Edgar Mélik, La Dryade,
124x70 cm, collection particulière
Ce tableau de
Mélik est remarquable par son thème autant que par son format : une femme
dont le corps immense occupe tout l’espace. Ce corps démesuré a la blancheur de
la terre. Quelques zones réduites d’ocre
orangée et de bleu, repoussées sur les
bords, projettent la figure au premier
plan. La chevelure en cascade sur les épaules, les pointes des seins et le triangle
du sexe donnent son allure humaine à cette étrange créature. Le bleu du ciel fait
écho à ses yeux puis à l’eau d’où elle émerge.
S’agit-il d’une baigneuse ? Le corps dans l’espace est à la fois
massif et étrangement souple. Côté gauche, le bras et la main immenses se
penchent vers l’eau grâce au genou replié, tandis que l’autre moitié du corps
est redressé vers le haut, le bras et sa main réduits. Ainsi le corps de biais
est projeté vers l’avant de l’espace. Le visage archaïque inscrit dans un carré
se tourne vers le haut dans une torsion du cou improbable. De quel monde
procède cette créature ?
Mélik, La Dryade (Détail), un regard pris sur
le vif
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Mélik, La Dryade (Détail), massivité et souplesse du corps |
Il fut un temps où Picasso et Derain cherchaient à rompre
avec les conventions de la peinture-imitation en s’appuyant sur des univers
plastiques éloignés de l’art occidental moderne (Moyen Age, Afrique, Orient, etc.),
dans les traces de Gauguin.
Picasso, Femme assise, les jambes croisées, 1906, |
, La
Dryade, 1908, 185x 108 cm, L’Ermitage 151 x 100 cm, Prague
|
Le tableau le plus grand de Picasso en 1908 est ce Nu dans la forêt, aux pieds puissants en
contact avec le sol. Il s’agit d’une Dryade, divinité de la nature qui incarne
la force archaïque de la Vie, ses
racines à la fois féminines et
végétales. Dans le tableau de Mélik on retrouve ce sentiment de puissance
identifiée avec la nature génératrice grâce à des bras musclés, des mains
massives, des seins et un sexe surlignés. L’historien d’art, Philippe Dagen
définit dans le cas de Picasso, à ce moment précis de sa peinture, un « archaïsme
expressif moderne » (voir Le
peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français,
Flammarion 2010). Pour ce peintre et ses amis Derain et Matisse il ne
s’agissait pas de copier une esthétique venue d’ailleurs, mais d’inventer un
langage moderne pour un sentiment archaïque face à la Vie, la Terre incarnée
dans cette Femme géante.
Braque, Le Grand nu, 1907 |
Matisse, Nu bleu, souvenir de Biskra, 1907 |
Derain, La Toilette,
1908, 172 x 120 cm, non localisé
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Matisse de son côté a brièvement imaginé un primitivisme coloré, comme pour le
Nu bleu (Souvenir de Biskra) en 1907.
C’est sa réponse ironique au Picasso des Demoiselles
d’Avignon (1907). « Idole que ce
nu bleu ? Incarnation de la fécondité et de la Nature, plutôt. Il ne
s’agit ni d’une prostituée ni d’une allégorie de la maladie, mais conformément
à la thématique matissienne, d’une image heureuse, sinon voluptueuse, d’une
divinité de la fertilité, mollement couchée dans un paysage qui serait celui de
l’oasis de Biskra… S’il en est ainsi, il serait presque justifié de voir dans
le Nu bleu une Source qui n’aurait plus rien d’ingresque, si ce n’est le motif
poétique », P. Dagen, idem.,
p. 355. Chez Mélik, le thème de l’eau est discret mais il donne à la scène
toute sa signification vitale : ce corps monumental avec sa main géante
est incliné vers l’eau, et on imagine déjà le geste suivant pour se laver ou se
rafraîchir.
On voit que la Dryade de Mélik n’est pas une créature isolée
dans le buissonnement de la peinture moderne. Ces femmes massives et mythiques
furent des créations simultanées d’une avant-garde fascinée par l’expressivité
de la sculpture nègre. Certes, après 1918, il y eut divergence entre tous ces
artistes à partir de cet « archaïsme expressif » brièvement partagé.
Derain va évoluer vers un scepticisme néoclassique. Picasso ne verra dans le
cubisme d’avant-guerre qu’un mode d’expression parmi d’autres (divisionnisme,
pseudo-ingrisme, collage, etc.). Braque inventera une variante élégante et
savante du cubisme. Enfin, Matisse pratiquera un retour au classicisme avec sa
période niçoise (1918-1930, série des Odalisques par exemple). Le constat de
Philippe Dagen est sans appel : « Le
mouvement a été sans durée ni vitalité.
Aucune école archaïsante ne se fonde en 1908 sous l’autorité de Picasso et
Derain » (idem. p. 469). Avec sa figuration paisible et gauche
de la Femme originaire Mélik renoue-t-il inconsciemment avec ses Femmes massives à l’expressivité archaïque de Braque, Derain,
Matisse et Picasso ? Un peintre et critique d’art avait perçu ce côté
archaïque chez Mélik, c’est André Verdet. A l’occasion d’une exposition galerie
Octobon à Saint Paul de Vence il écrit : « Mélik Edgar, ce barbare des temps modernes dont l’œuvre est à la fois
hiératique et vivante s’intègre partout parmi les classiques des civilisations
successives », Le Patriote (le Var), 18 septembre 1954 (archives du
musée Mélik, Cabriès).
Olivier ARNAUD
Merci pour cette critique comparative, qui fait le point autour de ce tableau que nous ne pourrons voir que lors d'une exposition thématique au Musée de Cabries. Je m’aperçois en effet qu'il fait partie d'une collection particulière. Peut-être la photo aurait gagnée à être plus grande. Il est vrai qu'elle est en rapport de taille avec les œuvres auxquelles Olivier les compare.
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