« On a tenté au XX° siècle d’intégrer aux ressources actuelles les modes
et méthodes de réalisation primitives d’images. La gamme expressive a été
étendue, afin d’y inclure à la fois régression et raffinement. Je terminerai en
évoquant les deux grands artistes du XX° siècle : Picasso, qui joua avec
les ressources du style comme avec un grand orgue, se servant des conceptions
classiques et primitives selon ce que son esprit lui inspirait ; et Paul
Klee, explorateur plus discret des moyens d’expression artistique, qui a tiré
des leçons de l’art des enfants, comme il le souhaitait, sans pour autant
devenir puéril. Plus on préfère le primitif, moins on devient primitif »,
E.H. Gombrich, La Préférence pour le primitif
(Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident), 2004, p. 297.
La peinture de Mélik a été un jeu permanent avec des moyens
d’expression. Hubert Juin remarquait que la modernité en art met fin à la
notion de style qui unifiait un groupe d’artistes ou une époque (
André Masson, Musée de Poche, 1963).
Cette disparition du style est surtout une variabilité du style chez certains
artistes eux-mêmes qui ont changé leur univers intérieur au gré des formes
(Miro, Masson, Picasso). Mélik a énormément varié les supports matériels de sa
peinture comme les formes expressives. Mais au lieu d’être une instabilité sans
lendemain, on retrouve le plus souvent un groupe d’œuvres qui prouve que Mélik recherchait
quelles pouvaient être les possibilités créatrices d’un ensemble de moyens
(formes, couleurs, supports, etc.), avant d’en aborder un autre. Les deux
gouaches sur papier de format moyen en sont un exemple plein de fluidité et
d’innocence.
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Mélik, Deux nus, 76 x52 cm
(gouache sur papier) |
Sur la première gouache, deux jeunes femmes nues s’amusent
autour d’un point d’eau aux reflets jaunes et bleus. Leur corps aux formes
étirées est l’occasion de la fantaisie plastique la plus libre. La
simplification permet de multiplier les détails amusant comme les chevelures
identiques mais de couleur différente (verte ou marron). Au
premier plan les déformations de la
jeune femme qui semble assise en équilibre sur ses jambes immenses sont
exagérées (cou, jambe). Ses bras semblent projetés vers l’arrière, alors que le
petit triangle de son sein semble être passé dans son dos. Elle regarde sa
complice qui glisse dangereusement vers l’eau, les bras faisant balancier. Si
on reconstitue le mouvement réel on s’aperçoit que la jeune fille du premier
plan est en train de sortir de l’eau. Elle fait volte face. Sa jambe gauche est
déformée parce qu’elle est en action brusque, ses bras et son sein sont dans la
direction de son mouvement rapide. Mais elle se retourne vers l’autre jeune
femme qui la regarde aussi. Mélik a représenté une scène sur le vif. Les jambes
sont l’expression de ses mouvements instantanés : elles sont cernées par
une épaisse ligne verte qui reprend la chevelure de la femme nue du fond. N’est-elle
pas en train de freiner sa glissade ? La jambe droite de la jeune femme
qui sort de l’eau est déformée par son mouvement rapide dans l’espace, alors
que l’autre jambe garde encore sa calme
position de l’instant précédent. Quant
au paysage il est symbolisé par la couleur pure, avec ses rochers, son ciel, sa
verdure. L’ensemble est un scintillement de taches colorées, celui d’un
souvenir vivant et non d’une représentation. La vibration de l’air est celle du
vert et du jaune.
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Mélik, Trois nus, 74 x 52 cm
(gouache sur papier) |
La seconde gouache a un degré d’unité
formelle plus intense. C’est un gros plan sur trois corps de jeunes femmes.
Elles sont vues de dos, aux trois-quarts, formant un demi-cercle sur la rive
d’un étang. Leurs chevelures noires n’en forment plus qu’une car elles se sont
rapprochées pour voir leur reflet commun dans l’eau. Résurgence avec les vibrations de la couleur d'une sculpture de Rodin?
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Rodin, Les Trois Faunesses, 1880, collection du musée Rodin |
Mélik joue avec les
contrastes simples des touches colorées et des lignes. La surface des corps
délimitée par de larges cernes noirs, ou verts, est devenue un jeu pour la
lumière et tous les dégradés de l’ocre. Au premier plan, le sol est simplifié
avec ses lignes épaisses d’argiles rouges ou blanches, puis la verdure du bord
de l’eau. La forêt sur l’autre rive est évoquée par la ligne serpentine des
troncs qui répètent la silhouette des femmes. Cette réussite de «
spiritualité plastique » (expression
de Mélik en 1959) vient de la correspondance artistique entre une scène
innocente et des moyens d’expression très épurées. Jamais la fusion entre le
corps et la nature n’avait été si intime. Mélik réinvente la quête du fauvisme
quand la nudité dans la nature devenait le symbole du charme et de l’innocence.
La peinture moderne a voulu rompre avec le naturalisme classique qui avait, de
toute façon, atteint sa perfection formelle avec la Renaissance. La
simplification des formes et la couleur subjective vont autoriser des styles
nouveaux auxquels on reprochera le manque d’habileté artistique, la perte du
métier. Picasso deviendra emblématique de cette rupture : «
Au début je peignais comme les maîtres
classiques et j’ai mis tout ce temps pour arriver à peindre comme un enfant ».
Mais comment faire une peinture expressive
sans tomber dans l’art brut ? Ce sera le défi des
peintres comme Matisse
et Picasso de concilier régression technique et raffinement plastique. «
Plus
on préfère le primitif, moins on devient primitif », E.H. Gombrich,
La Préférence pour le primitif (Episodes
d’une histoire du goût et de l’art en Occident), 2004, p. 297.
Avec les deux gouaches insolites de Mélik on pense à
l’univers fauve de Matisse et à Derain autour de 1905, mais aussi à
l’expressionnisme allemand (le groupe
Die
Bücke, Le Pont/ Le Passage 1905-1912, en référence à Nietzsche qui
voyait
dans l’artiste celui qui sort du présent pour inventer l’avenir).
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Matisse, Le Bonheur de vivre, 1905-1906,
174x238, Fondation Barnes |
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Derain, La Danse, 1906,
185x228cm, Londres |
Les deux tableaux fauves sont à visée allégorique avec de
fortes «
inharmonies intentionnelles »
(Derain). La
Danse repose sur un contraste
général entre jaune-vert-rouge-bleu. Curieusement les deux gouaches de Mélik
scindent ces couleurs pures pour créer deux harmonies colorées (Jaune-vert/
rouge-bleu) de format identique mais complémentaires. Les grands aplats colorés
sont remplacés par des touches en mosaïque qui permettent de fondre les formes
humaines dans le fond ornemental. Gémellité des gouaches pour leur thème et
leur technique, mais différence d’expression par la couleur et la ligne
(touches colorées ou lignes colorées/ vert- jaune ou bleu/rouge). Certaines
réactions devant ces œuvres de Mélik plutôt non-conformes à sa production la
plus identifiable (le style aggloméré) seront négatives. Le flou de l’image, le
contraste des couleurs, l’aspect subtilement naïf du dessin pourront déranger.
Pourtant Mélik réussit ici, de manière exceptionnelle, à concilier la
simplification « primitiviste » et le raffinement expressif, selon la
leçon de Matisse, Picasso et Paul Klee. Avec la deuxième gouache Mélik
s’inscrit aussi dans un thème iconographique très classique, celui des Trois
Grâces qu’il expulse de la tradition pour lui donner sa modernité à la fois
subtile et enfantine. Comme tous les peintres avant lui, il transpose dans son
univers plastique les trois filles de Zeus, servantes d’Aphrodite, qui parlent
à notre mémoire profonde du charme de la Joie, de la Jeunesse et de l’Eclat.
Plusieurs tableaux de Mélik s’inscrivent dans les mythes (
Les Hespérides, La Fille de Gaïa, Pasiphaé, voir sur ce blog,
Un cycle mythologique chez Mélik ?),
mais savons-nous si Mélik a repris explicitement la convention picturale des
Trois Grâces ? Un petit format récemment vendu est justement une
réinvention littérale des Trois Grâces. De manière classique elles dansent en
cercle, autour d’un tissu rouge et ocre
qu’elles font tournoyer en leur centre.
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Mélik, Les Trois
Grâces, 29 x 21 cm, c. 1940, HSB (Hôtel des ventes Méditerranée, janvier
2015)
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Raphaël, Les trois
Grâces, 1504, 17 x 17 cm, Chantilly/
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Cranach l’Ancien, Les trois Grâces, 1531, 37x24 cm, Le Louvre |
Mélik en fait une scène entièrement profane, sans visée
symbolique, où dominent l’ironie et la légèreté dénuées de sensualité. Ici, la
matière est épaisse, et nous n’avons rien de la transparence aqueuse des trois
jeunes filles de la deuxième gouache. Le mode d’expression est une réplique
lointaine et amusée de la tradition romantique revisitée par Cézanne dans sa
période dite « couillarde» (1861-1877), celle de la peinture en pleine
pâte pour des scènes érotiques et violentes. Avec
Une moderne Olympia, qui change une scène équivoque en image crue,
Cézanne répondait au tableau de Manet.
Les déformations expressives et
la danse tournoyante des touches exagéraient la tradition romantique de
Delacroix pour mieux nier l’élégance toute picturale de Manet (voir, Philippe
Dagen,
Cézanne, Flammarion, 1995).
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Cézanne, Une moderne Olympia,
1873-1875, 56 x 55 cm |
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Tentation de saint Antoine, 47 x 56 cm, c.
1877, Musée d’Orsay |
Avec ses Trois Grâces,
probablement au début des années 1940, Mélik s’amuse à son tour avec ces trois
jeunes corps nus aux contours flous et à la pâte épaisse. Le profil de droite
devient expressionniste avec son œil au trait noir et sa chevelure réduite à
deux taches rouges. Entre fauvisme et expressionnisme, quelles seront les voies
de la peinture de Mélik ?
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Mélik,
Homme à la fenêtre, HSB, c. 1938, 31 x 26 cm, collection
particulière
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Si Mélik a toujours dit son admiration pour Matisse et
Derain pour leur courte période fauve (1900-1914), il ne parle jamais de
l’expressionnisme comme tel, même si sa peinture y est parfois rattachée. De
toute façon entre le fauvisme de 1905 et l’expressionnisme allemand de 1910 l’influence
aura été réciproque et équivoque. «
Si
Matisse fut considéré très tôt comme un grand représentant d’une culture
picturale française inaccessible, comme l’inventeur d’harmonies chromatiques
purement sensorielles, il apparut en même temps et précisément pour cette
raison comme le protagoniste un peu suspect d’un hédonisme presque
inadmissible », C. Schulz-Hoffmann, « Sur l’influence des Fauves
en Allemagne, 1905-1912 », in
catalogue d’exposition,
Le Fauvisme,
éruption de la modernité en Europe, Musée d’Art moderne de la Ville de
Paris, octobre 1999 – février 2000. Inversement en 1913 et 1914 Matisse
s’approprie des modes d’expression proches de l’expressionnisme allemand qu’il
avait influencé dix ans auparavant au moment où il durcit son archaïsme
pictural avec le
Portrait de Madame
Matisse (1913) et le
Portrait de
Mademoiselle Yvonne Landsberg (1914).
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Portrait
de Mlle Y. Landsberg, 1914, 147x97 cm |
|
Portrait
de Mme Matisse, 1913, 146x97 cm |
Le basculement aurait pu s’opérer
et Philippe Dagen écrit : « Aucune
sculpture nègre n’est environnée des courbes qui, sur la toile, construisent la
figure. Aucune ne présente la dissymétrie du visage que Matisse aggrave en
recouvrant de noir l’une des joues, alors que l’autre demeure comme balafrée de
rouge sale et de gris. Et néanmoins, l’archaïsme expressif est à son paroxysme
de tension, près de se changer en un expressionnisme archaïsant qui ferait de
Matisse, le temps d’une toile, l’alter ego de Kirchner et Schmidt-Rottluff »,
dans Le peintre, le poète, le sauvage.
Les voies du primitivisme dans l’art français, 2010, p. 486.
|
Karl
Schmidt-Rottluff, L’Eté-Nus en plein air,
1913
|
Loin de l’hédonisme par la fusion de la femme et de la
nature, Mélik a pu également se rapprocher d’une atmosphère sombre par la
couleur et le mouvement des corps. Une
huile sur carton récemment rendue publique pourrait relever de
l’expressionnisme au sens strict. Elle peut être liée au séjour à Marseille
(1932-1934) puisqu’elle associe un groupe de cinq femmes nues sur du sable face
à la mer. C’est une scène nocturne éclairée par une pleine lune (?). Sur une
surface réduite Mélik évoque, dans ce qui semble être une étude de l’intensité
des expressions et des mouvements, tout un univers psychique au moyen de
figurations étranges. Il s’agit d’une peinture exécutée rapidement avec une
grande variété d’ocres et de bleus, une pochade où toute la précision du peintre
se concentre sur les visages.
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Groupe de nus en mouvement, c. 1934, 28 x42 cm, HSC (vente
Drouot, 2014) |
Au premier plan, à
gauche, le corps de profil au dos incliné à angle droit avec la jambe, paraît
courir pour sortir de cette vision inquiétante. Son corps raide en mouvement
mécanique évoque un mannequin doué de vie. Son visage devenu gris fait de ce
corps « un jouet d’horreur »
(G. Bataille («L’Apocalypse de Saint-Sever », Documents, mai 1929). Derrière cette femme-mannequin on voit une
autre femme au regard noir et intense qui nous fixe. Elle vient de tourner sa
tête et ses cheveux noirs se déploient dans l’espace. Les traits de ces deux
têtes sont des lignes anguleuses des yeux jusqu’au nez. Le buste est penché
vers l’arrière de sorte que les deux corps dessinent un triangle. Dans ce vide
on distingue au fond une troisième femme au profil calme qui paraît étrangère à
la scène qui se joue au premier plan. Au centre de l’image, une femme nue est
tournée vers la droite. Son visage est réduit à deux points noirs pour les yeux
et un trait pour la bouche. A gauche, la cinquième femme lui fait face, son visage en pointe est plus animal
qu’humain.
C’est peut-être par ce genre d’images que Mélik approche le plus de
l’expressionnisme lors de cet « exil » difficile à Marseille (rupture
familiale, pauvreté, peinture réaliste des milieux populaires). Dans cette autre
huile sans doute contemporaine (Marseille 1932-1934), le travail graphique et
coloré est beaucoup plus soigné. Le
tableau est très lumineux, et il se présente comme un exercice qui donne à voir
le processus de production de l’image. En effet, les cinq femmes rayonnantes
sont exécutées en suivant les degrés d’une combinatoire du dessin et de la
peinture (du simple croquis au corps peint en totalité). Derrière la sérénité
apparente, l’image a sa profondeur psychique. Mélik a figuré un homme démesuré derrière
le bâtiment à arcades. Il regarde et se cache, et le groupe lumineux des femmes
bascule dans l’inquiétude du désir et le paradoxe du peintre qui veut voir sans
être vu.
|
Mélik,
Groupe de Cinq femmes, 32 x 38 cm,
collection particulière
|
Dans sa peinture Mélik limite l’expressionnisme comme si le
but pour lui n’était pas l’expression subjective et sociale du monde réel
(révolte, solitude, angoisse). Ce qui l’intéresse c’est ce rapport étrange de
l’homme avec lui-même, à travers les êtres différents de soi. En ce sens la
Femme, sa nudité comme son visage, correspond à la plus grande opacité. Dans
cette mesure Mélik est bien dans le sillage du surréalisme d’André Breton.
« Il y a un monde intérieur qui est
en moi, qui compte pour beaucoup. Le monde qui est en moi, je l’exprime,
d’autres l’expriment, il s’extériorise. Il est aussi complexe que l’univers. Un
grain de poussière n’est pas simple, détrompez-vous. Il porte autant de
complexité que l’univers tout entier… Je côtoie le surréalisme mais je reste
nietzschéen », E. Mélik, « Surréalisme nietzschéen », 1937
(archives J.M. Pontier). Pour les modes d’expression graphique et pictural
Mélik pratique la rigueur et la simplification. Il n’y a guère d’outrance et de
déformation, et la profondeur de l’image tient à des rapports plus subtils et
jamais répétitifs. Si sa peinture est expressive c’est au sens de Matisse et
non d’Egon Munch, de Soutine ou de Kirchner : « Ce que je poursuis, par-dessus tout, c’est l’expression… L’expression,
pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui
s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon
tableau : les corps, les vides qui sont autour d’eux, les proportions,
tout cela y a sa part», Matisse, Notes
d’un peintre, 1908.
Dans le tableau suivant, la subtilité des couleurs du bleu à
l’orange et du dessin contrastent avec la violence de la scène qui est
dissimulée. Aucune déformation n’impose la lecture de l’image qui doit être
déchiffrée peu à peu par chacun (voir, « Peindre, mais quoi ? », sur le blog). Scène de souffrance
noyée dans la pure couleur ?
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E. Mélik, Jeune fille, c. 1965, 22x24 cm, collection
particulière.
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On pourra dire que ce quatrième et dernier dessin très
coloré d’une femme nue au corps cerné de noir en compagnie d’une autre femme
nue sous sa robe transparente évoque le music hall à la façon de
l’expressionnisme allemand. Ce graphisme et ces couleurs vives (vert, bleu,
rouge) sont plutôt inhabituels chez Mélik. Tout est dans le contraste graphique
entre les deux femmes, et le visage rayé de noir de la première rappelle le
profil d’une de ses
Trois Grâces. Le
nez est devenu un triangle noir.
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Mélik, Deux femmes
nues, Fusain rehaussé à l’huile, 46 x 29 cm (avant 1962, avec annotation
manuscrite de Mélik au dos)
|
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Derain, La Danseuse
(Prostituée au toupet roux), 1906-1907, HST, 100 x 81 cm, Copenhague
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Le dessin de Mélik est en résonance avec les couleurs du grand
format de Derain,
La Danseuse,
rouge-bleu-vert, avec ses lignes noires pour le corps. L’image de Mélik est un
dessin dont la rapidité du trait est celle d’un spectacle de cabaret. Chez
Derain comme chez Mélik, les couleurs sont des transpositions expressives.
L’œuvre graphique de Mélik reste
à explorer dans ses rapports avec sa peinture. Mélik a-t-il pratiqué la
technique du dessin préparatoire ? Pourquoi le dessin est-il si souvent
laissé visible à côté ou sous les rehauts de couleurs ? L’ajout de la
couleur passe par des touches rapides, des aplats incomplets ou des
éclaboussures. Mélik n’a-t-il pas dépassé « le partage traditionnel des rôles entre le dessin (stade de la
conception) et la couleur (chargée de l’effet physique) »? (R.
Labrusse). Et c’est ce dépassement qui
l’inscrirait dans le sillage du fauvisme. Dans les deux étranges gouaches dont
nous sommes partis Mélik a dépassé l’opposition entre la ligne et la touche
colorée, entre la figure et le fond. Il ne s’agit plus de dessin mais pas
vraiment de peinture. Les touches colorées et les lignes sinueuses finissent
par tracer sous nos yeux une vision d’harmonie, une composition d’imagination. L’image
fluide semble purement spontanée, les corps sont déformées sans violence comme
si la ressemblance ne comptaient plus pour cette fusion visuelle entre la
nature et les jeunes corps nus. L’identité de ces gouaches n’est-elle pas d’abord
dans le rapport des couleurs (vert/jaune et bleu/rouge) ? « Il y a toujours harmonie dès que les tons
s’expriment les uns par les autres et que leur somme est un ensemble
absolu », Matisse, Notes d’un
peintre, 1908.
« En somme, c’est
affirmer cette tendance qui fait de la couleur une nouvelle matière dans
laquelle on transpose comme dans du marbre ou du bois qui se décompose en
différences logiques », Derain, Lettre
à Matisse (cité par R. Labrusse, Matisse-Derain.
La vérité du fauvisme, Hazan, 2005).
La diversité des modes d’expression de Mélik, comme les
relations complexes entre sa pratique du dessin et sa pratique de la peinture
nous interrogent sur ce qu’il pouvait bien attendre de la production d’images.
Selon Rémi Labrusse, le fauvisme n’est pas d’abord un nouveau style mais une nouvelle
condition pour l’image qui n’a plus à être reflet de la réalité mais foyer
d’énergie expressive. Les dessins de Mélik sont troublés par des touches de
couleur, comme s’il s’agissait de suggérer ou de brouiller une image plutôt que
de la compléter et de la finir. C’est un monde dans son moment d’engendrement,
dans son moment d’apparition dans l’esprit de l’artiste et du regardeur
(« l’émotion perceptive »
selon Matisse). Ce n’est même plus une représentation fortement expressive et transposée de la réalité comme chez
Matisse et Derain en 1905-1906, mais un monde en soi de couleurs et de formes
- à peine des figures - qui deviennent étrangement
les nôtres. Et si Mélik avait évité l’expressionnisme pour pousser plus loin la
révolution fauve de l’image ?
« Pour Derain et
Matisse le fauvisme n’a pas été l’invention d’un système, la redéfinition de
catégories, mais une sortie hors des catégories », Rémi Labrusse, op. cit.
Olivier Arnaud
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