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Jeune fille regardant le
ciel, 1960, 31x47, collection particulière
Ce petit tableau est aussi
unique que le précédent dans l’œuvre de Mélik. Sous son apparence anodine il
est assez étrange, voire troublant.
Comment et en quoi ?
Si on parvient à dépasser
son étrangeté visuelle, on a l’impression de reconnaître assez facilement un
visage juvénile tourné vers le ciel. Mais les moyens picturaux mis en œuvre
sont déroutants :
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Les couleurs
sont limitées à trois : bleu intense, orange et blanc-jaune.
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Le contour du
visage est linéaire, avec trois courbes convexes puis concaves qui suffisent à
tracer les éléments essentiels de la figure humaine (front, nez, menton, cou).
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La tête de
profil est renversée vers l’arrière, le cou devenant un simple axe.
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Enfin le
visage est encadré par trois détails : les deux rangées de doigts sont
repliées devant nous, sur un support qui offre son appui, le visage décalé sur
la droite laisse un vide pour la silhouette
d’une montagne de calcaire avec
ses plis géologiques (saint Victoire ?), en écho à la ligne de
l’épaule, et deux masses blanches passent dans le ciel.
La poésie de cette image
n’est pas spontanée, elle résulte d’une maîtrise du dessin simplifiant et d’un
usage complexe des nuances (lèvres suggérées par un reflet rose, comme pour
l’orbite de l’œil, reflet jaune pour la joue, etc.). On est très loin de la
représentation naturaliste, et tous les choix figuratifs convergent vers cette
négation du mimétisme. Ainsi la poétique est l’œuvre d’une « pensée
visuelle » qui interprète ce qu’on voit, sans qu’on en soit pleinement
conscient.
« La représentation
mentale liée à une trace matérielle inscrite sur un support (un dessin) peut excéder ce que l’image donne à voir »,
Carlo Severi, « Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une
utopie », L’HOMME, 165, 2003, p.
83.
Ce profil est aussi intense, sinon plus, qu’un portrait
psychologique et réaliste du même visage. Il induit une réelle « empathie
visuelle », ce qui démontre que l’acte de regarder n’est pas passif mais
qu’il est toujours aussi une projection de l’image de soi.
Le plus troublant dans
cette image c’est son aspect peu anthropomorphe.
Elle est plus emblématique qu’humaine car le dépouillement de la représentation
efface les caractères secondaires de la figure humaine, mais crée une forte
présence d’humanité (jeunesse, douceur, innocence).
Dans la peinture
classique issue de la Renaissance l’œil a été investi de tous les attributs de
l’âme. Ici, le visage exprime un regard intense mais l’œil n’a plus rien de
psychologique. Cette négation n’est pas un produit spontané chez Mélik. Elle se
rattache aux avant-gardes de 1900 (fauvisme) et de 1908 (cubisme), cette
« sensibilité tonique » où s’inscrira sa recherche figurative, selon
son propre témoignage.
S’il est un objet visuel qui a fasciné les
avant-gardes c’est bien le masque.
Non par goût pour le primitif, mais parce qu’il ouvre une piste, à la fois
figurative et expressive, en rupture
avec la tradition du portrait psychologique. L’historien de l’art des
avant-gardes parisiennes, Carl Einstein, écrivait en 1915, dans un essai
inaugural où il rapprochait primitivisme et cubisme (Negerplastik), que l’art africain connaît le masque, mais ignore le
portrait. Mélik dans ce tableau réinvente les deux moyens d’intensification de
l’image : présence immédiate d’une attitude de l’être et qualité
symbolique des traits du visage
« Pour qu’une image soit intense à la
manière imaginée par les primitivistes [les peintres expressionnistes et fauves
du début du XX° siècle], il n’est nullement nécessaire d’insister sur la
caractérisation psychologique de la figure humaine. Il faut au contraire qu’elle
soit relativement impersonnelle, presque anonyme. C’est par cette voie qu’elle
peut devenir généralisable à la manière d’un symbole », Carlo Severi,
« L’empathie primitiviste »,
Images Re-vues, hors-série1, 2008, p. 5.
Matisse a su réutiliser
toute sa vie les propriétés plastiques du masque pour constituer une peinture à
la pointe de l’histoire de l’art. En 1910 par exemple il peint un portrait de
sa femme avec un emprunt direct à un masque du Gabon. Les traits les plus
spirituels du visage humain sont soumis à un processus d’abstraction qui crée
une humanité du visage qui n’a plus rien de naturaliste.
La curiosité pour le masque, en tant que moyen de
recherche formelle, ne s’est jamais démentie chez Matisse. En 1949, il réalise
la couverture pour la revue d’art franco-américaine, Transition (Paris, en anglais), répétition de figures-masques
tirées de la culture inuit. Son gendre, l’historien d’art du fauvisme, Georges Duthuit, lui avait demandé en 1946
d’illustrer son propre texte poétique sur la culture des Esquimaux, Une fête en Cimmérie. Matisse se plonge
dans l’ethnographie de ce peuple et retrouve l’inspiration
« primitiviste » de sa maturité pour illustrer ce livre qui paraîtra en
1964, dix ans après sa mort (voir, Georges Duthuit, Une fête en Cimmérie, Les Esquimaux vue par Matisse, Hazan, 2010,
Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis). Georges Duthuit demanda à
Picasso de dialoguer avec les masques de la Colombie britannique (province du
Nord-Ouest canadien). Ce deuxième projet ne verra pas le jour, mais il prouve
ce besoin, à l’époque, d’établir des ponts entre l’art contemporain et
l’ethnographie. Ce qui intéresse Matisse et Picasso c’est essentiellement le
pouvoir plastique du masque (voir M.-T. Pulvenis de Séligny, « Visages et
masques dans l’œuvre de Matisse, idem.).
Matisse, Couverture de la revue Transition, 1949 |
Matisse est un des très
rares peintres dont Mélik s’est dit proche parce qu’il a su au tournant du XX°
siècle inventer une peinture vivante en rupture avec l’académisme et
l’impressionnisme (voir article de presse, Le Méridional, 12 octoble 1959,
« Mélik, farouche adversaire de
l’immobilisme pictural », Archives du Château-musée Mélik, Cabriès).
Quant
à la proximité de Picasso avec le monde des masques et des cultures
non-occidentales, elle a été une étape importante pour sa propre créativité.
Inspiration plutôt qu’imitation autour de l’invention des Demoiselles d’Avignon (1907), et de cette période qu’on peut nommer
« archaïsme expressif » (Philippe Dagen). L’ethnologue Claude
Lévi-Strauss remarque en 1943 que pour
connaître l’équivalent de la puissance d’invention des œuvres amérindiennes du
Nord-Ouest du Canada notre société a dû attendre « l’exceptionnel destin d’un Picasso » (voir, Les Esquimaux vus par Matisse).
Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, 1907 |
La vitalité de Picasso
n’a pas laissé le jeune Mélik indifférent : « Picasso m’a longtemps
donné une vive exaltation et m’a incité au travail », même article de presse.
Ce vaste courant de la peinture d’avant-garde (Fauvisme, Cubisme),
parallèle à la recherche formelle sur le masque, se prolongera longtemps dans
le XX° siècle. Si on ajoute le goût immodéré des surréalistes pour les objets
ethnographiques (notamment les masques, voir F. Duchemin-Pelletier,
« Surréalisme et art inuit, la fascination du Grand-Nord », Journal of Surrealism and the Americas,
2008), on comprend que la « sensibilité tonique » de Montparnasse
autour de 1925 dont Mélik a toujours célébré la créativité, n’a pu que nourrit
l’aspect « intemporel » et « mythique » de son œuvre. Il
fallait beaucoup d’audace et de liberté pour rompre radicalement avec la
peinture-représentation de la tradition européenne et gréco-romaine. C’est ce
vaste courant, aujourd’hui oublié, qui constitue le socle géologique de l’étrange
peinture de Mélik (l’anthropologue de l’image, G. Didi-Huberman parle d’un
« l’anachronisme moderne »
à propos des analyses de Carl Einstein). Ce petit tableau de Mélik, à la fois
expressif et anachronique, met parfaitement en œuvre ce qu’on peut appeler
l’ « effet-masque ».
« L’archaïsme est
chez Matisse, Picasso et Derain « du côté » de la figure humaine, de
sa défense et de son exaltation. Il est du côté de l’attention avec laquelle il
faut étudier et représenter le modèle. Il est l’un des moyens de ce
« réalisme » ou « sur-réalisme » dont Apollinaire écrit
qu’il était la justification et la défense du cubisme… Les archaïsmes, de Degas à Picasso, favorisent la recherche
d’une vérité nouvelle du motif humain. Ils favorisent la mise en œuvre par les
moyens du dessin et de la couleur d’une intelligence précise et profonde du
visible », Philippe Dagen, Le
peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français,
2010, conclusion.
Si on veut comprendre
l’étrangeté familière de ce petit tableau de Mélik il faut le voir comme une résurgence qui
complexifie le problème du visage-masque : la position renversée de la
tête - le cou tendu - la linéarité souple
du contour sur le fond bleu, le refus du relief et du volume (planéité), la
réduction des traits du visage humain, enfin l’œil couleur ciel pour qu’on voit
à travers comme s’il s’agissait d’un masque. Tous ces éléments plastiques
donnent, contre toute attente, une grande sensibilité poétique à cette image
unique.
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Portrait, 1955, collection particulière : Rendre la psychologie d’un être Visage-masque, 1965 : Anachronisme moderne de Mélik |
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