jeudi 27 avril 2017

La géographie artistique d'Edgar Mélik, par Olivier Arnaud (conférence du 22 avril 2017)



Mélik a-t-il été un artiste isolé après avoir quitté Paris en 1932 (où pourtant il  avait eu une vie culturelle riche et variée) ? ou a-t-il tissé un réseau de relations amicales et artistiques une fois à Cabriès ? La décennie 1950 semble avoir été très bénéfique, et on devine sa présence entre Marseille, Paris (où il fait des séjours longs et fréquents, avec son atelier rue Daguerre) et Provence/Alpes maritimes. Les lieux de ses expositions (Saint-Paul-de-Vence, Vence, Menton, Forcalquier, Bollène, etc.) comme ses ami/es artistes dessinent un territoire imaginaire centré sur "ce vieux château de Cabriès".

I.  PARIS : Adrienne Monnier, Madeleine Follain, Consuelo de Saint-Exupéry, Mime Marceau

Adrienne Monnier (1892-1955)

Une mention d'une ligne dans le répertoire des abonnés pour 1931 à la librairie "La maison des amis des livres", rue de l'Odéon, Paris. Edgar Mélik s'est abonné le 1er février 1931. A l'époque il résidait au 103 rue de Vaugirard dans le 15e. Conservées à la bibliothèque J. Doucet les trois lettres d'Edgar Mélik à Adrienne Monnier datent de la fin 1939/1940. Ils se connaissent depuis près de 10 ans. Que sont devenues toutes les autres lettres?
" Mélik-Edgar, Compagnie divisionnaire de pionniers, section 39
Chère Mademoiselle et Amie, Un mot de l'Armée, au cours d'une garde, un mot qui me réchauffe les doigts et me permet de correspondre avec vous en attendant un samedi après-midi au cours duquel je puisse vous voir un moment et reposer aussi quelques-uns de vos livres. Tant que la guerre dure il m'est peu facile de me rendre à Paris en semaine. J'en suis tout près cependant et je m'y trouve et samedi et dimanche. Cela contribue à me faire voir ces temps-ci sous un jour moins défavorable que bien des gens. N'oublions pas que les temps présents sont sujets à des variations bien inattendues. L'année quarante peut être belle, une année exceptionnelle quant aux manifestations de l'esprit, une renaissance des grands sentiments : la guerre ne saurait s'attaquer à tout, il est certainement des forces qui sont au-dessus d'elle, qu'elle respectera. Il est possible de faire la guerre et de rester au-dessus, nécessaire même à bien des gens soucieux de leur indépendance totale quoiqu'il advienne. Me voisi dans l'abstraction quasi-totale, dans le grand dessèchement conscient et organisé. Je n'en reviens pas! Car ce n'était pas du tout ce que je voulais. Ce n'est donc certainement qu'un passage à passer. Vaille le présent ce qu'il vaut, pourvu qu'il ait des nuits. Si vous avez, chère Amie, le temps d'écrire, de m'écrire, de répondre à mes lettres et me donner votre point de vue quant à cet extraordinaire temps présent vous me ferait là grand plaisir, car, est-il besoin que je vous le dise, je trouve bienfaisante la contagion de votre esprit propre. Je termine à la hâte avant de faire un déplacement de deux kilomètres, le fusil sur l'épaule. Bien amicalement, Mélikedgar, 15 décembre 1939."(Fonds A. Monnier, Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris)
Gisèle Freund (1908 - 2000), Adrienne Monnier devant sa librairie, Paris, 1937 

Lettre d'Edgar Mélik à Adrienne Monnier, 15 décembre 1939 (Bibliothèque J. Doucet, Paris)

A. Monnier au milieu des livres, 1932


 Et si A. Monnier avait inspiré cette Muse, au visage rond et apaisant, au milieu les livres?
Edgar Mélik, L'atelier idéal, HST, 78 x 98 cm, collection particulière



Consuelo de Saint-Exupéry (1901-1979)
 
Dans quelles circonstances et à quelle date Mélik  a-t-il rencontré Consuelo ? Dans une lettre à Madeleine Follain d'août 1949 il lui demande de ses nouvelles. C'est en 1951 qu'elle achète une bastide du XVIII° siècle à Grasse. D'après Isa Mélik interrogée en 1990 par le peintre Joseph Stamboulian Mélik voyait Consuelo à Paris début des années 1950 et sa peinture était à ce moment là extrêmement colorée.

Consuelo de saint-Exupéry, Photo film, Canada 1942

 
E. Mélik, Portrait de Consuelo, 1955, HST, 120x90 cm, collection particulière




 Edgar Mélik, Le Petit Prince, collection particulière
        
E. Mélik, Consuelo de saint-Exupéry (?), collection des musées d'Avignon    








Madeleine Follain (1906-1996)




Photos Madeleine Follain, archives  Famille Denis


 




















 
Un rébus de Mélik laissé à Paris à Madeleine : "T... ce soir en route pour cC... /décidé cela tout à l'heure par suite lettre reçue/ Mad vous expliquera /regrette beaucoup vous manquer à bientôt votre ami M-E"



Correspondance de Mélik à Madeleine Follain déposée à l'IMEC (Fonds Jean Follain, 33 lettres de 1949 à 1962)
"En 1957 elle ouvre rue Saint-Séverin un restaurant qu'elle appelle, "Papille". Son mari, qui  est devenu magistrat, est d'abord scandalisé par ce qu'il estime être un déclassement, mais finit par être séduit par l'ambiance de cet établissement mi-rustique, mi-bohème, qui draine non seulement des écrivains et des intellectuels mais également une clientèle venue du show-biz et de la télévision. Follain y invite ses amis poètes, tandis que Madeleine organise de temps à autre des accrochages, mêlant ses toiles à celles de ses amis. Il faut dire que le couple partage une passion commune pour la cuisine traditionnelle et la gastronomie." (Source, site Madeleine Dinès)
Mélik n'a pas été insensible au talent culinaire de son amie : "Ce vieux château , 3 février 58, Ma chère petite deleine, que veut dire ton silence glacial et que veut-il ne pas dire? Pourtant l'odeur de la chaleur de tes pondeuses eût dû de temps à autre te donner l'idée bienfaisante à moi de tremper l'une des plumes de la volaille que tu plumes dans quelques encriers de tes parages et de diriger un gentil mot vers le domaine de l'ermite. Es-tu contente de ton nouveau labeur? Quelle sorte de mangeurs vient y déguster tes accomplissements culinaires? gens modestes? étudiants? artistes? gastronomes? ou snobs sans classe ou quoi ou quoi ou quoi? Mais ne réponds pas à cette avalanche de questions par une avalanche de réponses. Une seule ligne simple me suffira..."
"Ce vieux château de Cabriès, 24  août 54, Chère Madeleine, dans l’absence de bruits que produit la nuit le seul qui se produise est celui de mon stylo Parker évoluant dans le voisinage. Ne suis pas mécontent de la poursuite de ma vie d’isolé – sans être recroquevillé dans une simili tour je m’étire naturellement et chaque bâillement m’est devenu tonique et productif – bâillement-force auraient dit les futuristes italiens en 1912 et c’était bien. Le grand amour travaille mes peintures, la pensée du Maître n’est pas essoufflée et plus de problèmes insolubles – organisation satisfaisante d’un état de chose féodal moderne ou anarchiste dans le sens haut du terme. La santé est recouvrai par l’évincement total du vin et des sauces. Il aura fallu pour qu’une telle décision soit prise les approches même de la cirrhose. Une mort précoce m’est ainsi évitée, et plus de ces étouffements épuisants et désagréables et me contraignant à des travaux de courte haleine. Excusez-moi de ne vous écrire pas, mais je vais maintenant élargir le champ de mes activités amicales et redonner des signes probants de vie aux amis lointains. L’été se passe-t-il bien pour vous – où le passez-vous ? Ne me croyez pas isolé de vous. C’est simplement de cette manie de ne pas écrire que je dois tout à fait me défaire et alors seulement que tout va mieux encore. Au revoir Madeleine. Dites bien mes amitiés à Jean Follain – vôtre amicalement Mélikedgar."

"Ces jours-ci furent de froid, la décongélation opère. Mais que c'est beau ce château! Ce qu'il peut l'être, beau, ce château. Même quand diantrement froid. Quand il est froid il l'est diantrement. Les maçons attendaient le dégel des murailles pour cimenter dans l'abattoir le futur atelier ouest avec baie au-dessus du clos, ou plus véritablement l'un des trois futurs et prochains, je le souhaite, ateliers ouest, siège de la prochaine Académie Française et Intercontinentale d'Art Plastique, ce de quoi déjà on s'émeut, s'entendront dans les milieux battus de ces magnifiques murmures de dents de scie grinçantes.", Lettre du 14 janvier 1959




Mime Marceau ( 1923-2007)

Au théâtre de Poche Montparnasse, le 22 mars 1947, jour du 24e anniversaire de l’artiste, sort de l’ombre des coulisses un drôle de personnage, pierrot lunaire, « hurluberlu blafard » à l’œil charbonneux et à la bouche déchirée d’un trait rouge, un drôle de haut-de-forme sur la tête, une fleur rouge tremblotante servant de panache à ce Don Quichotte dégingandé en lutte contre les moulins à vent de l’existence : « Bip » était né, «personnage intemporel, tout en étant proche de mes rêves d'enfants. Il se cogne à la vie qui est à la fois un grand cirque et un grand mystère, et j'aime à dire qu'il finit toujours vaincu, mais toujours vainqueur… Il est tout ensemble l'homme de la rue, un vagabond du quotidien et l'homme universel affrontant le tragi-comique de l'existence… Il est l'homme tout simplement, se montrant dans la nudité et la fragilité de son être. »  Inspiré par « le Paris de l'après-guerre avec ses vieilles rues, ses becs de gaz jaunis par le temps et le cri des faubourgs » (source : Entretien avec François-Brice Hincker, « Marcel Marceau : L'humaniste du silence », Saisons d'Alsace, 2003). 
          Mélik a eu une véritable admiration pour Bip, ce théâtre du silence et de l'émotion. A quels spectacles a-t-il assistés ? Comme pour Edith Piaf et Georges Brassens il lui consacre de puissantes images, don probablement unique et très singulier au Mime Marceau.
E. Mélik, Le mime Marceau, localisation inconnue (photo couleur Studio Da Silva, et titre J. Rey, "Le peintre à la matière solaire", Semaine Provence, 1975.
     
Bip, le chapeau plat et le jeu expressif des mains

E. Mélik, Bip et Colombine, 65 x 45 cm, collection particulière

Naissance de Bip, 1947
E. Mélik, Bip et le marcheur à la queue de pie, 113 x 80, HSB, collection particulière





II. Marseille : Alexandre Toursky, Raymond Fraggi (L.H. Nouveau, Charles de Montmirail), Max Papart, Le Rideau gris (Louis Ducreux, André Roussin, Henri Fluchère), Richard Mandin.

Passeport, 4 décembre 1934, Marseille (archives musée Edgar Mélik)


Alexandre Toursky (1917-1970)


"La vision d'Edgar Mélik traverse un monde dont nous ne savons pas s'il a été le nôtre, mais qui nous trouble à la façon des paysages vus en rêve et plus tard découverts.
Portraits imaginaires qui font penser moins à l'homme qu'à l'humanité, moins  à l'existence qu'à l'essence. Ce sont de grandes figures fermées, affleurant l'espace, pareilles aux débris géants d'une architecture qui raconterait Ninive  sous les sables...
Colossales poupées, falaises fétiches, idoles par la bouche desquelles passent des armées...
Mieux que tout autre, Edgar Méli pourrait nous proposer les images d'un monde original, encore entre flamme et boue, entre sève et sang; d'un monde où l'Esprit, confus de s'être laissé prendre à l'homme, le bouscule et le cogne à son Futur.", Octobre 1947 (repris dans Edgar Mélik, la peinture à la pointe du temps, 1953).
" Cabriès, beau village de l'arrondissement d'Aix-en-Provence, m'est cher depuis longtemps. Ma mère, née à Gardanne, me contait volontiers les exploits cynégétiques de mon grand-père dans les collines boisées qui entourent ce très ancien "castrum". Plus tard, beaucoup plus tard, les hasards d'un reportage me lièrent d'amitié avec Raymond Martin, actuel maire de Cabriès, une amitié dont le temps n'a fait que resserrer les liens. A peu près à la même époque, je devais entamer avec le curé Joseph Rey, un réjouissant commerce spirituel et retrouver, seigneur de ces lieux escarpés, l'un des plus grands peintres de notre époque, le sidéral et prophétique Edgar Mélik. Le ciel m'accorde d'entendre sonner l'heure qui verra ce maître accéder à sa juste gloire que méritent son intransigeance farouche et la majesté visionnaire de son talent : j'ai la fierté de me compter parmi ceux qui reconnaissent dans l'originalité profonde de sa démarche le cri d'une âme droite et d'un cœur enthousiaste.", Le Méridional, juillet 1968
Mélik, Alex Toursky, Suzanne Valabrègue, Rue des trois rois Mages, Marseille, 1945 (archives musée Edgar Mélik, Cabriès)

                                                         
 Le Rideau Gris : Louis Ducreux (1911-1992), André Roussin (1911-1987) et Henri Fluchère (1898-1987).
Fondée à Marseille en 1931 par Louis Ducreux elle joue un répertoire exigeant : sous l'impulsion d'Henri Fluchère, la troupe mit à son répertoire plusieurs pièces élisabéthaines alors peu connues en France. C'est ainsi que furent montées, outre La Tempête de Shakespeare, L'Opéra des Gueux de John Gay, ou encore La duchesse d'Amalfi de John Webster (voir André Roussin, rideau gris et habit vert, Albin Michel 1983, et Alain Paire, "Les débuts du Rideau Gris", revue Marseille, 1994).

Salons Massilia, représentation du Rideau Gris


"Le Rideau Gris fut un peu à Marseille ce qu’avait été à Paris le premier Vieux Colombier de Copeau. Né d’une même exigence, d’un besoin de réaction contre le Boulevard, animé par un jeune intellectuel raffiné et indépendant, lequel mettait en scène et jouait dans ses spectacles, cette Compagnie apportait un style personnel et inconnu, et faisait, sur un plateau de 5 mètres carrés, entrer cette fée si rare au théâtre : la poésie. Le Rideau Gris n’était pas une affaire commerciale, mais un club, et chaque spectacle, répété tous les soirs un mois durant, n’était représenté qu’une seule fois." (source : Association de la Régie Théâtrale).
 Mélik assiste probablement très vite, après son arrivée à Marseille début 1932, aux représentations mensuelles de la compagnie du Rideau Gris, dans les Salons Massilia. Il demande à ses parents l'envoi de ses souliers vernis, son costume... 
E. Mélik, Banquet de Platon (la troupe du Rideau gris), c. 1935, 150x100m,  collection particulière


E. Mélik, Le peintre  et sa compagne au théâtre, Fusain et huiles, 28 x 22 cm, collection particulière
Edgar Mélik, Portrait de Louis Ducreux, 1935, HST, collection particulière



               




Raymond Fraggi (1902-1972) : réseau d'artistes et de collectionneurs. Ami de Mélik dès son arrivée à Marseille. Ce peintre travaille dans l'entreprise d'import-export de L. -H. Nouveau (1895-1966). Il lui parle de jeune peintre qui vient de s'installer à Marseille et qui vit dans le dénuement. Très fortuné et généreux L. H. Nouveau s'intéresse à sa peinture et à l'occasion d'offrir à Mélik une paire de bottes en cuir qui ne lui vont plus (il en achète régulièrement à Londres). Dans son atelier Mélik commence par dire qu'il va les teindre en noir, puis il ramasse par terre un dessin au fusain et le tend à Nouveau qui lui fait remarquer qu'il pourrait peut-être choisir celui qui lui plaît le plus. La réplique de Mélik est restée fameuse : "Je n'ai pas choisi les bottes, pourquoi tu choisirais le dessin?". 

 R. Fraggi, jeune peintre ami d'Edgar Mélik, collection Famille Fraggi
E. Mélik, Femme au chapeau et danseuse nue, HST, 60 x 50 cm, collection privée E. Fraggi
E. Mélik,  Autoportrait de dos, Fusain, c. 1934, collection privée E. Fraggi


L. H. Nouveau a été très vite un ami et un collectionneur de Mélik à Marseille, et il deviendra un grand Résistant : 
" Nous fîmes quelques pas dans la rue et, au bout de cent mètres, nous fûmes arrêtés par un couple  habillé très strictement... Moitié en très mauvais français, moitié en allemand, l'homme nous dit à peu près : "Messieurs, la vue de vous tous nous bouleverse. Nous ne savions pas, je vous demande pardon. " Je n'avais pas envie d'entendre ça, je répondis : "Allez-vous en!" Il insista encore une fois : "Je vous enprie, je vous demande pardon! " Je ne désirai aucune brutalité, mais vraiment je ne pouvais entendre cela; cela me dégoûtait. J'avais encore dans l'oeil l'expression des femmes d'officiers S.S. dans le camp, lorsqu'elles nous regardaient porter des pierres. J'avais encore dans l'oeil la vision des enfants qui faisaient de la luge et entraient dans les rangs de prisonniers, comme s'ils entraient dans les rangs d'un troupeau de moutons. Ce vieux qui avait honte, qui demandait pardon, c'était parce qu'il était vaincu. Vainqueur, il n'aurait pas eu honte. Cette attitude est à l'inverse de ma nature, vainqueur je me sens indulgent, vaincu je me sens cabré.", Un autre monde. Seize mois à Buchenwald, Calmann-Lévy, 1961.
 
E. Mélik, Femmes au lavoir, 1934 (ancienne collection L.H. Nouveau) 

 E. Mélik, Groupe humain, 1934 (ancienne collection L. H. Nouveau)

Raymond Fraggi, Antoine Ferrari (1910-1995) et Mélik n'ont pas beaucoup d'argent et de temps en temps payent à trois un modèle. La méthode de Mélik avait tout pour déconcerter ses amis peintres : il regardait longuement le modèle puis lui tournait le dos et se mettait à dessiner de tête. R. Fraggi n'a pas seulement fait naître l'amitié entre L. H. Nouveau et Mélik mais aussi avec Charles de Montmirail (1908-1985), puisque leur deux familles étaient amies depuis longtemps. Charles de Montmirail est immédiatement devenu le meilleur collectionneur de Mélik, et R. Fraggi disait de lui, "Il n'aime pas la peinture, il a la passion pour celle de Mélik".
E. Mélik, Charles de Montmirail, collection particulière    









  

E. Mélik, Ivane de Montmirail, collection particulière





















Richard Mandin (1909-2002)

Edgar Mélik le rencontre dès son arrivée à Marseille en 1932 puisqu'il se fait connaître très vite en exposant à la galerie Le Radeau, dans les salles de la compagnie du Rideau gris, et galerie du Studio da Silva, 67 rue Saint-Ferréol (1934). Tous les deux évitent un peu le café Le Péano et préfèrent se retrouver au vieux café Rampal, également rue Fortia (témoignage de B. Plasse).  Mélik ne se considère d'aucune façon comme un peintre "provençal", ses racines sont dans l'Ecole de Paris (1925) et le "surréalisme nietzschéen" (Entretien 1937). Il ne s'inscrit pas dans l'"Expressionnisme du Sud" selon l'expression d'André Alauzen.


Le Provençal, Quatre peintres chez da Silva, Février 1964, Mandin, Ambrogiani, Ferrari regardent une toile du 4° peintre  Edgar Mélik.



Max Papart (1911-1994). Quelques-unes de ses lettres adressées à Lil Mariton, galeriste au 67 rue saint-Ferréol, Marseille, nous éclairent sur le regard qu'un peintre ami, né à Marseille et installé à Paris, pouvait avoir sur l'art de Mélik.

Max Papart (photo A. Alauzen, La peinture en Provence du XIV° siècle à nos jours, 1962)


"3 rue de l’AVRE, XV°, Paris le 5 octobre 1953, Chère Lily, Je remets depuis plusieurs jours pour répondre à ta charmante lettre. Nous aimons beaucoup Mélik Andrée et moi, tu le sais, et nous avons été très heureux de savoir que Monsieur Chaveau et toi aviez été le voir et surtout que Monsieur Chaveau ait pu voir ses cartons et son œuvre.
Le sort des peintres à Paris à quelque chose d’assez dur, mais en Province, s’ils ont du génie et de la sorte de celui de Mélik, c’est absolument effrayant.
J’ai un Mélik : soldat en tunique rouge et blanc encadré au-dessus de mon lit. Il veille férocement sur mon sommeil. C’est avec beaucoup de tristesse que je pense à Mélik. Rien n’a changé depuis Van Gogh et le pauvre Vincent mourrait tout de bon aussi bien de nos jours, car n’est diffusée auprès du grand public que l’œuvre des peintres cotés en bourse et le nombre d’artistes contemporains vivants qui historiquement auront une forte place et qui n’ont aucune cote à la salle reste bien plus élevé qu’on ne le croit.
Sortiront de province comme d’Arles, d’Aix et de Tahiti des œuvres qui par leurs qualités et leur importance, leurs auteurs bien mis sous terre, feront les délices des teneurs de plumes.
J’ai lu récemment dans un article sur le cinéma : « cet art, rongé par le commerce »…
On peut dire aussi de la peinture de nos jours : « Cet art rongé par le commerce ».  Mais peu importe et c’est ainsi que pour faire une œuvre vivante on y laisse ses tripes."
"3 rue l’AVRE XV°, Paris le 5 février 1954, Chère Lily , voici ce qu’il en est pour Mélik :
            1° : j’ai voulu le voir avant de regagner Paris. Je l’ai trouvé dans le froid habituel, sans argent et endetté auprès de son épicier grâce à quoi il mange. Dans tout cela fort calme et paraissant en excellente santé.
J’ai trouvé ses toiles très belles mais sa peinture est trop avancée pour la province, et, même à Paris ne correspondrait qu’à certaines galeries orientées vers l’abstrait ou les recherches de gens tels  Miro, Kandinsky,  Braque etc."
E. Mélik, La Sorcière
E. Mélik, Femme nue remplissant une coupe (Photos Studio da Silva), non localisés
 

" J’aimerais bien que Mélik expose un jour à Paris. Nous en parlerons si tu veux. Je viens de voir au musée d’Art moderne l’exposition de l’œuvre de James Ensor (février-avril 1954). Mélik est un peintre d’une envergure et d’une qualité très nettement supérieures, quelles que soient les qualités et la personnalité (sommes toutes peu marquée) d’Ensor. Que te dirai-je ? Van Gogh n’aurait de nos jours pas la plus petite chance de réussir à Paris, ni Cézanne, ni Modigliani. Heureusement que j’ai la dent solide et que je regarde tout ce joli monde d’ici, d’un grand sang-froid ."(mars 1954)
 Extraits de lettres adressées à Lil Mariton, galerie Studio da Silva, Marseille, Archives privées.








































III. Provence/ Alpes maritimes (Vence, Saint-Paul-de-Vence, Menton, Forcalquier, Bollène) : André Verdet, Lucien Henry, Jules Mougin, Louis Pons, Suzanne Valabrègue, Louis Trabuc.


André Verdet (1913-2004)

Mélik expose à Menton en 1950, puis à la Colombe d'Or à Saint-Paul-de-Vence, en 1951 à la galerie Les Mages d'Alphonse Chave à Vence et à la galerie Octobon en 1954 (58 tableaux et 10 études).

André Verdet lui consacre un long article dans Le Patriote le 18 septembre 1954 : "L'œuvre de Mélik Edgar vous saisit au premier regard par sa grandeur et son mystère. Surgies du fond des temples archaïques, encore toutes tapissées de soufre et d'humus originel, telles des divinités mayas, égyptiennes ou hindoues, ces figures se perpétuent en nous en y laissant rayonner notre sensibilité d'un tragique éclat vital.
Ce peintre viscéral, dont la pâte, riche en substances actives, est comme un levain moléculaire, se hisse  pourtant assez haut pour nous faire toucher du coeur et de l'esprit aux problèmes de notre destinée, passé et d'avenir. Les sujets choisis ne sont que le prétexte pour nous situer en face de l'angoissante question de l'origine.
Beaucoup de tableaux de cet artiste ne sont pas sans nous agresser, leur caractère monumental ajoutant à l'insolite de la vision. La violence de leurs rouges sanglants, leurs bleus sublimes et la fulgurance de leurs jaunes arrivent à des contrastes brutaux qui seront loin de plaire aux amateurs de douces mélodies. La musique que nous propose Mélik n'est pas "plaisante". C'est une symphonie passionnée, houleuse, aux éclaircies de tendresse, dont les vastes timbres polyphoniques s'opposent, se heurtent, rythmes d'un monde en gestation, avant de s'établir en durables harmonies.
L'art, par lequel s'exprime ce grand peintre, nous trouble et nous hallucine parfois, dans ses outrances. Mais l'impassible noblesse qui monte lentement et baigne le fond de chaque tableau sauve la pastique des dangers de l'expressionnisme. Mélik Edgar, ce barbare des temps modernes dont l'oeuvre est à la fois hiératique et vivante s'intègre partout parmi les classiques des civilisations successives. Le langage qu'il nous parle, tiré presque sans transition des abîmes de l'art et de l'humain, nous ouvre les porte de l'art d'aujourd'hui. Telle était sa signification et sa lumière."

André Verdet, Picasso, Paul Eluard


André Verdet et Edgar Mélik seront à l'honneur du IX° salon de Noël de Bollène (décembre 1962). Mais on a un témoignage direct d'André Verdet quand des céramiques de Picasso furent exposées au château de Cabriès durant l'hiver 1988/89. " Avec beaucoup de nostalgie je me remémore le temps où la bâtisse était habitée et continue à être habitée par le peintre Edgar Mélik, ce grand singulier de l'art, et comme hantée par sa propre présence... Edgar Mélik portait haut dans son coeur deux peintres favoris : Vincent Van Gogh et Pablo Picasso. Pour ce dernier sa ferveur était d'autant plus grande qu'elle était comme cachée. Il ne s'ouvrait qu'à très peu d'amis. Mais me sachant proche de l'artiste espagnol, il ne manquait pas lors de nos rencontres à Cabriès ou à Grasse chez Consuelo de Saint-Exupéry, de sa voix rauque et grondante de me questionner : "Comment va le sorcier?", Picasso, L'oeuvre céramique, Château de Cabriès, 1988.

 
E. Mélik, Femme de dos et escalier du château, paysage, 33 x 46 cm, collection particulière
Mélik sur la terrasse du Château de Cabriès ( Photo dans Mélik, Grand Palais, Janvier 1988, sur des propos d'Hubert Juin, de Gérard Martin et d'Edgar Mélik, Gui BENUCCI Editeur).

 Mélik, 1957 (collection particulière)
Mélik à Cabriès (au dos : Cabriès 16 août 1952 (collection privée)


Louis Pons (né en 1927), ami d'Edgar Mélik, qui partagera la vie d'une ancienne amie de Mélik (Suzanne Valabrègue), il écrira un très beau texte pour le recueil Témoignages réalisé par Danièle Malis, conservateur du Musée Edgar Mélik, en 2000.

Louis Pons, Suzanne Valabrègue et Lucien Henry devant la galerie "Le Clou" à Forcalquier (photo Ville de Forcalquier

                "Quelques mois après la libération de la ville de Marseille j'ai vu Mélik pour la première fois dans un appartement tout en haut de la Canebière face au bar "Le Claridge", maintenant disparu, où j'avais mes habitudes.  C'était des amis de René Allio où un jeune groupe de théâtre naissant répétait je ne sais plus quel texte. Son altière silhouette de prince clochard se découpait contre un mur. Voix gutturale - orgueil à toute épreuve - il scandait, accoudé à une cheminée, des poèmes de Miloz. Fascination et retrait chez les dames; en pardessus et veste, le col nu sans chemise, une mèche de cheveux bruns barre le front, double ride entre les sourcils. Il pointait des phrases définitives, l'index tendu vers vous, n'attendant aucune réponse; on était pour lui ou contre lui, à ses yeux du moins.
Parfois, rarement, il faisait des incursions au bar du Péano près du port - décalé dans ce milieu de peintres par trop locaux.
De haute solitude, il était l'image. Sur le cours Mirabeau à Aix-en-Provence, lui et Gabriel Laurin sur des trottoirs différents, sauvages, tous les deux glissaient, maître chacun de leur territoire.
Ils faisaient forte impression sur l'adolescent que j'étais.
Vivante leçon physique d'indépendance totale.
Gorgé de textes de Nietzsche, hanté par des mythes solaires, tendu vers un orient mental, fait d'ocres et de sang.
Très fier d'un manque d'humour total, prophète omniprésent de son moi. Adulte plus qu'enfantin ne sachant jouer qu'à un seul jeu : le sien.
D'une grande honnêteté morale; par ailleurs des qualités de bon vendeur. Cachant ses meilleurs tableaux et vendant les autres.
Un chien souvent l'aidait à défaire le ménage dans les nombreuses et vastes pièces blanches, lumineuses, gorgées de toiles du parquet au plafond.
Photos Studio Da Silva, 1973

  
                                                     
















Il lui arrivait, sous le sceau du secret, d'ouvrir trois ou quatre grandes caisses de bois blanc, fermées à clefs, bourrées de grands dessins sur papier ingre, contrecollées sur des cartons blancs, ou tracés directement sur ceux-ci à l'aide de crayons gras rehaussés de-ci de-là d'une large touche d'ocre clair posée à la brosse sèche ou d'un frottis de noir à même le grain du papier... Grande ampleur des masses pleines pages. Une sorte de génie fébrile et sûr, une intensité rare habite le blanc du papier, et un sentiment d'éternité gagne le regard. J'ai vécu longtemps avec un dessin de lui sous les yeux, un homme nu sur une plage qui me tournait le dos.

Edgar Mélik, Homme de dos, Fusain et huile, 50 x 55 cm, collection particulière

Toutes ces sensations sont très lointaines, mais si vivaces encore , mon admiration à ce jour reste forte et entière.", Louis Pons (Source : Edgar Mélik, Témoignages, Rétrospective 2000, Musée Edgar Mélik)


Suzanne Valabrègue (1904-1972)

Lettre à Madeleine Follain (1957)  : "Chère Amie, Deux nuits de sommeil bienfaisant ici me remettant des journées passées ici et en ville - hier à midi chez Suzanne en train de recouvrer la santé après une terrible crise d'asthme qui la mena pendant 50 heures à deux doigts de la mort, à moins d'un cheveu de la mort - même, dans la mort pendant 10 heures, le cœur ayant cessé de battre - coagulation du sang du cœur. Elle m'a dit qu'elle était morte entourée de mes peintures et qu'elle a repris la vie au milieu d'elles. Cet état de mort était paraît-il inimaginablement beau." (Source : Fonds Jean Follain l'IMEC)
Edgar Mélik, Suzanne et son double, HSC, 31 x 23 cm (au dos, "collection Suzanne Valabrègue, galerie Berlioz")


Louis Trabuc (1928-2008)
"Je n'oublie surtout pas le maître Edgar Mélik aux personnages somptueux et fantastiques, retiré en son château de Cabriès avec ses lévriers, qui détestait les marchands d'art avec raison, d'où pas de "cote", la ridicule "cote" qui est leur invention financière souvent politisée qui n'a rien à voir avec la valeur et le talent d'un peintre, d'un vrai peintre et pas celui qui fait des cadres !"


Edgar Mélik, Homme se retournant sur un groupe de femmes, 1935, dessin, collection L. Trabuc
Edgar Mélik, Autoportrait enfant, collection L. Trabuc



















 "Sa sulfureuse compagne, Suzanne Valabrègues, à l'imaginaire délirant aimait les intrigues et les aventures rocambolesques souvent excessives.
Mais finalement ces rencontres à l'ambiance ambiguë étaient très bénéfiques pour s'évader du quotidien des habitudes et affermissaient la créativité des deux plasticiens.
Suzanne tous les matins écrivait des lettres pour décrire avec beaucoup d'ironie le milieu artistique, elle signait " S " .
Muse d'écrivains et d'artistes  - dont le peintre Edgar Mélik - elle est reconnaissable dans ses personnages aux chaussures rouges
." (source : site Louis Trabuc)

Lucien Henry (1924-1988)

Quand Mélik a-t-il connu  Lucien Henry? Tout un réseau d'amis s'était mis en place entre Marseille, Aix et Forcalquier. Une prestigieuse galerie d'art a ouvert en avril 1960, au 34 cours Mirabeau, pour trois ans seulement mais avec des artistes très importants.  Dirigée pendant trois ans par Tony Spinazzola, il pouvait compter sur l'aide de Lucien Henry. Alain Paire nous apprend que ce dernier "fit tout ce qui était en son pouvoir pour que des tableaux d'Edgar Mélik ou bien des lithographies de Léo Marchutz rencontrent des acquéreurs." ( dans Lucien Henry, dit Lulu de Forcalquier, 2016; voir aussi A. Paire, "Juillet 1962 : sur le cours Mirabeau, l'exposition Marchutz de la galerie Tony Spinazzola", dans Léo Marchutz. Peintre et lithographe 1903-1976, éd. IMBERMON, 2006).

Louis Pons, Portrait de Lucien Henry, 1954
(source : Blog Serge Fiorio, Peintre)

                   

Profil d'Edgar Mélik, l'auteur est-il Louis Pons? (collection particulière)





 Lucien Henry a possédé des tableaux d'Edgar Mélik, il en a offerts, il en a exposés dans sa galerie de Forcalquier, "Le Clou".
 
Edgar Mélik, Tête sur fibrociment, Collection Lucien Henry, Ville de Forcalquier (photo R. Mackie)

 Affiche d'exposition au Clou, Forcalquier (collection Ville de Forcalquier)


Jules Mougin (1912-2010), facteur de son état, écrivain et poète, il est l'ami de toute une galaxie dont Jean Giono et Lucien Henry. Il connaît plusieurs peintres et visite Mélik dans son château de Cabriès.  Il a possédé un Mélik très coloré, mystérieux et plutôt abstrait (scène religieuse ou scène de théâtre?).

E. Mélik, Personnage au manteau rouge, HSC, 35 x 51 cm, collection particulière

Par chance ce tableau porte au dos une inscription manuscrite qui relie Mélik, Lucien Henry et Jules Mougin.
En février 1967 la revue franco-italienne publie un article de Bernard Baissat consacré à Edgar Mélik. Cet article fut envoyé à Jules Mougin qui se se rappela de sa visite à Mélik, dans le château de Cabriès comme en atteste cette très belle lettre écrite à son fils :


 
























CONCLUSION : tous les documents et oeuvres de Mélik ont été rassemblés grâce à la générosité des collectionneurs. Qu'ils en soient sincèrement remerciés. Nous découvrons un Mélik nouant des amitiés avec les artistes, parcourant physiquement un territoire entre Paris, Marseille et la Provence, lançant ses oeuvres pour des expositions amicales... La décennie 1950 fait de lui, pour certains jeunes peintres une sorte de "chef d'école", comme il l'écrit à Madeleine Follain ... un Mélik conquérant et prêt à se battre contre les ennemis de la "sensibilité tonique", les suppôts de la "sensibilité viciée"!(Texte de Novembre 1958, voir, "L'esthétique, ça sert d'abord à faire la guerre", sur ce blog). 
 
Mélik souriant au milieu de ses tableaux (1955, photo Mélik, Grand Palais - Janvier 1988, Gui BENUCCI Editeur)

E. Mélik, Assemblage (table ovale,  jeu d'échecs, moulage de la main de Mélik, poussière), Photo Provence Magazine, Février 1969.
  


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