lundi 29 décembre 2014

La Dryade de Picasso à Mélik




Edgar Mélik, La Dryade, 124x70 cm, collection particulière

      Ce tableau de Mélik est remarquable par son thème autant que par son format : une femme dont le corps immense occupe tout l’espace. Ce corps démesuré a la blancheur de la terre.  Quelques zones réduites d’ocre orangée et de bleu,  repoussées sur les bords,  projettent la figure au premier plan. La chevelure en cascade sur les épaules, les pointes des seins et le triangle du sexe donnent son allure humaine à cette étrange créature. Le bleu du ciel fait écho à ses yeux puis à l’eau d’où elle émerge.  S’agit-il d’une baigneuse ? Le corps dans l’espace est à la fois massif et étrangement souple. Côté gauche, le bras et la main immenses se penchent vers l’eau grâce au genou replié, tandis que l’autre moitié du corps est redressé vers le haut, le bras et sa main réduits. Ainsi le corps de biais est projeté vers l’avant de l’espace. Le visage archaïque inscrit dans un carré se tourne vers le haut dans une torsion du cou improbable. De quel monde procède cette créature ?  
                                           Mélik, La Dryade (Détail), un regard pris sur le vif 


Mélik, La Dryade (Détail), massivité et souplesse du corps
Il fut un temps où Picasso et Derain cherchaient à rompre avec les conventions de la peinture-imitation en s’appuyant sur des univers plastiques éloignés de l’art occidental moderne (Moyen Age, Afrique, Orient, etc.), dans les traces de Gauguin.

Picasso, Femme assise, les jambes croisées, 1906,                 

,                 La Dryade, 1908, 185x 108 cm, L’Ermitage  151 x 100 cm, Prague
              
Le tableau le plus grand de Picasso en 1908 est ce Nu dans la forêt, aux pieds puissants en contact avec le sol. Il s’agit d’une Dryade, divinité de la nature qui incarne la force archaïque de la Vie,  ses racines à la fois  féminines et végétales. Dans le tableau de Mélik on retrouve ce sentiment de puissance identifiée avec la nature génératrice grâce à des bras musclés, des mains massives, des seins et un sexe surlignés. L’historien d’art, Philippe Dagen définit dans le cas de Picasso, à ce moment précis de sa peinture,  un « archaïsme expressif moderne » (voir Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Flammarion 2010). Pour ce peintre et ses amis Derain et Matisse il ne s’agissait pas de copier une esthétique venue d’ailleurs, mais d’inventer un langage moderne pour un sentiment archaïque face à la Vie, la Terre incarnée dans cette Femme géante.
Derain, Baigneuses, 1908, 180 x 225 cm, collection particulière

L’autre peintre virtuellement convoqué par ce tableau de Mélik est Derain (voir, « Mélik et Derain, un archaïsme réinventé ? », sur ce blog).  On sait que Mélik jeune a eu plus d’admiration pour  Derain que pour Picasso (en cela proche d’André Breton). Contrairement à l’illusion rétrospective, des deux figures de l’avant-garde montmartroise, la plus connue avant la Grande guerre est Derain (voir P. Dagen, op.cit., p. 448). Derain aspirait à l’expression par l’archaïsme. Chez Mélik la complexité du geste de tout le corps traité comme un ensemble de masses en mouvement, le monde de l’eau d’une baigneuse, enfin l’harmonie entre primitivisme et douceur rappellent la sérénité monumentale des grandes toiles de Derain.  « Alors que Picasso et Braque fragmentent les formes, Derain s’en tient à une représentation fondée sur la pétrification des volumes », P. Dagen, « Derain : la synthèse des archaïsmes », idem.).
La pétrification des volumes du corps chez Mélik vient directement de l’anatomie des bras et des jambes en mouvements contrastés. C’est aussi l’effet de surface avec cette peinture matière propre à Mélik qui donne l’impression rugueuse d’une muraille (un mélange de peinture et  de vieille tuile réduit en poudre?). 


                             Picasso, Femme nue allongée sous un pin, 1959

            La Femme Dryade ne disparaîtra pas vraiment chez Picasso après sa courte période d’« archaïsme expressif ». Elle se métamorphosera au gré de ses modes de figuration. Par exemple, cette Femme nue allongée sous un pin très tardive est encore une Dryade, cette Femme fascinante et étrange qui s’identifie de manière subliminale avec la montagne sainte-Victoire (voir A. Paire, Pablo Picasso à Vauvenargues,  2009).  La Dryade de Mélik pourrait lui être contemporaine ! Elle aussi est une expression de la puissance de la Nature incarnée dans la Femme fondatrice. Mais alors que Picasso joue avec la frontalité du sujet – cette Femme pétrifiée et pétrifiante pose, nous défiant de tout notre Désir – la Femme géante de Mélik est dans son propre monde silencieux, surprise dans son geste souple et intime (le Bain d’avant l’humanité). 
Braque, Le Grand nu, 1907                                     

Matisse, Nu bleu, souvenir de Biskra, 1907

Derain, La Toilette, 1908, 172 x 120 cm, non localisé



                Matisse de son côté a brièvement  imaginé un primitivisme coloré, comme pour le Nu bleu (Souvenir de Biskra) en 1907. C’est sa réponse ironique au Picasso des Demoiselles d’Avignon (1907). « Idole que ce nu bleu ? Incarnation de la fécondité et de la Nature, plutôt. Il ne s’agit ni d’une prostituée ni d’une allégorie de la maladie, mais conformément à la thématique matissienne, d’une image heureuse, sinon voluptueuse, d’une divinité de la fertilité, mollement couchée dans un paysage qui serait celui de l’oasis de Biskra… S’il en est ainsi, il serait presque justifié de voir dans le Nu bleu une Source qui n’aurait plus rien d’ingresque, si ce n’est le motif poétique », P. Dagen, idem., p. 355. Chez Mélik, le thème de l’eau est discret mais il donne à la scène toute sa signification vitale : ce corps monumental avec sa main géante est incliné vers l’eau, et on imagine déjà le geste suivant pour se laver ou se rafraîchir.
On voit que la Dryade de Mélik n’est pas une créature isolée dans le buissonnement de la peinture moderne. Ces femmes massives et mythiques furent des créations simultanées d’une avant-garde fascinée par l’expressivité de la sculpture nègre. Certes, après 1918, il y eut divergence entre tous ces artistes à partir de cet « archaïsme expressif » brièvement partagé. Derain va évoluer vers un scepticisme néoclassique. Picasso ne verra dans le cubisme d’avant-guerre qu’un mode d’expression parmi d’autres (divisionnisme, pseudo-ingrisme, collage, etc.). Braque inventera une variante élégante et savante du cubisme. Enfin, Matisse pratiquera un retour au classicisme avec sa période niçoise (1918-1930, série des Odalisques par exemple). Le constat de Philippe Dagen est sans appel : « Le mouvement  a été sans durée ni vitalité. Aucune école archaïsante ne se fonde en 1908 sous l’autorité de Picasso et Derain » (idem. p.  469). Avec sa figuration paisible et gauche de la Femme originaire Mélik renoue-t-il  inconsciemment avec ses Femmes massives à  l’expressivité archaïque de Braque, Derain, Matisse et Picasso ? Un peintre et critique d’art avait perçu ce côté archaïque chez Mélik, c’est André Verdet. A l’occasion d’une exposition galerie Octobon à Saint Paul de Vence il écrit : « Mélik Edgar, ce barbare des temps modernes dont l’œuvre est à la fois hiératique et vivante s’intègre partout parmi les classiques des civilisations successives », Le Patriote (le Var), 18 septembre 1954 (archives du musée Mélik, Cabriès).

 Olivier ARNAUD

1 commentaire:

  1. Merci pour cette critique comparative, qui fait le point autour de ce tableau que nous ne pourrons voir que lors d'une exposition thématique au Musée de Cabries. Je m’aperçois en effet qu'il fait partie d'une collection particulière. Peut-être la photo aurait gagnée à être plus grande. Il est vrai qu'elle est en rapport de taille avec les œuvres auxquelles Olivier les compare.

    RépondreSupprimer