris dans une situation inévitable –structurale, structurante - d’un va-et-vient entre « aliénation pulsionnelle »
et « création formelle ». Tout oscille, tout remue, tout va de
pair : il n’y a pas de formes construites sans abandon à des forces. Il
n’y a pas de beauté apollinienne sans arrière-fond dionysiaque… L’image du
corps et le signifiant du langage », G. Didi-Huberman, op.cit. Ce dépouillement intentionnel de l’image du mythe est la
manière pour Mélik d’être avec son temps (Picasso, Masson, Matisse,
surréalisme, nietzschéisme) tout en refusant l’air du temps et sa répétition
parfois complaisante de la violence symbolique (voir J. Clair, Malinconia : motifs saturniens dans
l’art de l’entre-deux-guerres, 1996 et Picasso
sous le soleil de Mithra, Fondation Pierrre Gianadda, 2001).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire