samedi 19 avril 2014

Edgar Mélik et la folie de Nietzsche (et de quelques autres), par Olivier Arnaud


 « Nous autres peintres, nous ne sommes pas les premiers parvenus à l’idée de renoncer au sens logique dans l’art… Ce furent Schopenhauer et Nietzsche qui enseignèrent les premiers quelle profonde signification a le non-sens de la vie. Ils enseignèrent aussi comment ce non-sens pouvait être traduit en art », Giorgio De Chirico.
          Par la lecture de la biographie d’Edgar Mélik  de Jean-Marc Pontier nous avons une idée des passions littéraires d’Edgar Mélik (Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche, Kafka, Miloz, etc.).  Je voudrais m’attarder un peu sur le cas de Nietzsche. Si son influence a été majeure dans les milieux littéraires et artistiques français après 1900, il est difficile de préciser ce que Mélik en a lu et les impacts de cette œuvre sur sa peinture, dès les années 30. Mais son cas n’est pas isolé, et les peintres qui se sont nourris de l’univers poétique et philosophique de Nietzsche sont nombreux en Europe depuis 1900 (Max Beckmann, Giorgio De Chirico, André Masson). Parmi les traces qui nous restent de la vie intellectuelle de Mélik, un témoignage est remarquable. En 1937, Mélik reçoit dans son atelier à Paris, quartier Daguerre, la journaliste d’art Claude Marine pour un entretien à paraître dans la revue Comoedia. Les trois pages dactylographiées donnent une image très concrète de notre peintre qui se réclame d’un « surréalisme nietzschéen ». L’expression peut paraître banale pour l’époque en raison de la double influence artistique du surréalisme et de Nietzsche entre les deux guerres. Elle confirmerait, tout au plus, l’adhésion revendiquée de Mélik à l’avant-garde !
Pourtant rien n’est moins simple. L’œuvre du philosophe allemand faisait l’objet de polémiques violentes en France. Elle avait été trahie et récupérée par la politique extrémiste, depuis au moins 1933, année de la rencontre entre Hitler et Elisabeth Foerster, sœur de Nietzsche. Dans cette période, André Breton et les surréalistes s’éloignent de Nietzsche, dans le cadre de leur option pour la révolution antifasciste. Ainsi l’expression de Mélik, loin d’être un reflet banal de l’époque, est plutôt une invention en forme de provocation. « Je suis surréaliste ET nietzschéen, même si c’est impensable ».
Dans le monde littéraire, un auteur tourne violemment le dos au surréalisme et investit l’œuvre de Nietzsche, c’est Georges Bataille (1897-1962). Il joue un rôle important dans les trois revues d’art non-conformistes publiées à Paris  dans les années 30. C’est la période où Mélik se forme dans diverses Académies libres de Montparnasse, puis sa vie se partage entre le château  de Cabriès (impossible à habiter en hiver) et son atelier parisien. La première revue animée par G. Bataille fut  Documents (avec ses amis Carl Einstein, Michel Leiris, Georges Caillois, André Masson) qui paraît de 1929 à 1930. Cette revue est tellement novatrice et dérangeante  que Giacometti  en conservera toute sa vie les 15 numéros. Ensuite, G. Bataille participe à l’édition de la revue d’avant-garde, Minotaure (1933-1939), où écrit tout ce qui compte dans la littérature et la peinture contemporaines. Il crée enfin la revue Acéphale (1936-1939) où il défend l’œuvre de Nietzsche contre la récupération fasciste. Sa position courageuse est assez isolée.
« Hormis Georges Bataille, quel homme de gauche eût osé publier en France en 1937 une « Réparation à Nietzsche » ? Certainement pas les surréalistes. » (Michel Camus, Préface, réédition de la revue Acéphale, 1995).
En juin 1939, la revue Acéphale publie un article, « La folie de Nietzsche »,  pour commémorer la chute de Nietzsche dans la folie, à Turin au printemps  1889, quand il vit un homme frappait violemment un cheval. Georges Bataille propose la  vision étonnante d’une tête qui incarnerait tous les hommes, et qui sombrerait à cause de cette solitude créatrice dans la fête et la folie. Si on s’intéresse aux sources littéraires possibles de certaines images créées par Mélik (voir Un autoportrait énigmatique, sur ce blog), il y a un tableau fabuleux, au sens littéral du mot, qu’on peut rapprocher de cette image littéraire créée par G. Bataille pour faire comprendre la créativité et la folie de Nietzsche.
Tête créatrice, début 1950, 100 x 150 cm, collection particulière


La peinture de Mélik est toujours du fantastique souverain. Des êtres, d’aspect plus ou moins irréel, surgissent de la toile. Ils ne demandent à personne d’être ce qu’ils sont, tels que le peintre les aura vus une fois pour toutes.  Avec cette créature imaginaire ne bascule-t-on pas dans le grotesque familier, l’ogre de notre enfance ? Toute l’image est envahie par une tête fabuleuse. Son cou et ses joues lisses et d’ocre claire contrastent  violemment avec le haut de son visage bariolé de couleurs éclatantes. On distingue nettement ses yeux,  bleu puis rouge,  et sa bouche - deux traits blancs ouverts sur l’inconnu. Au-dessus de cet arc de cercle, la peau laiteuse a laissé place à une bataille complexe de formes colorées, autant d’emblèmes abstraits indéchiffrables (voir détails ci-dessous). L’image figurative s’est  décomposée en expériences formelles. En opposition avec la peinture-représentation où le gros plan sur les lèvres donne réellement le dessin des lèvres, dans la peinture de Mélik c’est la localisation de la forme abstraite qui produit l’allusion mimétique. L’œil droit est d’une abstraction particulièrement élaborée dans la mesure où ce n’est plus la ligne qui produit la représentation, mais des formes-signes colorées et agencées (pupille, iris, paupières, commissure, etc. ...

Tête créatrice, détails : œil injecté de sang et bouche
 
Mais cette Tête omniprésente n’est pas seule. Sur un fond bleu intense des êtres à forme humaine virevoltent, heureux de leurs mouvements. Entre l’extérieur et l’intérieur du visage les couleurs font le lien : ces êtres ne sont-ils pas expulsés de cette tête jubilatoire? La Tête est-elle créatrice de ces êtres minuscules ? Ses yeux sont injectés ou cernés de sang. Métaphore de la folie créatrice de l’artiste ? Quelle est la correspondance entre cette image et le texte hallucinatoire de Bataille, « La folie de Nietzsche » ?
                                          « Mais si l’ensemble des hommes – ou plus simplement leur existence intégrale – S’INCARNAIT en un seul être – évidemment aussi solitaire et aussi abandonné que l’ensemble – la tête de L’INCARNE serait le lieu d’un combat inapaisable – et si violent que tôt ou tard elle volerait en éclats. Car il est difficile d’apercevoir jusqu’à quel degré d’orage ou de déchaînement parviendraient les visions de cet incarné, qui devrait voir Dieu mais au même instant le tuer, puis devenir Dieu lui-même  mais seulement pour se précipiter aussitôt dans un néant… Il ne pourrait pas, en effet, se contenter de penser et de parler, car une nécessité intérieure le contraindrait de vivre ce qu’il pense et ce qu’il dit. Un semblable incarné connaîtrait ainsi une liberté si grande qu’aucun langage ne suffirait à en reproduire le mouvement… Seule la pensée humaine ainsi incarnée deviendrait une fête dont l’ivresse et de la licence ne seraient pas moins déchaînées que le sentiment du tragique et l’angoisse ? Ceci entraîne à reconnaître que l’ «homme incarné » devrait aussi devenir fou. »
G. Bataille, Revue Acéphale, n°5, Folie, guerre et mort, juin 1939.
Bien sûr, il n’est pas question d’influence matérielle du texte de G. Bataille sur le tableau de Mélik. Mais comment admettre et considérer les images les plus dérangeantes de Mélik sans voir le contexte artistique et intellectuel où de telles images visuelles et littéraires étaient la norme ? Les faits dispersés existent qui prouvent que Mélik avait mémorisé les actes les plus « transgressifs  et régressifs » de l’art,  au sens positif que prenait ces termes dans les revues de G. Bataille et du surréalisme d’avant-guerre (ready-made, automatisme, poème surréaliste, séduction de la cruauté, matière contre forme, etc.). L’énigme de la peinture de Mélik ne tient-elle pas à l’altération de la Figure humaine, référence pour la beauté depuis les Grecs et la Renaissance ? Au lieu de produire des ressemblances sublimes de la Figure humaine, la peinture de Mélik produira sans cesse des « ressemblances cruelles », non sans affinités avec l’anti-esthétique mise au point par Bataille dans ses revues des années 30.
« Le style doit être tenu, non pour une affaire d’élégance ou de pure et simple histoire de l’art, mais pour « le symptôme d’un état de choses essentiel » - une chose de l’être visuellement manifestée dans la mise en catastrophe des « formes académiques » par des « formes démentes » », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, p. 335, 1995.
                                          Altération de la Figure humaine et folie sont bien sûr liées dans la crise de la peinture des années 20 et 30. Et nous avons la preuve que le risque de la folie chez l’artiste est resté aux yeux de Mélik inséparable de l’œuvre et de l’existence de Nietzsche. Trente ans après l’entretien où il se réclamait d’un « surréalisme nietzschéen », dans Le Provençal (1967) il parle de Rimbaud et de Nietzsche, de ses musiciens favoris (Beethoven, Bach, Moussorgsky, Ravel) et de ses peintres (Bonnard, Derain, Soulages et Manessier). Il y évoque sa vie obstinée dans le château de Cabriès depuis 1932, ce qui l’entraîne spontanément vers l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra :
« Nietzsche a cherché un vieux château médiéval dans le Tyrol. Il ne l’a pas trouvé. S’il l’avait trouvé comme moi il ne serait pas devenu fou. » (Archives Musée Mélik, Château de Cabriès).
La confidence est à double tranchant. Malgré sa rude solitude dans le château de Cabriès, Edgar Mélik estime qu’il a conjuré la folie qui hante la figure de l’artiste moderne. La hantise de la folie, il l’avait aussi associée, par sa peinture, à Van Gogh. En 1959, à la Librairie-galerie « La Source », à Aix-en-Provence, Mélik a réalisé une de ses plus belles expositions, autour de la figure de Van Gogh. A ce jour, les 27 tableaux exposés ne sont plus connus, sauf deux, et encore par des photos de presse. Il reste surtout l’article élogieux écrit par André Alauzen (Le Provençal, Chronique des Arts, 29 octobre 1959 ; Archives du Musée Mélik, Château de Cabriès). Un tableau évoquait la folie de Van Gogh :
« Le petit numéro 3, non-représentationnel au premier abord, recrée la folle atmosphère des crises d’épilepsie larvée qui étreignaient le pauvre Vincent » (Alauzen).
La folie de Van Gogh (1853-1890) était devenue un enjeu littéraire aussi présent que la folie de Nietzsche.  Georges Bataille publie en 1930 « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh » (revue Documents), puis en 1937 « Van Gogh Prométhée » (revue Verve, décembre 1937).   Mais la folie de Van Gogh est surtout au centre de l’œuvre d’Antonin Artaud (1896-1948). Mélik a-t-il lu Le suicidé de la société (1947), dont la renommée a été immédiate ? Etait-il à Paris en juillet 1947 pour voir à la Galerie Pierre Loeb les dessins d’Artaud qui étaient autant de tentatives pour réunifier une identité menacée de dislocation par la folie ? (Mélik était à Paris à l’été 47, puisque c’est en redescendant à Marseille qu’il visita l’exposition d’art contemporain d’Avignon, juillet-septembre 1947). Un autoportrait d’Artaud est singulièrement troublant :
« Une large entaille verticale sillonne son front et le fend, puis se brise. Le visage d’Artaud semble disjoint, ou résulte plutôt d’un accolement de deux éléments de visage. La partie gauche du visage exprime une face morte (l’œil mi-clos, livide), dont les os du crâne  émergent. De l’autre on voit un visage plein de vitalité, par la force de la courbe de la joue, par la force de l’œil grand ouvert et extrêmement bien détaillée, jusqu’au reflet dans l’iris. L’artiste a forcé l’unité du portrait sans dissimuler la fêlure qui caractérise le visage.», Sébastien Dufay, « Retrouver la Face : étude du visage dans les dessins d’Antonin Artaud et Alberto Giacometti », 2010 (OpenEdition Books).

A. Artaud, autoportrait, 1946
 Edgar Mélik, autoportrait, 1955
 
 
Très curieusement un Autoportrait d’Edgar Mélik est impressionnant pour la même entaille qui descend jusqu’au menton, avec deux faces plastiquement opposées. La face morte, pareillement à gauche du tableau, entièrement livide, une oreille sans vie, avec un œil mi-clos et sans expression. La face vivante, à l’œil grand ouvert d’un regard intense, la ligne de la joue bleue est saillante, l’oreille rose. La position des mains fermement croisées signale la volonté de maintenir l’unification menacée du sujet mental. Le parallélisme entre le dessin d’Artaud et le tableau de Mélik est si évident qu’on peut penser que la même expérience psychiatrique est à l’œuvre. Comment expliquer l’identification des deux faces, car il est peu probable que Mélik se soit inspiré du dessin d’Artaud pour son Autoportrait ? La médecine pourrait-elle expliquer que l’expression symbolique de la vitalité passe par le côté droit dans le cas d’une menace de dislocation de la personnalité ?                             
 
 
 Edgar Mélik, tête en flammes

 Edgar Mélik, tête volant en éclats
 

Chacun de ces tableaux de Mélik n’est-il pas une « forme-épreuve »  (G. Didi-Huberman) - épreuve déchirant la forme de la Figure encore humaine et méconnaissable (de la face fendue mi-vivante, mi-morte; des os du crâne devenus visibles pour voler en éclat; de la peau déchirée par le tourbillon des formes colorées) ?
 

1 commentaire:

  1. "ET SOUVENT LA FOLIE N'EST QU'UN MASQUE
    QUI CACHE UN SAVOIR TROP FATAL"

    F.W NIETZSCHE.

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