« Le béotien minimise l’exploit étranger à lui, obtenu par des sacrifices, et le dépouille de son sens. Un tel dépouillement résulte des défauts du consommateur incapable par exemple de vivre des expériences à partir d’un tableau; pareille attitude de faiblesse est appelée par euphémisme une humeur esthétique. C’est sans danger que l’esthète encaisse la rente d’une âme agréable grâce au tableau-valeur qui a la cote du moment ; comme l’œuvre d’art est fixée, l’esthète peut sans cesse reproduire cette rente. » C. Einstein, Georges Braque, 1934.
La peinture de Mélik est souvent perçue comme dérangeante,
tant sur le plan technique (surcharge matérielle, spontanéité, déformation) que
sur le plan de la représentation (caractère hallucinatoire plutôt que
représentation réaliste). Cette dimension d’anormalité s’oppose à l’esthétique
classique, à l’objet stable face à un spectateur rationnel. Quelle pouvait bien
être la fonction de la peinture selon Mélik ? Certes, non la production de
bibelots techniquement bien faits pour le plaisir esthétique du beau. Projection
de l’esprit ? Loin de l’humanisme rationnel et du monde ordonné de la
peinture académique l’esprit devrait s’entendre, dans le cas de Mélik, avec une signification élargie, celle du
romantisme allemand par exemple(que les surréalistes redécouvrirent dans les
années 30, celle de la jeunesse parisienne de Mélik). Ainsi pour Novalis et ses
Hymnes à la nuit (1800) l’esprit
désigne les expériences les plus profondes de la vie dans ce qu’elles ont
d’irrationnel aux yeux de la conscience « normale ». Pouvons-nous
rattacher la peinture de Mélik à une exploration des « écarts de
conscience » ? Un indice parmi d’autres : Mélik écrira au dos
d’un tableau tardif : il vient d’être produit sous la dictée de « la grande inconscience »
(expression typique d’André Breton dans Nadja,
1928).
Notre hypothèse est que l’aspect étrange ou anormal de la
peinture de Mélik doit être compris comme le signe d’intervalles hallucinatoires
délibérément recherchée et projetée sur la toile. Sa peinture se placerait dans
le sillage de peintres de la génération précédente tels que Miro et Masson. Mais
comment le vérifier ? Et si certains de ses tableaux étaient des
« modes d’emploi » pour sa propre peinture ? Ces tableaux
seraient une mise en abyme, une fenêtre ouverte - non sur le monde bien ordonné
des objets extérieurs - mais sur les écarts de conscience qui sont à l’origine de
ses propres tableaux. L’indice en sera toujours un dédoublement visuel de l’image. Nous allons utiliser les analyses du
théoricien des avant-gardes, Carl Einstein (1885-1940) parce qu’il a su
observer les mutations de l’art moderne (impressionnisme, fauvisme, cubisme,
surréalisme) comme autant d’expériences effectives de l’homme sur lui-même,
comme des tentatives pour transformer l’acte de voir, et par là transformer la réalité
humaine. Rompre avec la perception naturelle, créer des formes qui réinventent
l’objet et l’espace, c’est agir sur l’homme afin d’induire une nouvelle réalité, de
nouvelles coordonnées pour la pensée humaine (voir G. Didi-Huberman,
« L’image-combat. Inactualité, expérience critique, modernité », sur
C. Einstein dans Devant le temps.
Histoire de l’art et anachronisme des images, Ed. de Minuit, 2000).
Nous allons donc choisir des tableaux de Mélik qui abordent la fonction de la peinture (Le laboratoire), le jeu de la matière (le matiérisme), la puissance du rêve, le statut de l'enfance, l'impossible autoportrait, et l'absence du paysage. Ces tableaux sont particuliers dans la mesure où leur contenu montre comment la peinture échappe à la représentation classique du réel pour donner à voir les moments où la conscience perçoit le monde autrement.
Nous allons donc choisir des tableaux de Mélik qui abordent la fonction de la peinture (Le laboratoire), le jeu de la matière (le matiérisme), la puissance du rêve, le statut de l'enfance, l'impossible autoportrait, et l'absence du paysage. Ces tableaux sont particuliers dans la mesure où leur contenu montre comment la peinture échappe à la représentation classique du réel pour donner à voir les moments où la conscience perçoit le monde autrement.
Mélik, LE LABORATOIRE, HSJ, c. 1940, collection particulière |
Dos du tableau |
Deux êtres- un couple comme autant de
masses de couleurs vives - avec leurs
yeux clos, manipulent ce qui pourrait être un tube à essai. Comme souvent chez
Mélik les mains sont projetées au premier plan, avec deux index qui pointent
l’instrument scientifique. En 1937 Mélik déclarait qu’ « il côtoyait le surréalisme mais qu’il
restait nietzschéen » (à la journaliste Claude Marine, du quotidien artistique
Comoedia). Or le surréalisme s’est voulu un élargissement
des possibilités de l’esprit par la déstabilisation de la conscience
rationnelle et du moi social. La découverte par la psychanalyse de Freud d’un
arrière-fond obscur de l’esprit devait intéresser ces artistes, autant que les
médecins. Pour André Breton le surréalisme est une démarche méthodique pour
provoquer un « automatisme psychique
par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de
toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée » (Manifeste du surréalisme, 1924). Tous
les moyens étranges mis au point par les surréalistes (sommeil hypnotique,
écriture automatique, cadavre exquis, objets oniriques, etc.) furent autant de
procédés pour récupérer totalement « par
un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination
systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux… »
(Manifeste du surréalisme, 1930).
L’intention exploratoire du surréalisme
peut prêter à sourire pour son bric-à-brac (voir J. Starobinski, « Freud,
Breton, Myers », 1970 et J. Clair, Du
surréalisme, 2003), elle n’en est pas moins un aspect très important de ce
courant littéraire qui a eu l’ambition d’étudier la spontanéité déréglée de
l’esprit avant de produire des objets esthétiques (voir Ferdinand Alquié, La philosophie du surréalisme, 1955). Une
photo célèbre représente justement André Breton et un instrument scientifique,
le microscope.
« Ici se trouve incluse la dualité même dont
les termes stylistiques vision/écriture sont les substituts. Breton se
représente avec un microscope. Instrument d’optique qui intensifie la vision
normale et développe ses pouvoirs d’une manière sans rapport avec les possibilités
de l’objectif photographique. Il se montre ainsi comme le prophète du
surréalisme, doué de voyance : mais l’état visionnaire engendre des
images, qui se conçoivent comme dictées, d’où le titre choisi. » Rosalind
Krauss, «La photographie au service du surréalisme » dans Explosante-fixe. Photographie et
surréalisme, Hazan, 2002.
Cette image inclut le dédoublement du
visible et du lisible au même titre que le tableau de Mélik. Elle est un indice
du contexte où la toile de Mélik a pu se créer. Un art qui n’est plus soumis à
la nature devient une voie parallèle à la science moderne. La phrase célèbre de
Picasso ne fait qu’enregistrer ce nouvel état d’esprit : « Un atelier de peintre doit être un
laboratoire. On n’y fait pas un métier de singe, on invente. » En 1921, Max Jacob publie Le Laboratoire central, recueil de poésie moderne que Mélik n'a pu ignorer, lui qui fréquentait la librairie-bibliothèque d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon (trois lettres de Mélik adressées à A. Monnier se trouvent à la Bibliothèque littéraire J. Doucet, Paris). Le terme laboratoire est bien transféré de la science à l'art dans cette période! Au même moment le philosophe de l’imaginaire G.
Bachelard appelait de ses vœux un surrationalisme qui serait à la science ce
que le surréalisme est déjà à la sensibilité (« Le surrationalisme »,
Inquisitions, 1936, n°1, et « Je crois aux peintres qui imposent le
réalisme de l’irréalité », Arts,
26 octobre 1951).
Matière et pensée dans l’image :
Pour un peintre comme Mélik la matière avec ses masses et ses couleurs est la nature même de l’image. Mais c’est
seulement au début des années 50 qu’il va utiliser la matière pour faire violence
à la surface de sa peinture, pour « assassiner
la peinture » (selon l’expression de Joan Miro, 1929). La matérialité
va envahir la surface et se renforcer avec le temps, par l’excès de matière, la
rugosité des surfaces, l’ajout de matériaux (poils de chien, fragments de
tuile, etc.). Nous serons alors très loin de l’idéalisme de la surface lisse de
la peinture traditionnelle. Mélik ne participe-t-il pas ainsi à tout un courant pictural, le matiérisme, dont Fautrier, Dubuffet,
Wols et Camille Bryen auront été les inventeurs dans l’après-guerre ? Contre la dualité de la forme et de la matière,
le primat de la matière devient le signe d’un renversement des valeurs, au sens
nietzschéen de l’expression. L’ordinairement bas et vil est mis à l’honneur (G.
Bataille). Michel Tapié, le principal théoricien du matiérisme définira clairement
la portée spirituelle de cette valorisation de la matière aux dépens de la
forme : « La matière informe
est par excellence ce qui décourage la saisie par le langage organisé, et ce
qui fait éclater au grand jour l’inanité de son principal appui : la
raison, qui entraîne dans sa déroute d’autres valeurs désormais périmées –
l’ordre, la composition, l’équilibre, le rythme – venues en droite ligne d’un
humanisme en voie d’épuisement. » Un
art autre, 1952 (cité par A. Pierre, Francis
Picabia, 2002, p. 283).
Vers 1955 quand Mélik veut créer une académie libre de
peinture à Cabriès sur le modèle de celles qu’il avait fréquentée à Paris vers
1928 il invente une expression plutôt ésotérique pour le carton de
présentation : « au-delà de
l’humanisme et non à côté » ! Ce dépassement de l’humanisme - qui
ne serait pas un antihumanisme - a été le symptôme de son temps.
Michel-Ange, Ephèbe nu, fresque chapelle Sixtine |
Mélik, Géant assis, HSB, 55 x 45 cm |
Le parti pris de la matière dans sa peinture (et de la
peinture comme salissure dans son œuvre graphique) n’est-il pas un symptôme
visuel dans l’image ? Comme le
montre la série Michel-Ange, Picabia, Mélik, la même pose complexe des jambes
et des bras se répète mais plus la matière devient rugueuse plus les formes se
libèrent de toute norme biologique. Plus les formes deviennent démentes (G.
Bataille).
Mélik, Coupe crânienne, photo studio Da Silva, localisation inconnue |
Mais comment fonctionne ce cerveau-pensée qui est la source
des images matérielles du peintre ? Mélik a représenté une coupe fabuleuse
du crâne humain, avec ses matières molles ou solides, ses cavités et sa
structure osseuse. La figure humaine semble épargnée (œil, nez, bouche). Avec cet écorché c’est une plongée dans
l’invisible du cerveau qui est le lieu même à partir duquel s’organisera la
matière malléable du peintre.
Comment cette matière-pensée peut-elle se retrouver dans des
images matérielles et colorées qui fascineront notre regard ? « Ce
qui choque la grande masse ignare au-dedans mais civilisée en surface, c’est
que le langage externe est compris de tout le monde alors que le langage
interne ne l’est que de certains grands aventuriers de l’esprit. Penser
autrement que la matière tout en partant de la matière qui est en soi, c’est
s’accorder à la démesure» (Œuvre
philosophique, archives du musée de Cabriès). Mélik semble dire que sa
peinture est un effort démesuré pour surpasser la matière grâce à la matière
elle-même. Contre le dualisme moderne de l’esprit et de la matière, de la
spiritualité et de la vitalité Mélik voyait-il dans l’esprit la synthèse même du biologique
et du mystique (voir, « Tournant »,
1932) ? Il serait ainsi un héritier de Nietzsche qui cherchait
l’harmonique entre la biologie et l’esprit (contre Socrate, contre la
métaphysique). La démarche de Mélik part de la matière colorée et, dans un état
de passivité et de suggestion, il laisse apparaître des métamorphoses qui échappent
à toute mise en ordre imposée par la raison et son dispositif mimétique. Il
pratique à sa manière une dictée inconsciente proche de ce qu’André Breton
nommait « le message automatique »,
ce moment où le peintre-poète se laisse surprendre par le surgissement sensible
d’une vision neuve. « Non seulement je pense qu’il y a presque
toujours complexité dans les sons imaginaires – mais encore il me paraît
certain que des images visuelles ou tactiles se donnent libre cours dans la
région de superficie inévaluable qui s’étend entre la conscience et
l’inconscience », « Le message automatique », dans
Minotaure, 1933.
La peinture de Mélik naît-elle
dans un « intervalle hallucinatoire »
(Carl Einstein) ? C’est le cas dans la mesure où ce peintre ne cherche plus
à adapter l’objet à la conscience stable du spectateur (la fiction
platonicienne de la contemplation immobile) mais à faire surgir une vision
nouvelle, une forme qui transforme le réel. Le tableau n’est plus un miroir où
se rencontrent le sujet rationnel et l’objet stable, mais un « psychogramme ». Carl Einstein inventera ce terme (revue Documents, 1929) pour l’appliquer
d’abord à la production d’André Masson
et à ses dessins automatiques. Cette
spontanéité graphique faisait dire à André Breton qu’on se trouvait devant une « chimie
de l’intellect » extrêmement séduisante (dans La Révolution surréaliste, n°4, juillet 1925).
Masson, Dessin automatique, 1924, 23x20cm, MoMA |
Masson, Métamorphose des amants, 1926 |
Un des premiers observateurs bienveillants de la peinture de Mélik à
Marseille sera le critique d’art Pierre Mary. Il a parfaitement compris cette autonomie
hallucinatoire de l’image chez Mélik, autonomie face à la réalité objective du
sujet, mais surtout autonomie vis-à-vis du spectateur qui n’a pas à être
conforté dans sa perception habituelle du monde extérieur. « En se mettant contre tout ce qui est
représentatif ou descriptif, Mélik s’est assuré une indépendance bien
déterminée. Mais il s’est réservé également la plus grande liberté dans le
choix et la traduction du sujet. Sujet est un mot peut-être trop fort, car il
recherche davantage l’harmonie des couleurs et le jeu des masses, que la
composition représentée. Sa joie à lui
s’exerce pendant la naissance de l’œuvre : nous ne sommes, nous, que les
« admis » à voir le résultat, à considérer sa beauté ou à rejeter
sa laideur. », « Mélik Edgar à la galerie da Silva », novembre 1935.
Le rêve comme création de formes. Mélik s’est-il
intéressé au monde du rêve ? Cette expérience psychique entraîne la conscience dans un monde étrange
et chargé de significations mystérieuses. La plupart du temps on conçoit le rêve
comme un état imparfait de la conscience, entre le sommeil profond (sans image)
et les perceptions exactes de la réalité objective. Mais le rapport entre rêve
et réalité peut être compris différemment. Pour le romantisme allemand la
conscience nocturne est un état supérieur de l’esprit au cours duquel l’homme
fait l’expérience de son unité originelle avec l’univers (voir A. Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Essai sur le
romantisme allemand et la poésie française, 1938). Quant à la psychanalyse,
elle voit dans le rêve un fonctionnement normal de notre esprit inconscient.
« Le véritable sujet du rêve, c’est
donc le rêve lui-même, le rêve tout entier, car tout dans le rêve dit je… car rêver n’est pas une autre façon de faire
l’expérience d’un autre monde, mais c’est pour le sujet qui rêve la manière radicale de faire l’expérience de son
monde. », L. Binswanger, Rêve et existence (1930), Préface, Vrin,
2012.
Comment Mélik appréhendait-il la puissance du rêve, la fonction vitale du
rêve ? Toute sa peinture est une vision étrange du monde et des êtres,
mais elle ne nous indique pas directement comment il envisageait l’expérience
humaine du rêve. Le rêve était-il pour
lui un symptôme visuel du réel ou une
illusion de la perception ? « Rêve »
est justement le titre donné par Mélik lui-même à un de ses tableaux.
On voit une tête sur fond bleu d’où surgissent des formes
humaines du haut du crâne : une femme nous regarde. Son bras immense se
dirige vers un personnage dont la belle tête dénote le sommeil. Sa paupière est
fermée. Ce n’est pas la première fois que la peinture cherche à représenter le
dédoublement du rêveur et de son rêve. On pense à la série des dessins de
Goya, Cauchemars, qui illustrent
les visions plus ou moins absurdes des humains. Par exemple Pesadilla
représente une vieille femme qui nous sourit. Elle porte deux squelettes
d’hommes à moitié nus dont l’équilibre est instable. Le dessin fait penser à
une scène de cirque mais peut aussi évoquer un reste de vitalité sexuelle.
Au
lieu de juxtaposer le monde réel et le monde du fantasme – ce qui permet de sauvegarder
le moi rationnel - Mélik inclut la tête qui rêve à l’intérieur des images
oniriques.Le traitement pictural est le même, la frontière qui rassure a
disparu. La tête du rêveur est dans son propre rêve. La signification visuelle
devient explicite. Ce refus de la scission rassurante entre le rêveur et son
rêve signifie que le moi onirique participe réellement à l’activité du rêve qui
est l’expérience de son propre monde.
« Il faut que l’homme descende en lui et y
trouve tous les vestiges divers qui, dans l’amour, le langage, la poésie, dans
toutes les images de l’inconscient, peuvent lui rappeler encore ses origines…
Les germes sommeillants dont le rêve nous révèle la présence mystérieuse ne sont
pas les moins précieux. Car notre apparente lucidité actuelle est une nuit
profonde, et la véritable clarté ne nous est plus accessible que dans les
aspects nocturnes de notre existence », A. Béguin, L’Âme romantique
et le rêve, Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, chapitre IV, L’unité cosmique.
Mélik, Rêverie de l’Odalisque, c. 1960, 46 x 70 cm, Collection particulière |
Un
autre tableau troublant de Mélik traduit, à l’aide du dédoublement du corps
féminin, la réalité du rêve comme expérience de son propre monde : Rêverie de l’odalisque ( voir sur ce
blog Métamorphose de l’Odalisque :
Mélik, Latapie, Matisse, Cézanne et Manet).
Le rêve n’est pas appréhendé comme une illusion de la
perception mais comme une expérience radicale de son propre monde. Or que nous
apprend-il ? Le moi onirique est celui d’un polymorphisme imprévisible (à
la manière de la pensée mythique avec ses monstres et ses hybrides). La loi du
rêve, comme celle de la peinture de Mélik est celle de la métamorphose
incessante, ce que la conscience prend spontanément pour de la confusion et de
la déformation. Et si le monde du rêve avait sa réalité en tant qu’indice des
forces refoulées par le moi social et sa mémoire répétitive ? Dès
1930 L. Binswanger (psychiatre et philosophe) attirera l’attention sur la
parenté entre le sujet onirique, le sujet de la poésie et celui du mythe. Dans
ces trois « écarts de conscience » le sujet « ne s’offre pas ouvertement mais aime, au contraire, à se cacher sous
mille formes et ne peut, en aucun cas, s’identifier au corps individuel et à sa
forme extérieure ». L. Binswanger concevait le je onirique à l’échelle
de toute la nature comme « le jouet
de la vie dans l’ascension ou la chute, du bruissement de la mer et du silence
de la mort, de l’étincellement des couleurs au soleil et de la nuit de l’ombre,
de la forme grandiose de l’oiseau volant dans l’éther et des fragments de
papier jetés en désordre sur le plancher. », cité par J.
Cheng, « Georges Braque et l’anthropologie de l’image onirique de
Carl Einstein » (dans Carl Einstein
et les primitivisme, revue Gradhiva,
2011, 14).
Dans ce tableau extraordinaire aux formes hypnotiques la
rêveuse est incluse dans son propre rêve comme l’indique sa main posée sur une
création (ou plutôt créature) qu’elle est seule à voir intérieurement. Mais la
magie de la peinture est de nous donner à faire ce voyage
« chamanique » qui n’était pas immédiatement le nôtre.
Le chaos apparent des images de Mélik fait penser au monde
hybride des mythes, à la vision des rêves, aux analogies improbables de la
poésie surréaliste. Comme s’il avait
voulu faire l’expérience hallucinatoire du monde, une expérience aussi exacte
que celle que nous procure la conscience adaptée.
Mélik, Femme et chien, 106 x 76 cm, HSC |
Avec ces deux œuvres exceptionnellement construites (Mélik
parlait de surclassicisme) nous ne sommes ni dans le réel ni dans le rêve. La
réalité est entièrement remodelée selon des lois qui lui sont propres et qui
restent indéchiffrables. Le malaise pour le regard est aussi violent qu’à
l’époque héroïque de Picasso, Gris ou Braque (1905-1917). L’expérience visuelle
nous arrache au monde conventionnel pour basculer dans une mobilité formelle
et psychique. La confusion des objets
invente un « mythe visuel »
dont l’origine nous demeure cachée. Les objets de la réalité ne se donnent plus
comme des symboles mais ils servent à composer une réalité non-reconnaissable
qui déstabilise le sujet. On peut dès
lors placer la peinture de Mélik dans ce processus de vision que Carl Einstein
analysait à partir des œuvres de Braque, de Miro et de Masson. Au lieu d’une
réalité indéfiniment répétée et stylisée pour un amateur esthétique rassuré par
l’abolition du temps la fonction nouvelle de la peinture valorise un moi
créateur de relations, met en image le refus d’un temps figé et le dynamisme
qui dissout les formes stables. Le tourbillon cohérent de ces tableaux de Mélik
traduit un retour de l’ « animisme » (au sens de l’ethnologie de l’art moderne que
pratiqua C. Einstein) en ce sens que la dissociation entre le monde du sujet
rationnel et le monde de l’objet stable est abolie. On peut voir dans le
cubisme le coup d’envoi de ce processus qui sera amplifié par « la
génération romantique » de Masson, Klee et Miro : « Avec le cubisme une totalité nouvelle et
plus complète de l’action a été atteinte parce que la fiction de l’objet
extériorisé et sans fonction a été détruite par la fusion des dynamismes du
sujet et de l’objet. », C. Einstein, Braque,
1934, p. 55.
Enfance et régression. Le monde de l’enfance est une expérience
humaine qui est devenue inaccessible à l’adulte, sauf peut-être dans le cas de
l’artiste. Dès le début du XX° siècle le dessin d’enfant a intéressé la
psychologie et l’art en raison de sa créativité spontanée. Mais la question
était de savoir si le peintre doit s’inspirer des pratiques propres aux enfants
et rechercher une ressemblance avec leurs productions. L’art brut de Jean
Dubuffet (1901-1985) peut illustrer cette démarche en faveur d’un
expressionnisme régressif (tant par les moyens que par la représentation).
Mélik est dans une tout autre filiation. Il s’inscrit dans
le monde du fauvisme primitif de Matisse et de Derain (1905) qui tournait le
dos aux procédés techniques de l’imitation pour exalter la sensation immédiate
de la couleur et de la forme spontanée. L’archaïsme moderne de Derain, le
spontanéisme de Matisse sont très élaborées en raison de leur sensibilité extrême
aux moyens plastiques à utiliser. Pour Matisse, la rupture fauve était le tout
début d’un retour progressif à la condition de l’image de Giotto.
Il faut donc s’entendre sur notre sentiment de régression
face à beaucoup de peintres modernes, régression qu’on prend à tort pour un
refus coupable de la perfection technique
et un choix absurde de contenus irrationnels (Masson,
Klee, Miro). L’hypothèse de Carl Einstein est que les peintres surréalistes
(romantiques au sens germanique du terme) combinent une sophistication formelle
à un archaïsme psychique (songe, rêverie, émotion, délire, pulsion). Il ne
s’agit en aucun cas d’une régression infantile mais d’une projection de strates
plus profondes de l’esprit humain.
« A vrai dire,
nous connaissons quantité d’œuvres d’art d’aujourd’hui dans lesquelles la
dimension hallucinatoire est de nature
absolument régressive. Nous parlons des tableaux à caractère infantile,
dont les auteurs restent fixés sur des traumatismes de la jeunesse… Nous
rappelons ces choses concernant la régression infantile pour les dissocier,
avec une netteté absolue, des visions novatrices de Braque. », Carl
Einstein, Braque, 1934 (Ed.
française, La part de l’œil, 2002, p. 143).
P.Klee, Jardin du sud, 1919, 24x19 cm |
Pour Carl Einstein il y a bien analogie entre le peintre
visionnaire et l’enfance. Mais les maladresses du dessin d’enfant n’ont pas de
rapport avec les transformations obtenues par le peintre disponible pour
« la perte extatique du moi »
(Miro, Masson, Klee). Dans le cas des adultes il faut donc distinguer
l’archaïsme formel (moyens d’expression limités, maladresses involontaires) et
l’archaïsme psychique (projections des forces inconscientes de l’esprit).
« L’enfant, incapable de réaliser ses
sensations, se crée un monde mythique habité de figures et de choses
singulières, et cet enfant absolument naïf pratique certes l’animisme mais dans
un état d’esprit complètement anti-naturaliste ; c’est-à-dire que l’enfant
n’a pas encore adapté ses sensations et ses représentations aux conventions. Aux
yeux de celui qui est enfermé dans des préjugés, cette réalité très naïve
apparaît donc irréelle et imaginaire. », Carl Einstein, Braque, idem, p. 120.
Parallèlement à l’enfant, l’artiste est le seul adulte à
faire remonter les formations irrationnelles de l’esprit, mais il procède à
cette élaboration à partir de son immense lucidité et de moyens d’expression
raffinés. Mélik n’est pas un peintre de la représentation. Il ne faut pas
s’attendre à des tableaux charmants ou inquiétants qui représentent des enfants
pris comme sujets ! Mélik a-t-il cherché à rendre compte de la vision du
monde de l’enfant sans régression dans l’ordre des moyens formels ?
Dans ce tableau très poétique on perçoit la sensibilité du
peintre qui s’approche d’une vision hallucinatoire du monde qui est l’expérience
radicale de l’enfant inclus dans l’image. Ceci n’est pas un tableau
représentatif et attendrissant. L’enfant est le sujet de sa perception réelle
du monde ; il n’est pas un être
insuffisant qui ne sait pas encore regarder le monde purement extérieur des
objets.
Il est un être dont le réalisme spontané assume la force
visuelle des désirs. Sa taille est démesurée, les maisons sont de guingois, des
créatures nouvelles flottent dans le ciel.
Mélik, Jeune fille regardant le ciel, 1960, 47x31, collection particulière |
Dans ce second tableau le visage hybride mi-humain mi-animal
est d’une grande force poétique parce que des moyens très subtils d’expression coïncident
avec le monde intérieur de l’enfance (voir Figure-masque
chez Mélik et Matisse, sur ce blog).
La régression picturale, dans son analogie avec l’enfance, a
pris chez Mélik des formes très diverses, et sa liberté pour créer des « mythes visuels » est devenue toujours plus grande. Dans ce tableau deux petits chevaux - plein de naïveté qu’on
dirait à première vue enfantine - se croisent sur un fond bleu intense. Le
modèle classique de la ressemblance est aboli selon une primitivité naïve qui a
renoncé à tout ego esthétique. L’animisme des figures animales transporte dans
un monde intemporel où la douceur et l’humour tiennent lieu de règles (les
détails sont innombrables – crinières, yeux, bouches et pattes minuscules,
etc. – ce qui contredit toute idée d’une
production spontanée ou malhabile). Nous sommes face à une « primitivisation » de l’image (Carl
Einstein). L’univers du tableau n’est plus régi par les lois rigides de
l’optique et de l’esthétique mais par les forces qui sont celles de la fusion
de l’homme avec la vie spontanée.
« L’accentuation
romantique de l’irrationnel implique une régression vers un état primitif et
même si l’on veut, vers un état de barbarie. Enfin nous ne nous contentons plus
de sublimes déductions et d’une superstructure cultivée à l’excès. »,
Carl Einstein, Braque, p. 164.
Cette
révolte contre le réel objectivé et un moi normalisé permet au peintre de se
poser en « barbare moderne »,
selon une généalogie qui remonte à Rimbaud. Il s’agit de créer une vision
nouvelle et donc de transformer le réel
dans un sens anticlassique. L’artiste ne veut plus se limiter à des « paraphrases de la nature » (le
style de chaque peintre) et il refuse l’habileté technique (le métier) dans la
mesure où celle-ci interdit la projection métamorphique.
On
doit à G. Bataille le premier essai pour valoriser les formes inattendues de
l’art moderne grâce à une meilleure compréhension des arts européens
préclassiques. En 1929 il compara des pièces de monnaies grecques et
gauloises : la représentation classique du cheval, l’animal noble par
excellence pour l’Antiquité, n’avait
rien à voir avec la représentation du même animal sur les pièces gauloises.
« Les chevaux déments imaginés par
les diverses peuplades ne relèvent pas tant d’un défaut technique que d’une
extravagance positive, portant partout à ses conséquences les plus absurdes une
première interprétation schématique… Les absurdités des peuples barbares sont en
contradiction avec les arrogances scientifiques, les cauchemars avec les tracés
géométriques, les chevaux-monstres imaginés en Gaule avec le cheval académique…
Il s’agissait de tout ce qu’avait paralysé nécessairement la conception
idéaliste des Grecs… par degrés, la dislocation du cheval classique, parvenue
en dernier lieu à la frénésie des formes, transgressa la règle et réussit à
réaliser l’expression exacte de la mentalité monstrueuse de ces peuples vivant
à la merci des suggestions. », G. Bataille, « Le cheval
académique », Documents, 1929,
n°1.
Monnaie gauloise |
La
résistance à l’art classique pour l’invention d’un art plus spontané sera ensuite
célébrée en 1955 par André Breton : « Il importe peu que le choix du statère de Philippe II comme prototype
de la plupart des monnaies gauloises ait été décidé par une circonstance
fortuite.., le trait de génie a été de le considérer d’un oeil neuf qui
l’arrache à sa rigidité, le sensibilise au point de lui faire supporter, dans
les limites de ses deux faces, toute l’énigme du monde », dans Pérennité de l’art gaulois, cat.expo.,
1955 (cité Qu’est-ce que l’art protohistorique ? INHA, 2010).
Libérer
l’art moderne d’une mémoire répétitive aura été aussi le fait de Christian
Zervos, l’éditeur des prestigieux Cahiers
d’art, quand il consacra en 1934 un dossier entier aux œuvres grecques
préclassiques (sculpture des Cyclades, dessins sur les poterie mycéniennes,
voir L’Art en Grèce des temps
préhistoriques au début du XVIII° siècle).
Si on
entend par régression toute invention de formes qui entend ignorer l’imitation esthétique
de la nature, alors la peinture de Mélik appartient au large courant des
primitivismes étudiés dès 1930 par Carl Einstein.
Les chevaux de Mélik : entre enfance et protohistoire |
Autoportrait, de quoi ? Notre hypothèse est que la peinture de Mélik témoigne
d’un élargissement de la conscience qui met en péril le moi social et rationnel.
Par le rêve, l’inconscience, l’enfance et la primitivité Mélik explore des
formes déconnectées de l’approche naturaliste des objets et du sujet humain. Le
psychisme autorise ce que Carl Einstein appelle « l’intervalle hallucinatoire » qu’il étudia chez Miro, Masson
et Klee (la jeune génération romantique au sens germanique du terme, voir L’Art du XX° siècle, 1926-1931, trad.
franç., 2011). Le peintre expérimente le « polymorphisme » de la
psyché humaine : des forces irrationnelles qui sont normalement refoulées
par le moi adapté à la vie sociale sont enfin assumées durant de brefs
intervalles hallucinatoires. La construction classique n’intervient qu’ensuite
pour lier ensemble les formes inattendues. Dans ce contexte culturel la
question de la représentation de soi devait se poser dans des termes assez
paradoxaux. A la place de la noble tradition du portrait, et surtout de
l’autoportrait, qui construit une image
de soi d’après la norme idéale du corps physique (l’homme de Vitruve) et
d’après la norme idéaliste du moi spirituel, les peintres « irrationalistes »
devaient inventer une image correspondant à une identité plus profonde et moins
unifiée par la mémoire et les habitudes sociales. La question de l’identité de
soi se posait dans un contexte culturel nouveau de crise (voir J. Clair,
« L’autoportrait au miroir absent », Les cahiers de médiologie, 2003, n°1). Le principe du miroir qui
permettait d’idéaliser le visage et de projeter la sensibilité rationnelle ou
inquiète du regard devait être oublié.
Parmesan, Autoportrait dans un miroir convexe, Vienne |
On n’imagine guère Mélik intéressé par l’apparence toute
extérieure de son visage traité comme un reflet rationalisé de l’idée que
chacun a fini par se faire de lui-même. L’image que je me fais de moi
n’est-elle pas le résultat largement mécanisé du regard des autres dans le
but d’éliminer tout ce qui est confus dans l’être ? Au lieu de déboucher sur
une impossibilité de l’autoportrait, ce problème
a conduit Mélik à multiplier les représentations de soi qu’il ne faudrait pas
prendre pour une variante moderne et forcément aberrante du portrait. La
mutation est plus radicale. De même qu’il faudra un jour comprendre pourquoi
les objets et la nature sont aux abonnés absents de la peinture de Mélik (pas
de nature morte, pas de paysage, ou très peu), il faut entendre le problème
connexe de la multiplicité sans fin de la tête humaine, et la reconnaissance
d’autoportraits qui ne sont pas pour autant, au sens visuel du terme, des
portraits. Par quel dispositif mental Mélik peut-il nous convaincre qu’il
s’agit bien de lui alors même que sa désinvolture souveraine envers la
ressemblance nous prive d’y saisir le signe visible et rassurant de l’unité
supposé du moi ?
Mélik, Autoportrait à la cigarette, 78x98 cm, HST, collection particulière |
Dans ce portrait à la cigarette on saisit «Mélik » sans
que les traits physiques soient vraiment des indices. Dans un monde où le
miroir n’a aucune importance, pas plus que le moi rationnel, le portrait ne
peut être que l’ expression d’une perception interne de soi. De quoi
pourrait-il bien avoir la ressemblance ? Le regard était le lieu obligé du
portrait et de l’autoportrait classiques. Dans la pure réflexivité du visage, le peintre pensait
« se voir se voir » selon
l’expression de Paul Valéry (citée par J. Clair). Or, dans le tableau de Mélik
les yeux sont réduits à leur plus simple expression d’une ligne et d’une tache bleues. Comme souvent chez
Mélik, ce sont les mains qui sont en charge de la psychologie de l’être,
ou plutôt de son instantanéité. En effet, ne sont-elles pas dans l’espace la
trace d’un geste fonctionnel ? Elles expriment l’intentionnalité de
l’acte. L’autoportrait devient présence à soi dans l’instant, et il est le produit
d’une « analogie visuelle de
l’intériorité » (Carl Einstein,
L’Art du XX° siècle, p. 194).
Ce qu’on peut encore appeler « autoportrait » - bien que la logique
classique ait été abolie – est associé par Mélik à la fumée de cigarette. Ce
détail pourrait dénoter le côté insaisissable et infiniment modifiable du moi.
Cette tradition symbolique est attestée chez Dali, Miro et Man Ray. En effet Salvador
Dali avait imaginé un objet complexe « psycho-atmosphérique
–anamorphique » qui renvoyait à l’expérience simple d’un bout de cigarette
incandescent devenu la seule chose visible dans l’obscurité. « Le bout de cette cigarette ne pourra que
briller et d’un éclat combien plus lyrique aux yeux humains que le
scintillement atmosphérique de l’astre le plus limpide et lointain. » (dans « Le Surréalisme au service de la
révolution », n° 5, mai 1933). L’obscurité du moi, dans la mesure où on
accepte l’inconscient et le rêve, ne peut plus guère se retrouver dans le
portrait porteur de la ressemblance physique.
Man Ray, Sans titre [Tête à la cigarette], 1920 |
Bien avant Dali, visage et cigarette avaient donné lieu à
une photographie étrange de Man Ray. R. Krauss l’analyse comme une nouvelle
image de l’informe qui désoriente la conscience à partir de ce qu’on prend pour
le plus familier, un visage de femme. « Le sommet de la pyramide est constitué par une cigarette dont les
cendres effleurent le bord supérieur de la photographie et dont l’autre bout
est fiché dans une bouche que l’on devine à peine au sommet de cette
construction humaine. Le support de cette cigarette est en effet un visage
tourné à 180 degrés, mais un visage dont il est presque impossible de
reconnaître le caractère humain dans cette position. Quant à la masse de
cheveux tombant vers le bas, elle remplit la moitié inférieure du cadre et
compose un champ de volutes. », « Corpus delicti», dans Le
photographique. Pour une théorie des Ecarts, Ed. Macula, p. 198.
Mais c’est chez J. Miro qu’on trouve les variantes les plus
étranges du portrait de l’homme pourvu d’une cigarette ou d’une pipe. Loin
d’une lecture idéalisante ou ludique de ses portraits « humains » R.
Krauss y déchiffre des chaînes métaphoriques où la cigarette et la pipe
deviennent des symboles sexuels dissimulés.
Peut-on encore parler de portrait devant ce qui est transformé pour
exhiber ce qui se cache dans le corps ? (voir, « Michel, Bataille et
moi », dans Georges Bataille après
tout, Belin, 1995, et « Miro : la séduction du bas », Joan Miro, 1917-1934, La naissance du monde,
cat. exp. Centre Pompidou, 2004.
Miro, Tête de fumeur, 1925 |
Homme à la pipe, 1925 |
Il n’est pas question de croire que Mélik aurait connu ses
expériences d’image démentes dans le
contexte du surréalisme (quoi que…), mais de faire simplement rêver sur les
échos antérieurs à l’Autoportrait à la
cigarette. Toutefois il est peu
probable que ce soit par hasard que l’ « autoportrait » le plus
abouti de Mélik soit justement associé à l’acte de fumer. Mélik crée ici un
« mythe visuel » (C.
Einstein) par l’irréalité de l’image (gros plan, profil, simplification des
traits, maniérisme des mains, couleurs arbitraires, etc.) puisqu’il ne s’agit
pas de lui - au sens de l’unité d’un
corps - mais d’une présence à soi. Le lien biologique entre son apparence
extérieure et la conscience de son identité floue n’a-t-il pas perdu son
évidente avec la fin de la tradition
classique du portrait ? A l’image de la forme instable de la fumée,
l’analogie entre le corps et la
psychologie est devenue mystérieusement arbitraire. L’unité ne va plus de soi.
Perte extatique du
moi. « Le fumeur met la dernière
main à son travail. Il cherche l’unité de lui-même avec le paysage »,
André Breton, « Le soleil en laisse », dans Clair de Terre, 1923 (cité par R. Krauss en exergue de Corpus delicti).
Mélik a refusé le paysage et la nature morte, genres virtuoses de la tradition. L’esthétisation
du paysage devait fortement lui déplaire comme il l’exprime par boutade rageuse
en 1965 : « Ne faire que des
paysages, c’est digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature.
Trois thèmes suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge,
le ciel et l’enfer. » (Provence Magazine, juillet 1965). Mélik assume
manifestement l’histoire critique de cette consécration esthétique de la nature
qui reste à écrire. Pour ceux qui confondent l’homme et l’art il faut préciser
que Mélik était extrêmement sensible à la poésie simple de la nature.
« Le paysage fut
introduit durant la Renaissance comme adversaire non intellectuel de l’homme,
comme un décor de théâtre, ou on lui assignait le sens d’un état moral… C’est
justement le paysage qui est considérablement surchargé de préjugés et de
platitudes raisonnables. Il renferme un fouillis de souvenirs fixés… En outre
il existe une profonde contradiction entre la nature et l’attitude à caractère
hallucinatoire puisque la première fut complètement rationalisée et servait à
un positivisme borné (Zola, Comte). L’homme fut standardisé en idiot
raisonnable, et cela entraîna l’atrophie de ses forces irrationnelles. »,
C. Einstein, Braque, p. 116.
Mélik, Solitude, 76 x 52 cm, HSC (MdV Holz, Arles, 14/07/2015) |
Dans
ce paysage irréel fait de grandes vagues on saisit à peine un petit personnage
absorbé par un espace devenu immense. Mélik crée de l’inédit à l’intérieur de
son oeuvre car on ne retrouvera pas cette expérience de l’espace produite par
ces grands traits de peinture. Cette image-espace est-elle une analogie pour une expérience
intérieure, celle de l’angoisse devant la nature ou celle de l’extase devant
cette même nature ? La forme humaine a perdu tout aspect esthétique. Fin
de l’anthropomorphisme rassurant. Elle s’est transformée en corps-mannequin (Giorgio
de Chirico au début du siècle ?). Et si la peinture de Mélik était devenue
une expérience limite sur soi, celle de la perte du moi, substance idéalisée et
rationnelle. « On surestime et
valorise un moi statique et conscient, c’est à lui qu’on sacrifie les autres
fonctions psychiques. » Carl Einstein, Braque, 1934, p. 53.
Après ce parcours au milieu
d’œuvres étranges et « marginales » de Mélik on comprend mieux les
processus à l’origine de sa peinture qui refuse l’image
comme représentation, elle qui supposait un monde stable d’objets face à un
spectateur immobile (cette « monstruosité
platonique » selon C. Einstein). La peinture de Mélik n’est pas
gratuitement étrange, ni arbitrairement
anormale. Elle ne l’est pas plus - sans doute bien moins - que celle de
Miro et Masson. Elle explore les « écarts de conscience » que sont le
rêve, l’enfance, la matière, l’archaïsme psychique, les forces inconscientes de
l’esprit et la perte de soi. Certains tableaux comptent moins pour leur sujet
que pour l’accès qu’ils donnent au mode de pensée de Mélik. Ils sont moins des tableaux que des clés. « Il importe de tenter une
ethnologie de l’art où l’œuvre ne serait plus considéréz comme fin en soi, mais
une force vivante et magique. Ce n’est qu’à cette condition que les images
recouvreront leur importance d’énergies agissantes et vitale. », C. Einstein, Braque.
Nous croyons aussi avoir montré que le refus esthétique de
l’art qu’on trouve chez Carl Einstein est adapté à la fonction de la peinture
selon Mélik. Nous prenons en plein visage des analyses radicales, au même titre que nous sommes à chaque fois
dérangés par la peinture en apparence trop spontanée de Mélik. « La technique correspond
ainsi souvent à une inhibition qui banalise une vision à travers des
considérations artisanales… Ce qui explique d’ailleurs pourquoi il existe si
peu de tableaux spontanément vrais. C’est que les tableaux avaient été réduits
à des « bibelots » sans contenu spirituel ; mais l’œuvre d’art
techniquement réussie ne peut être finalement qu’une idiotie dénuée d’intérêt
sur le plan humain. », C. Einstein, Braque, 1934, p. 124.
Olivier Arnaud
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