"Nous voulons, tant ce feu nous brûle le
cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de
l'Inconnu pour trouver du nouveau ! ", Baudelaire, Le Voyage.
"Admirons les fous, les médiums qui trouvent
moyens de fixer leurs plus fugitives visions, comme tend à le faire, à un titre
un peu différent, l'homme adonné au Surréalisme", La Révolution
Surréaliste, N°1, 1924.
L'oeuvre
graphique de Mélik contient de petits trésors riches de signification à
l'instar de ce dessin qui passe au premier regard pour une représentation
simple d'un couple, avec l'homme assis au premier plan et une femme qui
s'éloigne.
E. Mélik, Homme et femme, 1954, 26 x 22 cm, collection particulière |
Si on devient plus attentif à la technique artistique on
remarque que l'homme assis est dessiné au trait (quelques lignes souples pour
un profil expressif) alors que la femme est comme un tourbillon confus de traits nerveux.
En général, Mélik isole ces deux techniques alors que dans ce couple la
dualité des univers (rêverie et réalité?) est créée par leur juxtaposition.
Ces deux techniques graphiques furent rivales au XX° siècle
avec des enjeux philosophiques concernant la séduction comme chez Picasso et
Cocteau ( la lisibilité plaît), ou au contraire l'intégration du confus voire
de l'échec comme chez Giacometti.
Alberto Giacometti, catalogue d’exposition, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1992 |
Le peintre et philosophe Avigdor Arikha (1929-2010) explique parfaitement les enjeux
profonds d'un choix qui passe d'abord pour purement technique : "L'échec intéressait Giacometti bien plus que
le don ou la virtuosité, pour laquelle il nourrissait une profonde aversion. Il
refusait le dessin au trait qui était à la mode dans les années trente et
quarante et pratiqué par tant d'émules de Picasso ou de Matisse ou par Jean
Cocteau. Ce genre de dessin reposait sur l'idéal du trait pour le trait - la
virtuosité. Giacometti croyait - il me l'a dit - au trait multiple, indéterminé,
à l'approche point par point par laquelle la ressemblance pourrait être saisie
graduellement.", "Alberto
Giacometti, la fascination de l'échec", article dans Peinture et regard. Ecrits sur l'art, Hermann, 1991, p. 211.
On peut déduire de cette simple observation que l'homme et
la femme n'appartiennent pas au même ordre de réalité, que leur relation n'est
pas celle d'une représentation homogène qui juxtapose plusieurs personnages.
L'attitude de l'homme est source d'une deuxième question : lourdement
assis sur le sol, il tient dans sa main gauche l'unique objet du dessin qui
pourrait être un pinceau ou un crayon - instrument même de l'image qu'on
cherche à comprendre. Une certaine familiarité avec les Têtes créées par Mélik
permet d'affirmer que celle-ci est son propre portrait. Il s'agit donc d'une auto-représentation
de Mélik en tant qu'artiste. Cas unique alors qu'il s'est assez souvent
représenté jouant sur son piano.
E. Mélik, Autoportrait au piano, HSB, 78 x 105 cm, collection particulière |
Un
troisième élément est intrigant, la "rupture
d'échelle" entre l'homme et la femme. On pourrait l'interpréter comme
un effet de distance, la femme étant simplement éloignée du premier plan. Mais
cette femme est moins éloignée qu'en hauteur.
Mélik a choisi d'en faire une figure à taille réduite qu'il regarde en
levant les yeux avec une expression d'étonnement ravi.
Dans
ce dessin la relation entre les deux personnages compte davantage que la représentation.
Dans ce cas l'interprétation bascule du côté d'une très célèbre fable écrite,
le mythe de Pygmalion et la métamorphose d'une statuette d'ivoire en femme
réelle. Ovide raconte qu'un sculpteur, déçu du comportement léger des femmes de
Chrypre, restait célibataire. Il sculpta une statuelle féminine en ivoire d'une
très grande beauté envers laquelle il multiplia les actes amoureux comme s'il
s'agissait d'une femme en chair et en os. Lors de la fête en l'honneur de
Vénus, il pria la déesse de transformer cet objet insensible en être vivant.
Une fois rentré chez lui il voit que la statue s'anime, il la touche et sent
palpiter son pouls (Ovide, Les
Métamorphoses, X, v. 243-297).
Cette
fable écrite a été la source d'un effort de visualisation et d'interpétation
d'innombrables artistes au cours des siècles, avec des configurations
changeantes selon les époques et les cultures. Il est devenu le mythe de la
trangression par excellence du pouvoir de l'artiste (mélange de technique,
d'art et de magie). Alors que l'oeuvre d'art est comprise majoritairement comme
une copie inspirée de la nature, avec Ovide l'oeuvre d'art est un modèle qui
s'anime et qui est sans référence dans la réalité.
Un
livre récent d'anthropologie artistique étudie une série d'oeuvres datant du
Moyen Age (par exemple le Roman de la
Rose avec ses enluminures) jusqu'au film d'Hichcock Vertigo (1958), en passant par la Renaissance, puis la peinture et
la sculpture du XVIII° siècle, pour comprendre le "renversement de rang entre modèle et copie" qui est l'enjeu
véritable du mythe ovidien. Le vrai pouvoir des objets-images (statues,
tableaux, films, récits, etc.) est parfois de donner vie à une réalité sans
modèle extérieur. L'art, avec cette transgression autorisée par Vénus, n'a plus pour but une simple image-copie mais
l'existence d'un objet investi par nos désirs. Un art du "phantasme". Jusqu'au cinéma
d'Hichcock inclus, l'artiste s'interroge sur ce "pouvoir de donner vie aux simulacres nés de son imagination"
(voir Victor I. Stoichita, L'Effet
Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres, Droz, 2008).
Dans
le livre d'Ovide, riche en ruse et en subtilité, la fable écrite de Pygmalion
est bien une fable méta-artistique. Ce n'est pas seulement un texte distrayant
mais un moyen artistique de s'interroger sur ce que peut l'art quand il anime
des simulacres qui ne sont pas imités de la nature mais tirés de l'esprit
humain et de son Désir.
Une
oeuvre d'art a souvent plusieurs significations successives (voir l'article
fondateur de Panofsky, "Contribution au problème de la description
d'oeuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l'interprétation de
leur contenu", 1931). Avec le mythe de Pygmalion comme clé de lecture du
dessin de Mélik nous sommes passés du sens-phénomène
(un couple : lecture immédiate du contenu) au sens-signification. C'est un texte, traversant en souterrain
l'histoire de l'art, qui éclaire le contenu. Nous sommes face à Mélik-Pygmalion
qui anime son "phantasme".
On
pourrait penser que le dessin ne fait que représenter l'artiste en train de
réaliser son oeuvre comme avec le tableau, Les Ménines de Vélasquez
(on a parlé de "théologie de la peinture",
un tableau sur le statut de l'artiste), ou encore le portrait par Gauguin de Van
Gogh en train de peintre son vrai tableau, Les
Tournesols (dont on ne voit que le sujet).
Vélasquez, Les Ménines, 1656 |
Gauguin, Van Gogh peignant des tournesols, 1888 |
Nous serions loin du mythe ovidien et de ses enjeux
transgressifs. Mélik se serait représenté devant son propre dessin. Plusieurs détails contredisent cette
interprétation. D'abord l'absence de tout cadre ou ligne qui indiquerait le
support physique du dessin. Le tableau en tant qu'image des choses n'est qu'une
représentation, alors que la femme de Mélik semble plus réelle et animée que
son "auteur" grâce à la dualité des techniques graphiques (un profil
en ombre chinoise face au trait multiple et vivant). Le personnage assis
n'appartient pas au même ordre de réalité que la figure qui, bien que plus
petite, le domine. Mélik réussit-là une visualisation rarissime. Il situe sa
"nymphe" en hauteur comme dans la plupart des tableaux traitant
Pygmalion et sa statue durant les XVIII ° et XIX° siècles. Mais surtout il
opère une "réduction d'échelle" qui est fidèle au texte d'Ovide. C'est cette
réduction que les peintres ont ignorée pour représenter grandeur nature la
Femme encore inanimée. Victor I. Stoichita donne un seul exemple (p. 26) - une petite
enluminure médiévale - qui n'a pas occulté ce problème : la statuette féminine
taillée dans l'ivoire avant que l'animation opérée par Vénus ne lui donne le
même corps, mais grandeur nature.
Pygmalion, artiste-enlumineur anonyme, vers 1400 |
Un dernier détail inscrit le dessin de Mélik dans le mythe
ovidien. Une forme indéterminée (un bras fantomatique ou un fluide) est l'indice
du toucher tactile très important dans toutes les versions peintes ou écrites
de la fable , y compris chez Ovide ("L'amant
reste saisi; il hésite à se réjouir; il craint de se tromper; sa main palpe et
palpe encore l'objet de ses désirs; c'était bien un corps vivant; il sent des
veines palpiter au contact de son pouce...".).
Victor I. Stoichita explique que deux stratégies ont été
développées par les peintres en fonction des savoirs disponibles : soit le
toucher de la statue provoque et vérifie l'animation (la coloration du haut du
corps par opposition aux jambes encore de marbre comme chez Jean-Léon Gérôme),
soit un fluide sans contact physique anime la statue (comme chez Anne-Louis
Girodet).
Gérôme, Pygmalion et Galatée, 1890 |
Girodet, Pygmalion amoureux de sa statue, 1819 |
Mélik a simplement utilisé la dualité des moyens graphiques
discutés au XX° siècle pour signifier deux ordres de réalité (l'artiste et son
phantasme). Puisque l'oeuvre vivante est un dévoilement psychique Mélik renonce
au cliché de l'Eros (le petit ange qui rapproche les mains chez Girodet) et à
une traduction visuelle tellement littérale qu'elle fait aujourd'hui sourire. Il
retrouve le signe iconographique de l'Annonciation des Primitifs italiens, le
trait de lumière qui descend sur l'Ange, et qui parfois se réfléchit sur Marie.
Mais dans un contexte profane, c'est
l'artiste qui anime une oeuvre qui n'est la copie de rien de préexistant parce
qu'elle a sa source dans la "grande
Inconscience" (expression inventée par André Breton, et utilisée par
Mélik en 1969).
Pourquoi placer la production de
Mélik sous le signe de Pygmalion ? La configuration très
particulière du dessin de Mélik dévoile une visualisation simple et moderne du
mythe de Pygmalion, plus particulièrement dans le cadre de l'avant-garde
surréaliste. Loin des ressources sophistiquées de la sculpture et de la
peinture Mélik présente son dessin méta-artistique. Il est le peintre qui
dessine des formes tirées de son imagination, ou plutôt de la part inconnue de
l'Esprit humain (dans ses manuscrits Mélik utilise une majuscule).Pygmalion
était un sculpteur mais aucun sculpteur ne s'est aventuré à illustrer la fable
écrite d'Ovide avant Etienne-Maurice Falconet, avec Un groupe de marbre représentant Pygmalion aux pieds de sa statue, à
l'instant où elle s'anime.
Falconet, Pygmalion et Galatée, 1763, H. 83 cm |
Comme l'écrit Victor I. Stoichita nous sommes en présence
d'un défi admiré par Diderot puisqu'il s'agit "d'une oeuvre méta-iconique, d'une sculpture dans la sculpture, ou plus
exactement encore d'une sculpture sur la sculpture" (p. 203).
Dans cet ordre d'idée, le dessin de Mélik est également
méta-iconique puisqu'il est un "dessin
sur le dessin" dont les moyens modernes actualisent le mythe ovidien.
Après le sens-phénomène (le contenu immédiat du couple), après le sens-signification
(une source écrite et son héritage visuel de longue durée) il nous reste à
préciser le sens-essence du dessin. Mélik
s'est-il servi de ce dessin pour exprimer la nature psychique de son oeuvre, sa
rupture avec l'art-imitation?
Sa production n'est-elle
pas un révélateur des "formes vivantes ou simulacres" de son propre
esprit? En 1967 Mélik explique les mutations de son oeuvre: "Avant la guerre c'est la période basée sur
la nature, la réalité... une réalité transformée bien sûr... Il y a vingt ans,
l'abstraction pendant plusieurs années... Maintenant c'est de la création
figurative, mais non basée sur la réalité... c'est un univers créé."
(article de presse, Le Méridional,
1967).
Nous ne sommes pas devant la description habituelle des
périodes d'un artistes, avec variations des sujets et des styles. Mélik met
l'accent sur le mode d'existence de ses oeuvres, leur rapport au réel.
Un fait est évident, pas de nature morte chez Mélik, et à
peine quelques paysages où il s'éprouve plutôt maladroit. Tout en étant
profondément ému par la nature Mélik n'en tire pas le contenu de sa peinture.
"Ne faire que des paysages, c'est
digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature. Trois thèmes
suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge, le ciel et l'enfer"
(devant les fresques de la petite chapelle de son château de Cabriès, Entretien
1965, Provence Magazine). Mélik se
souvient de Baudelaire (voir Le Voyage
en exergue), et peut-être du poète oublié mis en l'honneur par les surréalistes
en 1925, Saint-Paul-Roux ("L'artiste
- surtout le peintre- qui a les yeux en dedans est un dieu. Mais le peintre qui
a les yeux en dehors n'est qu'un singe.").
Si Mélik se met à la peinture tardivement vers 1928 ce n'est
ni par jeu, ni par facilité. Il fut d'abord admiratif de la littérature moderne
(dans le cercle d'Adrienne Monnier) et de la musique classique (surtout Bach et
Beethoven). Il était forcé de se poser la question : pourquoi de la peinture
aujourd'hui encore? Il semble bien que les Manifestes
du surréalisme (1924 et 1929) l'aient conforté dans sa voie. En 1937 Mélik
invente, pour se définir, l'étrange expression "surréalisme nietzschéen".
La peinture , comme la vraie poésie, est une recherche du surréel qui surgit de
la rencontre du réel et du désir, de l'émotion. On oublie toujours que Mélik
s'est formé durant toute sa jeunesse parisienne (jusqu'en 1932, à 28 ans) au
contact des avant-gardes historiques, notamment du surréalisme. André Breton
pensait qu'il n'y a pas de peinture surréaliste mais un lien entre le
surréalisme et certains peintres de tous les temps (voir L'Art magique, 1957). D'abord par la rupture avec la paraphrase
plus ou moins habile de la réalité perçue : "L'erreur commune fut de penser que le modèle ne pouvait être pris que dans
le monde extérieur, où même seulement qu'il pouvait y être pris... L'œuvre
plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles
sur laquelle aujourd'hui tous les esprits s'accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera
pas". Cette surréalité, que recherchent la poésie et la peinture, n'exclut évidemment
pas des éléments figuratifs sans lesquels il n'y a pas de communication entre
les hommes. C'est l'ensemble du tableau qui sera surréaliste alors que beaucoup
d'éléments pourront être identifiables :
"Yves Tanguy n'en est pas à déplorer
la présence nécessaire, dans un tableau, de ces éléments plus ou moins directs
grâce auxquels d'autres éléments prennent toute leur signification occulte. Il leur accorde sans doute une valeur de
comparaison... Ce contact, qu'il se garderait de perdre, lui permet de
s'aventurer aussi loin qu'il veut et de nous livrer de l'inconnu des images aussi concrètes que celles que nous nous
passons du connu", André Breton, Le
surréalisme et la peinture, 1928.
Dans cette perspective quelles sont les forces que Mélik a
voulues rendre visibles alors qu'elles ne le sont pas directement, au même
titre que Van Gogh a rendu visible la force inouïe d'une graine de tournesol,
Cézanne les forces de plissement des montagnes, et Francis Bacon la violence de
la sensation, à chaque fois avec des moyens plastiques encore inconnus (voir G.
Deleuze, Francis Bacon. Logique de la
sensation, 1981, p. 58)?
Mélik pointe vers l'émotion, et ses racines cachées dans la
conscience : "Emotion, réponse toute
spontanée à un désir profond d'autant plus qu'il est moins formulé, plus tu es
inattendue, plus durablement tu t'imprimes dans des êtres autres et t'exprimes.
Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de
tout ce qui n'est émotion? Car c'est la manne tombée on ne sait d'où, de quel
ciel; c'est toi l'émotion. N'en percevons que le perceptible.", Manuscrit,
archives du Musée Edgar Mélik, Cabriès.
Comment rendre visible ce qui ne l'est pas au moyen d'une
figuration où les formes et les couleurs rendront perceptibles les forces
d'émotion et le Désir constitutif de l'homme ? Avec les qualités surprenantes
de la matière picturale (épaisseur, couleur, combinaison, ligne, etc.) comment rendre,
non le visible, mais rendre visible ce qui ne l'est pas (selon la formule de
Paul Klee en 1924, ce peintre que Mélik découvre et admire à Avignon, exposition
Christian Zervos, 1947)? Evidemment pour
le commun des hommes la peinture reste un jeu d'apparences qui représentent
plus ou moins bien les choses à travers un style.
"Ce qui choque la grande masse ignare en
dedans mais civilisée en surface, c'est que le langage externe est compris de
tout le monde alors que le langage
interne ne l'est que de certains grands
aventuriers de l'esprit.
Penser autrement que
matière tout en partant de la matière qui est en soi, c'est s'accorder à la démesure."
Mélik ne peignait pas pour dépeindre, c'est-à-dire
représenter esthétiquement les choses ou extérioriser des images déjà visuelles
(l'imagination) mais pour accéder à un univers nouveau révélateur de la vie de
l'esprit. Contrairement à l'expression maladroite d'André Breton, Mélik ne se
référait pas "à un modèle purement
intérieur", par exemple un rêve déjà figuratif. Selon le sens profond
du mythe ovidien, l'objet sculpté est son propre modèle. Dans son livre de 1953
(Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe
du temps, Ed. Mandragore), Hubert Juin insiste sur l' "état médiumnique" préalable à l'acte
de peindre chez Mélik. Il s'agit de rompre avec le moi "idéalisé" qui
contrôle nos perceptions et notre vie sociale, pour se placer "dans un intervalle hallucinatoire" que les peintres de la génération précédente
ont su utiliser (Miro, Paul Klee ou André Masson). A ce moment-là le peintre
franchit "une frontière du réel" (Paul Klee, voir, "La
métamorphose médiumnique chez Paul Klee", dans L'Europe des esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950, Ed.
des musées de Strasbourg, 2011).
"Je pars de l'abstrait.
Peu à peu, sans même que j'aie à les chercher, les masses surgissent et
s'organisent d'elle-même" (Entretien, Le Provençal, 1961). On voit que Mélik ne cherche pas à exprimer un
sens ou un objet préexistant. L'oeuvre doit rester un "message automatique" (article
d'André Breton, Minotaure,
1933). Ainsi le dessin dont on est parti
n'est pas consciemment l'illustration du texte d'Ovide, avec les astuces
visuelles inventées par les peintres au cours des siècles (par exemple la
coloration du marbre qui marque le progrès de l'animation). La peinture reste
"occulte" parce qu'elle rend visibles au moyen d'une figuration sans
code les forces du désir et de l'émotion. Autant dire que Mélik n'a pas eu
conscience du texte d'Ovide mais qu'il a spontanément visualisée la
"relation existentielle" entre l'artiste et ses figures féminines.
"Si l'esprit est
à l'origine de la matière ou si la matière est à l'origine de l'esprit cela est
hors de la conception instinctive ou mentale humaine : l'essentiel est donc abscons." (Page manuscrite,
archive du musée Edgar Mélik, Cabriès).
Mélik refuse de choisir entre le matérialisme et le
spiritualisme. L'homme reste dans son mystère. Quelle que soit la valeur de
l'art, il n'est pas en mesure de résoudre sa propre énigme. Il la rend visible,
l'explicite et le démultiplie grâce aux images-structures sans cesse renouvelées
par la musique, la peinture, la littérature ou le cinéma : "Car
l'art peut tout inventer sauf l'humain... L'humain absolu ne peut exister par lui-même dans l'art qui accordera ces deux
influences (les ressources de l'art et des choses) - il ne sera que l'ombre de l'homme qui est derrière l'oeuvre."
(Tournant, Texte de 1932).
Que la peinture renvoie à la réalité de l'esprit par
l'intermédiaire de la matière prouve qu'elle obéit à un "sens par
configuration", distinct de la pensée
par concepts. Elle a donc un contenu réel (mais abscons). Elle a une parfaite
autonomie vis-à-vis de la réalité perçue par nos sens, mais aussi vis-à-vis de
l'imagination. "Chacune de mes
peintures, en particulier et entre toutes, est monolithique. Et l'ensemble
constitue, lui aussi, un monolithe. Il est pleinement indépendant par rapport à
la réalité et se gouverne dans l'autonomie." (Entretien, Provence Magazine, 1969).
Mais quelle conscience l'artiste créateur de simulacres a-t-il de lui-même puisqu'il n'est plus un
artisan qui copie la réalité ? L'hypnose, l'état médiumnique, l'hallucination,
la vision, l'animisme sont manifestement les sources de la peinture étrange de
Mélik. Il arrive à Marseille en 1932 pour partir vers l'Orient. Il déclare en
1937 : "Je suis né parisien et d'atavisme asiatique"
(Entretien dactylographié avec Claude Marine, pour Comoedia, 1937, archives J.M. Pontier). En accord avec le surréalisme,
avec Michel Leiris et Antonin Artaud, il se tourne vers l'Orient et l'Esprit contre
une civilisation qui a domestiqué l'homme pour aboutir à un "idiot raisonnable". Mélik aurait pu
écrire la prière écrite par André Breton : "Orient, Orient vainqueur , toi qui n'as qu'une valeur de symbole,
dispose de moi. Orient de colère et de perle! Toi qui est l'image rayonnante de
ma dépossession. Orient, bel oiseau de proie et d'innocence, je t'implore du
fond du royaume des ombres ! Inspire-moi, que je sois celui qui n'a plus
d'ombre." ("Introduction au discours sur le peu de
réalité", 1927, cité par Annie Le
Brun, "Cette échelle qui s'appuie au mur de l'inconnu", dans L'Europe des esprits ou la fascination de
l'occulte, 1750-1950, Catalogue des Musées de Strasbourg, 2011).
Mélik est sensible à la quête de l'intériorité de l'esprit,
dans le bouddhisme par exemple (voir ses deux tableaux du Bouddha et du Lama
tibétain, autour de 1935, au musée de Cabriès). Il en parle avec le mot
mystique qui unit vitalité et spiritualité : "La vie telle qu'on l'entend aujourd'hui effleurant superficiellement
les sens et délaissant ce qui leur est intérieur est bien faite pour interdire
tout excès. Or, l'humain en art ne peut être le produit que d'un excès - excès qu'auront créé un refoulement ou,
au contraire, une extension inusuelle du désir.
La qualité humaine
n'est que la qualité animale dans le
sens le plus élevé du terme...
Le mystique élargit le
champ de l'humain, lui ôte toutes bornes - lui pour qui le luxe n'est plus, ni
le plaisir. L'humain, s'il cumule en soi toutes formes possibles de vitalité, peut n'être absolument pas
voluptueux, et n'est pas le moins du monde hostile à la pureté de l'esprit - l'esprit
pur n'étant que la quintessence de l'humain." (Tournant, Texte de Mélik
de 1932, publié par H. Juin en 1953).
Il s'agit bien d'utiliser l'art pour déchiffrer la vie dans
sa totalité, de creuser et d'élargir l'humain
selon la règle même du surréalisme : " La pierre philosophale n'est rien d'autre que ce qui devait permettre à
l'imagination de l'homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante,
et nous voici de nouveau, après des siècles de domestication de l'esprit et de
résignation folle, à tenter d'affranchir définitivement cette imagination par
le long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens et le reste."
(Second Manifeste du surréalisme,
1929).
Avant toutes les œuvres
qui sont autant de "monolithes" il y a l'artiste Pygmalion qui leur
donne vie. Certes pas l'artiste
académique du XIX° siècle (habile artisan psychologiquement un peu niais), ni
le divin démiurge de la Renaissance. Un Pygmalion intériorisé dont la peinture
est le signe d'un travail de rupture avec les habitudes, les clichés et la raison
(démesure, excès du désir). Il est plongé dans le mystère, et son l'image
remonte de très loin, de l'Inconscience de l'esprit dont l'homme n'est
peut-être qu'une manifestation éternelle.
Toute la pensée de Mélik montre qu'il situe son oeuvre dans
le sillage du surréalisme en se tournant vers "ce modèle intérieur"
qui fait de l'artiste un créateur de simulacres nés de l'esprit et du désir.
E. Mélik, Vision (Autoportrait intérieur), HST, c. 1935, 50 x 41 cm, collection particulière |
Comment les images déclenchent-elles de
nouvelles images?
Si Mélik a pris conscience que sa production était
celle d'un "univers créé",
il ne pouvait plus partir de l'objet
perçu (nature morte, paysage, portrait réaliste, texte, etc.) ni même du rêve
(comme l'ont fait tant de surréalistes). Nous allons voir que Mélik n'a pas
hésité à se tourner vers d'autres arts de l'image pour produire ses propres
images où dominent l'étrange et le merveilleux (les catégories esthétiques du
surréalisme).
En effet, d'autres arts creusent aussi l'irrationnel
inséparable à la conscience humaine, notamment la musique et la littérature
(Rimbaud, Lautréamont, Kafka et Nietzsche). Il faut imaginer Mélik dans sa
jeunesse parisienne, comprendre qu'en 1958 encore il chante la nouveauté
absolue de 1900 (le fauvisme), de 1908 (le cubisme), de 1925 (l'Ecole de Paris)
et de Montparnasse qui aura été le "cerveau
du monde" (Texte imprimé,
archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).
Mélik, peintre lettré mais aussi artiste qui se tourne vers les arts
dits "mineurs" (la chanson avec Edith Piaf et Brassens, le cinéma et
la pantomime). On découvre un Mélik sensible au cinéma, à ce nouveau pouvoir animateur des phantasmes humains. Un de ses
plus beaux portraits est un écho aux effets spéciaux des Visiteurs du soir (1942), ce conte fantastique de Marcel Carné situé
au Moyen Age, avec des chansons de
Jacques Prévert. Une jeune fille au visage naturellement déformé retrouve par la
magie noire (fusion des images) un visage harmonieux (la "beauté du diable").
Mais l'instant qui a marqué Mélik est celui où Anne tombe
amoureuse du ménestrel qui chante la complainte écrite par J. Prévert,
"Démons et merveilles" . Le processus "inconscient" qui
aboutit à l'extraordinaire tableau de
Mélik a combiné une anamorphose du visage (le visage naturel d'Anne a perdu sa beauté gracieuse) et une conversion
de l'image littéraire en image picturale ("la mer s'est retirée au loin mais dans tes yeux entr'ouverts de petites
vagues sont restées, de petites vagues
pour me noyer.").
E. Mélik, Visage de Femme, HSB, 105 x 78 (photo Robert Hale),collection du musée, Cabriès |
Ce qui frappe c'est l'intensité de l'image peinte qui, par
comparaison rend tout plan du film plutôt pauvre, privé d'aura. Ce choc poétique qui détermine, selon Walter Benjamin, l'art
moderne. La déformation du visage chez Mélik, pas plus que chez Picasso, n'est
arbitraire. Elle fait franchir "une
frontière du réel". La peinture de Mélik est un "langage interne" alors que le
cinéma reste un" langage externe".
Le récit mis en image maintient le cinéma parlant dans le registre de la
pensée- langage, alors que la peinture
moderne est une image-fixe qui lutte contre les gestes rhétoriques de la
peinture classique, puis académique (voir les analyses précises de G. Deleuze
sur cette lutte moderne de la peinture : "Le Figure est isolée dans le tableau, par le rond ou par le
parallélépipède pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif,
que la Figure aurait nécessairement si elle n'était pas isolé. La peinture n'a
ni modèle à représenter, ni histoire à raconter", Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981).
La peinture doit agir par elle-même, indépendamment de toute
ressemblance et de tout récit qui en feraient automatiquement une copie du réel
ou du langage. Pour le classicisme c'est Léonard de Vinci qui a atteint la
perfection de la peinture-imitation, la peinture-spiritualité. Depuis le
fauvisme et le cubisme la peinture agit pour changer l'acte de voir, ébranler
les fonctions conscientes et rationnelles de l'esprit humain, briser la belle
harmonie de l'espace visuel et sa monotonie optique. C'est le moment poétique,
animiste ou mythique de la peinture (voir Carl Einstein, Georges Braque, 1934). Le tableau de Mélik n'est pas un portrait de
l'actrice qui joue Anne mais une énergie capable d'élever l'image d'un bon film
au rang de "mythe visuel"
(C. Einstein). La peinture-spiritualité
est détruite par une "spiritualité
plastique" (expression de Mélik).
Le film de Marcel Carné se termine quand les amoureux sont
figés en statues de pierre par le Diable. Mais leurs cœurs continuent à battre.
La dialectique du désir, de la vie et de la mort, propre au mythe ovidien persiste, mais on
reste dans le registre attendu de la métaphore psychologiquement simpliste.
Victor I. Stoichita termine son analyse de la fascination
artistique du mythe ovidien avec le film d'Alfred Hitchcock, Vertigo (1958, réflexion sur le pouvoir
du cinéaste qui donne vie aux phantasmes par l'image-mouvement). Le réalisateur transforme l'actrice Kim Novak
qui joue Judy, une midinette, qui simule la véritable Madeleine dont elle doit
dissimuler le meurtre par son mari Elster.
Mais contrairement à ce que pense V. Stoichita, le cinéma
n'est pas le premier art de l'image-mouvement, c'est la pantomime. On sait que les surréalistes ont pu être fascinés par
le cinéma, mais déçus par l'arrivée du parlant qui soumet trop facilement l'image-mouvement au langage organisé, au
récit (voir Le cinéma des surréalistes,
Mélusine, 2004). Ce qui attire Mélik (comme les surréalistes) c'est le pouvoir de suggestion des images, et de
l'enchaînement parfois étrange des images qu'une technique nouvelle rend
possible. Mais il faut reculer d'un pas. Le cinéma muet reste très proche de cet
art de l'image-mouvement plus rudimentaire, la pantomime. C'est elle qui fascinera Mélik à travers sa réinvention
poétique par le mime Marceau et son personnage universel, Bip créé en 1947. Nous
connaissons trois tableaux "fantastiques" de Mélik greffés sur
l'univers visuel du mime Marceau. Il ne s'agit pas d'une transposition plus ou
moins stylisée de Marceau jouant Bip mais du passage de l'image-mouvement à l'image-repos,
de l' écho mythique et animiste d'une émotion fondamentale.
E. Mélik, Bip et Colombine, 65 x 45 cm, collection particulière |
Mélik a dû assister aux premières séances du mime Marceau à
Paris, au théâtre de Poche Montparnasse, lieu de l'avant-garde théâtrale depuis
1943 (Jean Vilar). En effet après sa démobilisation en 1940 il reste à Paris,
où il a son atelier rue Daguerre. L'image picturale de Mélik et l'image-récit du
mime ont des affinités émotionnelles très fortes grâce à leur rupture avec le
langage et la pensée. Les deux types d'images élaborent des configurations
d'éléments visuels de nature différente mais qui se constituent comme écriture. Les "déformations"
figuratives de Mélik ne sont pas étrangères au travail d'excès du visage et des
gestes du mime. Elles ne sont ni "gratuites" ni esthétiques. "En
tant qu'acteur le mime doit transformer l'automatisme de la trace, ses
caractéristiques d'empreinte mécanique en un ensemble de gestes volontaires et
maîtrisés que Mallarmé nommera "écriture" en 1897." Rosalind
Krauss, "Sur les traces de Nadar", Macula, 1990.
Dans la pantomime l'Effet Pygmalion passe au carré dans la
mesure où la dualité du sculpteur et de son œuvre fait place au corps seul et à
ses traces physiognomoniques. L'artiste anime son propre corps qu'il constitue
par le costume, le visage blanc et les gestes saccadés comme statue vivante.
Aucun texte ne préexiste au jeu de l'œuvre, toujours recommencée et toujours
vierge. C'est ce que soulignait Mallarmé, et que Jacques Derrida comprendra
comme autonomie de l'objet-simulacre : "Rédigeant et composant lui-même son soliloque, le traçant sur la page
blanche qu'il est, le Mime ne se laisse dicter son texte depuis aucun autre
lieu. Il ne représente rien, n'imite rien, n'a pas à se conformer à un référent
antérieur dans un dessein d'adéquation ou de vraisemblance." J.
Derrida, "La double séance", dans La
dissémination, 1972.
E. Mélik, Mime Marceau et personnage en queue-de- pie, 113 x 80, HSB, collection particulière |
Les tableaux de Mélik ne sont pas sous le contrôle de la
réalité d'un spectacle du mime Marceau mais ils inventent un univers autre, par
amplification (caractères visuels soumis à l'excès) et par condensation (ce
n'est pas un moment précis, un arrêt sur image, mais la suggestion totale du
spectacle qui est condensée) pour
exercer une "poétisation
picturale" spontanément irrationnelle. Mélik réconcilie le lyrisme qui part du réel avec l'onirisme de "l'homme, ce rêveur définitif."
"Je crois à la
résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont
le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on
peut dire.", André Breton, Manifeste
du surréalisme, 1924.
Mélik va multiplier les "visions" de la Femme avec
ce caractère étrange et poétique qui est le signe d'un univers créé qui est son
propre modèle. L'énergie dont elles témoignent peut déclencher chez le témoin
un état d'hypnose qui change son mode habituel
de perception et la structure bien ordonnée du psychisme social. Le tableau n'est plus un "bibelot esthétique" soumis au goût
de chacun mais une force capable de changer, même brièvement, la structure trop normative de l'homme
moderne.
Nietzsche est le premier philosophe moderne qui a su sourire
des enfantillages esthétiques de la raison : " "Le Beau, dit Kant,
c'est ce qui plaît de façon désintéressée." L'absence d'intérêt! Que l'on
compare à cette définition cette autre qu'a donnée un vrai
"spectateur", un artiste, Stendhal, qui appelle une fois la beauté
une promesse de bonheur. .. Qui a raison, Kant ou Stendhal? A vrai dire, si nos
esthéticiens ne se lassent pas de jeter dans la balance, en faveur de Kant, le
fait que, sous le charme de la beauté, on peut contempler "d'une façon
désintéressée" mêmes des statues de femmes nues, il est bien permis de
rire un peu à leurs dépens: les expériences des artistes sont, sur ce point délicat,
plus intéressantes et Pygmalion, en
tout cas, n'était pas nécessairement un "homme inesthétique"."
Nietzsche, La généalogie de la morale,
1887, III, 6.
L'art, tant qu'il a visé la perfection classique, avait ses
fables comme celle que raconte Cicéron : "Zeuxis aurait élaboré avec cinq vierges, cette image d'Hélène tellement
célèbre et qui apprend au Peintre et au Sculpteur à contempler l'Idée des plus
belles formes naturelles, et à choisir parmi les divers corps, les plus beaux."
ou celle de Raphaël qui va encore plus
loin dans la sublimation peu flatteuse pour les femmes : "Pour peindre une belle, il me faudrait en
voir plusieurs, mais comme il y a peu de belles femmes, je me suis servi d'une
certaine Idée que j'avais à l'esprit." (cité par V. Stoichita, p.
128).
La version moderne de Pygmalion rompt avec cette approche
esthétisante de l'art pour le réintroduire dans l'homme total, avec sa vitalité
et sa spiritualité confondues.
"Désormais, il
s'agit de déceler dans l'art son sens biologique; il ne suffit donc pas d'en
proposer une histoire descriptive ou de l'évaluer selon une esthétique scolaire
et de distribuer des notes; il faut tenter une ethnologie de l'art en évaluant
l'art, non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen vivant et magique.
C'est alors que les tableaux retrouveront cette signification d'énergie œuvrant
avec vitalité.", Car Einstein, Georges
Braque, 1934, (trad. La Part de l'Œil, 2003).
Mélik a multiplié les visages de femmes avec une liberté et
une poésie totales. L'étrange et l'irrationnel,
la non-ressemblance ne s'opposent plus au charme, à la douceur et à
l'imprévisible.
E. Mélik, Quelques détails des fresques du château-musée de Cabriès
|
Sa peinture n'a pas cessé d'évoluer dans une direction de
plus en plus libérée de la perception, des contraintes visuelles et de la
raison." Il y a pourtant différence
dans la manière de travailler. Alors, la réalité existante était au départ de
l'œuvre, alors que maintenant celle-ci est toute création tendant à exister.
Il n'est pas question
de lumière ou de nuit; l'essentiel est que la couleur s'étire dans l'élément
formel comprenant à la fois et de la lumière et de la nuit." (Texte
manuscrit pour l'exposition - 40 ans de création évolutive - au château de
Saint-Pons, janvier 1969). Mélik retrouve le langage du romantisme allemand que
les surréalistes de sa jeunesse avaient découvert. Mais au lieu de remplacer le
jour par la nuit, la raison par le rêve, la conscience par l'irrationnel, il
cherche le point d'équilibre entre ces contraires qui habitent l'homme. Ce qui
est en accord avec la quête ultime d'André Breton en 1929 : "Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie
et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or
c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que
l'espoir de détermination de ce point." (Second Manifeste du
surréalisme, 1929).
E. Mélik, Portrait féminin, 106 x 75 cm, collection particulière |
Chaque partie du visage devient un élément de forme et de
couleur singuliers. Tout est étrange dans cette bouche, ce nez, cet œil bleu,
ce front fragmenté, etc. et pourtant l'unité foncière de ce visage s'impose
comme une création où l'étrange est réconcilié avec la poésie, la nuit avec le
jour, le rêve avec la raison. "Tranchons-en
: le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y
a même que le merveilleux qui soit beau.", André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
Mais
une peinture surréaliste est-elle possible
? (voir André Breton et la
peinture, de José Pierre, L'Age d'homme, 1987). Si le surréalisme s'est défini comme une
étude du fonctionnement de l'esprit avant tout contrôle de la raison,
la poésie surréaliste - avec l'écriture automatique et l'image verbale - semblait non transposable à la
peinture. En effet, le peintre qui représenterait des images de rêves ou des
hallucinations visuelles ne ferait que "calquer" grâce à la peinture et à la mémoire des images déjà
"visibles". A propos des tableaux de Giorgio de Chirico, on pouvait penser, dès les débuts du surréalisme : "Les
images sont surréalistes , leur expression ne l'est pas." (Max Morice,
"Les Yeux enchantés", dans La
Révolution Surréaliste, N°1, 1924).
Au contraire la peinture de Mélik n'a-t-elle réussi à créer des images surréalistes du visage, mais surtout des moyens d'expression qui
sont également surréalistes? On voit que chaque élément existe plastiquement
pour lui-même, dans sa forme et sa couleur automatiques et spontanés. Tout
passe admirablement par l'abstraction picturale, comme avec l'oeil,
qui dans son ondulation bleue n'a plus rien de ressemblant avec l'œil-objet.
"C'est ici que
nous touchons à une activité véritablement surréaliste, les formes et les
couleurs se passent d'objets, s'organisent selon une loi qui échappe à toute
préméditation, se fait et se défait dans le même temps qu'elle se manifeste.
Bon nombre de peintures de fous ou de médiums offrent ainsi à la vue des
apparences insolites et témoignent des ondulations les plus imperceptibles du
flux de la pensée.", Max Morice, idem.
Olivier ARNAUD
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