Ce deuxième exemplaire de
« Madone » est plus proche
d’une transposition d’une Vierge de Bellini, avec cet enfant joufflu présenté
ostensiblement par sa mère. Ces trois images prouvent à quel point Mélik a
varié sa manière, pour un même sujet, selon les « grandes périodes »
de sa peinture, mais aussi selon les expériences plastiques qu’il tentait (si
on admet que la « Mère à l’enfant »
et la « Mère et fille jouant »
sont tous les deux de la décennie 50).
Ce qui étonne, dans le
premier tableau, c’est la lisibilité de
l’ensemble, la simplification graphique, la subtilité de la composition des
corps dans le même espace restreint, enfin
l’expression empreinte d’humanité. Cette image est loin des déformations
fluidifiantes des visages si fréquentes chez Mélik. La géométrisation et la
simplification dominent pour créer un langage plastique cohérent avec le
contenu moral de la scène profondément humaine. Les détails sont supprimés,
mais les visages et les regards sont aussi expressifs que s’il s’agissait d’une
représentation réaliste. Dans l’histoire de l’art il semble difficile de trouver
un moment artistique en consonance avec cette singularité plastique. Qu’est-ce qui
pourrait être représentatif de cet « archaïsme moderne» ?
Il y a pourtant un peintre qui a inventé le premier un « archaïsme expressif et novateur»,
encourageant toute la peinture de l’avant-garde parisienne à rompre avec les
conventions artistiques de l’art officiel, juste avant la première guerre
mondiale : André Derain. Sa
démarche aura été une alternative moderne au cubisme, qu’il jugeait trop
déformant, et au fauvisme qu’il inventa avec Matisse autour de 1905, avant de
juger qu’il sacrifiait trop les formes à la couleur. L’historien d’art Philippe
Dagen a redécouvert le rôle essentiel de Derain dans l’invention d’un langage
plastique original qui n’était ni le cubisme, ni le fauvisme (voir « Le
chercheur du cercle », in André
Derain. Le peintre du « trouble moderne, catalogue du Musée d’Art
Moderne de la Ville de Paris, 1994, et « Transcriptions,
stylisations » et « Derain : la synthèse des
archaïsmes », dans Le peintre, le
poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 1998). Il
suffit de regarder les quatre très grands formats de Derain pour comprendre
l’importance de cette recherche qui concilie des formes schématisées et des
couleurs non naturelles au service de l’expressivité des corps et des visages. Loin de la perception, le tableau est une
transcription et un codage où le maximum d’expression est recherché dans le
refus assumé de l’adresse qui était la justification en peinture d’une
représentation fidèle du visible. « La
peinture est trop belle chose pour qu’on l’abaisse à des visions comparables à
celles d’un chien ou d’un cheval » (cité par Phil. Dagen, p. 431). Derain
refusait le réalisme, même moderne de Manet et ses successeurs. Simplification, schématisation, multiplication
des plans et des volumes et surtout luminosité
des couleurs sont autant de moyens plastiques pour rompre avec la
peinture-imitation, et retrouver la force profonde des choses et des
êtres. « Il ne s’agit pas de reproduire un objet, mais la vertu de cet objet, au
sens ancien du mot… Il faudrait avoir intimement pénétré la vie des choses
qu’on peint. La forme pour la forme ne présente aucun intérêt », paroles
de Derain dans « Idées d’un
peintre », André Breton, Les Pas
perdus, 1924. Avant 1914 son œuvre intrigue et intéresse davantage que celle de Picasso (André Lhote,
André Salmon, Apollinaire, puis André Breton).

Derain, La Danse, 1906, 185 x
225 cm, Fondation Fridart
Derain, Baigneuses, 1907, 132 x194 cm, MoMa
Derain, Baigneuses,
1908, 180 x 225 cm, collection particulière
Derain, La
Toilette, 1908, 172 x 120 cm
Le rapport entre Derain et Mélik est un détour pour souligner l’originalité
du tableau de Mélik. Il n’est pas question d’influence artistique mais
d’affinités plastiques entre des œuvres à cinquante ans de distance. Mais le
parallélisme est frappant avec les recherches de Derain autour de 1910. Dans
les deux cas, les tableaux associent la nudité des corps et une gestuelle
complexe, des couleurs improbables avec une simplification géométrisante.
Est-ce que Mélik a médité la peinture de Derain ? C’est un des rares
peintres dont il parle, notamment dans son texte de 1958 (Projet de conférence
pour la radio, Archives du musée Mélik,
Cabriès). Il y célèbre la « sensibilité
tonique » de cette époque (1900, 1908, 1925) et déplore la force du
marché de l’art qui voulait contrôler l’inventivité des peintres. Les peintres
allaient si vite dans le bouleversement des arts que les marchands se sentaient
dépassés. « Il y avait le grand Derain,
pas encore démoralisés par ces gens-là, il y avait Vlaminck, Matisse qui était
encore un véritable peintre et qu’ils n’avaient pas encore soulagé de sa valeur ». Mélik parle du passé en tant que peintre,
mais quelle est l’objectivité des ses jugements ? Derain représente objectivement
l’invention d’un « archaïsme
moderne » qui avait été célébré par Apollinaire (à propos de La Toilette, localisation inconnue
aujourd’hui, et qu’on ne connaît plus que par une photo noir et blanc :
« Voici réalisé dans du sublime, une
des inspirations les plus pures de ce temps. L’effort de Derain ne se disperse
pas à être lumineux, linéaire ou volumineux. Sa
sincérité plastique se révèle autrement : par le calme terrible
avec lequel il s’exprime sans passion conformément à ses passions »,
1908). Derain était également célébré par André Breton (qui n’aimait guère le
cubisme analytique de Picasso). En 1928, il écrira dans Le surréalisme et la peinture, que Derain est le peintre qui a
ressenti « paradoxalement et
admirablement le trouble moderne ». La recherche archaïsante de Derain
a été si important que Breton déplore, en 1952, le peu d’œuvres qu’on peut en
voir, même dans l’exposition « L’œuvre du XX° siècle » au musée d’art
moderne de Paris : « Mais qui
peut aujourd’hui se faire idée d’une évolution aussi accidentée, aussi
captivante que celle de Derain jusqu’en 1917 environ, dont les plus hauts
témoignages sont ensevelis dans l’ancienne collection Chtchoukine à Moscou».
La grandeur de Derain aux yeux de Mélik peut
se comprendre par les affinités entre son travail en cours pour un tableau comme « Mère et fille jouant» et cet archaïsme novateur entre 1908 et
1914. Quelle est la présence de Derain en 1958, quand Mélik l’évoque pour
célébrer le jaillissement des valeurs picturales du début du siècle ? Mort
en 1954, Derain est un peintre encore
très présent. En 1954 a lieu une
rétrospective André Derain au musée national d’art moderne de Paris. Derain est
venu deux fois à Aix-en-Provence pour faire les décors de l’Enlèvement au sérail (1951), puis ceux du Barbier de Séville (1953). En 1955, il y a la publication de ses Lettres à Vlaminck. Mélik les a-t-il
lues ?
Et si Mélik avait
réinventé une forme savante d’archaïsme cinquante ans après Derain ?
Olivier Arnaud