mardi 15 octobre 2013

Mélik et Derain : un archaïsme réinventé ? par Olivier Arnaud


Mélik, Mère et fille jouant, 78 x 62 cm, collection particulière
Ce tableau de grand format est particulièrement singulier par son sujet et sa réalisation picturale. Les deux figures occupent tout l’espace sur un fond où domine un bleu très lumineux. A droite une femme est assise. Elle tient entre ses jambes une enfant debout, qu’elle tient délicatement avec ses mains posées sur ses hanches. Sans vêtements, leur peau où domine le blanc est ombrée par des reflets ocre. Les seins de la femme sont saillants et triangulaires. Son bassin et ses jambes repliées forment un grand triangle, dont l’ombre est un autre triangle gris bleu. Les contours des corps sont subtilement soulignés par des traits orange, rouge et ocre, traits plus ou moins épais selon l’idée de volume à suggérer. Les visages sont représentés avec beaucoup de complexité. Celui de la jeune fille est presque un cercle, l’arête blanche du nez est saillante grâce à un jeu d’ombres brunes qui creusent les orbites des yeux. Son regard,  tourné vers sa « mère »,  est l’expression de deux cercles parfaits et bleus. Sa bouche est réduite à un trait pour les lèvres. Son grand front est convexe, et ses cheveux roux effleurent son dos. Le visage de la mère est tout en douceur. C’est un ovale où la pointe du menton est relevée comme pour laisser place au geste de cette enfant qui se tient contre elle, à sa hauteur. Le bras au premier plan est géométrisé (cylindres et angle droit du coude). Le nez fin est marqué par une ligne qui est aussi celle des sourcils.  Les yeux, très étirés en amande,  sont dessinés par une ligne très fine. Elle regarde l’enfant, et l’extérieur de l’image. Sa bouche est un triangle rouge parce qu’elle sourit. Comme son enfant, ses cheveux sont roux, ils cernent son grand front. Comme elle vient de tourner son visage vers nous, une mèche de cheveux flotte encore dans l’espace. Entre les deux visages, c’est le geste de l’enfant qui fait le lien. Sa main,  dont le pouce arrondi découpe un ovale bleu, laisse tomber une pluie de « pétales » blancs. Le poignet, la main, le bras long et fragile, tout indique que Mélik  a voulu donner de la grâce naturelle  à ce geste.
L’expressivité des visages, le caractère à la fois naturel et énigmatique de la scène, donnent à l’image une grande intensité de rayonnement. Le fond complexe ne fait que renforcer ce sentiment d’expansion de l’image. L’outremer domine dans le haut du tableau, avec des incrustations de formes colorées, et à droite, sur l’horizon, deux silhouettes minuscules mais nettement humaines. Le « sol » est une mosaïque de larges espaces colorés, avec  des tons improbables de vert, des bleus et des ocres. Un étrange objet compartimenté (un fruit symbolique ?) se trouve au pied de la mère.
La complexité des formes et des couleurs, avec des visages schématisés (cercle/ovale) fait de cette image une transposition savante dont la signification profonde nous échappe. La composition des corps, leurs rapports multiples dans l’espace, la planéité de l’image, la sensation des mouvements, le modelé très faible des visages dû uniquement aux jeux des ombres, la simplification des surfaces, tous ces éléments créent une intense « spiritualité plastique », selon l’expression de Mélik lui-même (Texte d’une conférence pour la radio, 1958, Archives, Musée Mélik, Cabriès). Cette scène profondément humaine prend un caractère presque religieux.
Ce tableau, assez unique par sa facture, fait penser aux « Madones » que Mélik a admirées et dont il avait fait des copies à Florence (voyage fin 1934, voir J.M. Pontier, Biographie, p. 21). Dans le portrait ci-dessous, bien  antérieur,  on retrouve la simplification des traits, la ligne franche du menton, les cheveux roux, et surtout les yeux étirés caractéristiques du gothique siennois.

Mélik, « Madone », 1935, 54 x 44 cm, collection particulière                              Détail
 

Mélik, Mère à l’enfant, 1955, 98 x 79 cm, collection particulière
 
 
 
Ce deuxième exemplaire de « Madone » est plus proche d’une transposition d’une Vierge de Bellini, avec cet enfant joufflu présenté ostensiblement par sa mère. Ces trois images prouvent à quel point Mélik a varié sa manière, pour un même sujet, selon les « grandes périodes » de sa peinture, mais aussi selon les expériences plastiques qu’il tentait (si on admet que la « Mère à l’enfant » et la « Mère et fille jouant » sont tous les deux de la décennie 50).
Ce qui étonne, dans le premier tableau,  c’est la lisibilité de l’ensemble, la simplification graphique, la subtilité de la composition des corps dans le même espace restreint, enfin  l’expression empreinte d’humanité. Cette image est loin des déformations fluidifiantes des visages si fréquentes chez Mélik. La géométrisation et la simplification dominent pour créer un langage plastique cohérent avec le contenu moral de la scène profondément humaine. Les détails sont supprimés, mais les visages et les regards sont aussi expressifs que s’il s’agissait d’une représentation réaliste. Dans l’histoire de l’art il semble difficile de trouver un moment artistique en consonance  avec  cette singularité plastique. Qu’est-ce qui pourrait être représentatif de cet  « archaïsme moderne» ?
Il y a pourtant un peintre qui a inventé le premier un « archaïsme expressif et novateur», encourageant toute la peinture de l’avant-garde parisienne à rompre avec les conventions artistiques de l’art officiel, juste avant la première guerre mondiale : André Derain. Sa démarche aura été une alternative moderne au cubisme, qu’il jugeait trop déformant, et au fauvisme qu’il inventa avec Matisse autour de 1905, avant de juger qu’il sacrifiait trop les formes à la couleur. L’historien d’art Philippe Dagen a redécouvert le rôle essentiel de Derain dans l’invention d’un langage plastique original qui n’était ni le cubisme, ni le fauvisme (voir « Le chercheur du cercle », in André Derain. Le peintre du « trouble moderne, catalogue du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1994, et « Transcriptions, stylisations » et  « Derain : la synthèse des archaïsmes », dans Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 1998). Il suffit de regarder les quatre très grands formats de Derain pour comprendre l’importance de cette recherche qui concilie des formes schématisées et des couleurs non naturelles au service de l’expressivité des  corps et des visages.  Loin de la perception, le tableau est une transcription et un codage où le maximum d’expression est recherché dans le refus assumé de l’adresse qui était la justification en peinture d’une représentation fidèle du visible. « La peinture est trop belle chose pour qu’on l’abaisse à des visions comparables à celles d’un chien ou d’un cheval » (cité par Phil. Dagen, p. 431). Derain refusait le réalisme, même moderne de Manet et ses successeurs. Simplification, schématisation, multiplication des plans et des volumes et surtout luminosité des couleurs sont autant de moyens plastiques pour rompre avec la peinture-imitation, et retrouver la force profonde des choses et des êtres.  « Il ne s’agit pas de reproduire un objet, mais la vertu de cet objet, au sens ancien du mot… Il faudrait avoir intimement pénétré la vie des choses qu’on peint. La forme pour la forme ne présente aucun intérêt », paroles de Derain dans « Idées d’un peintre », André Breton, Les Pas perdus, 1924. Avant 1914 son œuvre intrigue et intéresse  davantage que celle de Picasso (André Lhote, André Salmon, Apollinaire, puis André Breton).
 
Derain, La Danse, 1906, 185 x 225 cm, Fondation Fridart
Derain, Baigneuses,  1907, 132 x194 cm, MoMa
Derain, Baigneuses, 1908, 180 x 225 cm, collection particulière
Derain, La Toilette, 1908, 172 x 120 cm
 
 
Le rapport entre Derain et Mélik est un détour pour souligner l’originalité du tableau de Mélik. Il n’est pas question d’influence artistique mais d’affinités plastiques entre des œuvres à cinquante ans de distance. Mais le parallélisme est frappant avec les recherches de Derain autour de 1910. Dans les deux cas, les tableaux associent la nudité des corps et une gestuelle complexe, des couleurs improbables avec une simplification géométrisante. Est-ce que Mélik a médité la peinture de Derain ? C’est un des rares peintres dont il parle, notamment dans son texte de 1958 (Projet de conférence pour  la radio, Archives du musée Mélik, Cabriès). Il y célèbre la « sensibilité tonique » de cette époque (1900, 1908, 1925) et déplore la force du marché de l’art qui voulait contrôler l’inventivité des peintres. Les peintres allaient si vite dans le bouleversement des arts que les marchands se sentaient dépassés. « Il y avait le grand Derain, pas encore démoralisés par ces gens-là, il y avait Vlaminck, Matisse qui était encore un véritable peintre et qu’ils n’avaient pas encore soulagé de sa valeur ».  Mélik parle du passé en tant que peintre, mais quelle est l’objectivité des ses jugements ? Derain représente objectivement l’invention d’un « archaïsme moderne » qui avait été célébré par Apollinaire (à propos de La Toilette, localisation inconnue aujourd’hui, et qu’on ne connaît plus que par une photo noir et blanc : « Voici réalisé dans du sublime, une des inspirations les plus pures de ce temps. L’effort de Derain ne se disperse pas à être lumineux, linéaire ou volumineux. Sa  sincérité plastique se révèle autrement : par le calme terrible avec lequel il s’exprime sans passion conformément à ses passions », 1908). Derain était également célébré par André Breton (qui n’aimait guère le cubisme analytique de Picasso). En 1928, il écrira dans Le surréalisme et la peinture, que Derain est le peintre qui a ressenti « paradoxalement et admirablement le trouble moderne ». La recherche archaïsante de Derain a été si important que Breton déplore, en 1952, le peu d’œuvres qu’on peut en voir, même dans l’exposition « L’œuvre du XX° siècle » au musée d’art moderne de Paris : « Mais qui peut aujourd’hui se faire idée d’une évolution aussi accidentée, aussi captivante que celle de Derain jusqu’en 1917 environ, dont les plus hauts témoignages sont ensevelis dans l’ancienne collection Chtchoukine à Moscou».
 La grandeur de Derain aux yeux de Mélik peut se comprendre par les affinités entre son travail en cours pour un tableau  comme « Mère et fille jouant» et cet archaïsme novateur entre 1908 et 1914. Quelle est la présence de Derain en 1958, quand Mélik l’évoque pour célébrer le jaillissement des valeurs picturales du début du siècle ? Mort en 1954, Derain est un peintre  encore très présent.  En 1954 a lieu une rétrospective André Derain au musée national d’art moderne de Paris. Derain est venu deux fois à Aix-en-Provence pour faire les décors de l’Enlèvement au sérail (1951), puis ceux du Barbier de Séville (1953). En 1955, il y a la publication de ses Lettres à Vlaminck. Mélik les a-t-il lues ?
Et si Mélik avait réinventé une forme savante d’archaïsme cinquante ans après Derain ?
 
Olivier Arnaud
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 


 

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