La peinture de Mélik est toujours
du fantastique souverain. Des êtres, d’aspect plus ou moins irréel, surgissent
de la toile. Ils ne demandent à personne d’être ce qu’ils sont, tels que le
peintre les aura vus une fois pour toutes.
Avec cette créature imaginaire ne bascule-t-on pas dans le grotesque familier,
l’ogre de notre enfance ? Toute l’image est envahie par une tête
fabuleuse. Son cou et ses joues lisses et d’ocre claire contrastent violemment avec le haut de son visage bariolé
de couleurs éclatantes. On distingue nettement ses yeux, bleu puis rouge, et sa bouche - deux traits blancs ouverts sur
l’inconnu. Au-dessus de cet arc de cercle, la peau laiteuse a laissé place à
une bataille complexe de formes colorées, autant d’emblèmes abstraits indéchiffrables (voir détails ci-dessous).
L’image figurative s’est décomposée en
expériences formelles. En opposition avec la peinture-représentation où le gros
plan sur les lèvres donne réellement le dessin des lèvres, dans la peinture de
Mélik c’est la localisation de la forme abstraite qui produit l’allusion mimétique.
L’œil droit est d’une abstraction particulièrement élaborée dans la mesure où
ce n’est plus la ligne qui produit la représentation, mais des formes-signes
colorées et agencées (pupille, iris, paupières, commissure, etc. ...
Tête créatrice, détails : œil injecté de sang et bouche
Mais cette Tête omniprésente n’est pas seule. Sur un fond bleu intense des
êtres à forme humaine virevoltent, heureux de leurs mouvements. Entre
l’extérieur et l’intérieur du visage les couleurs font le lien : ces êtres
ne sont-ils pas expulsés de cette tête jubilatoire? La Tête est-elle créatrice de ces êtres minuscules ? Ses yeux
sont injectés ou cernés de sang. Métaphore de la folie créatrice de
l’artiste ? Quelle est la correspondance entre cette image et le texte
hallucinatoire de Bataille, « La
folie de Nietzsche » ?
« Mais si l’ensemble des hommes – ou plus
simplement leur existence intégrale – S’INCARNAIT
en un seul être – évidemment aussi solitaire et aussi abandonné que
l’ensemble – la tête de L’INCARNE
serait le lieu d’un combat inapaisable – et si violent que tôt ou tard elle
volerait en éclats. Car il est difficile d’apercevoir jusqu’à quel degré
d’orage ou de déchaînement parviendraient les visions de cet incarné, qui
devrait voir Dieu mais au même instant le tuer, puis devenir Dieu lui-même mais seulement pour se précipiter aussitôt
dans un néant… Il ne pourrait pas, en effet, se contenter de penser et de
parler, car une nécessité intérieure le contraindrait de vivre ce qu’il pense
et ce qu’il dit. Un semblable incarné connaîtrait ainsi une liberté si grande
qu’aucun langage ne suffirait à en reproduire le mouvement… Seule la pensée
humaine ainsi incarnée deviendrait une fête dont l’ivresse et de la licence ne
seraient pas moins déchaînées que le sentiment du tragique et l’angoisse ?
Ceci entraîne à reconnaître que l’ «homme incarné » devrait aussi
devenir fou. »
G. Bataille, Revue Acéphale, n°5, Folie, guerre et mort, juin 1939.
Bien sûr, il n’est pas question
d’influence matérielle du texte de G. Bataille sur le tableau de Mélik. Mais
comment admettre et considérer les images les
plus dérangeantes de Mélik sans voir le contexte artistique et intellectuel
où de telles images visuelles et littéraires étaient la norme ? Les faits
dispersés existent qui prouvent que Mélik avait mémorisé les actes les plus
« transgressifs et régressifs »
de l’art, au sens positif que prenait ces
termes dans les revues de G. Bataille et du surréalisme d’avant-guerre (ready-made,
automatisme, poème surréaliste, séduction de la cruauté, matière contre forme,
etc.). L’énigme de la peinture de Mélik ne tient-elle pas à l’altération de la
Figure humaine, référence pour la beauté depuis les Grecs et la
Renaissance ? Au lieu de produire des ressemblances sublimes de la Figure
humaine, la peinture de Mélik produira sans cesse des « ressemblances cruelles », non sans
affinités avec l’anti-esthétique mise au point par Bataille dans ses revues des
années 30.
« Le style doit être tenu, non pour une affaire d’élégance ou de pure et
simple histoire de l’art, mais pour « le symptôme d’un état de choses
essentiel » - une chose de l’être visuellement manifestée dans la mise en
catastrophe des « formes académiques » par des « formes
démentes » », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille,
p. 335, 1995.
Altération
de la Figure humaine et folie sont bien sûr liées dans la crise de la peinture
des années 20 et 30. Et nous avons la preuve que le risque de la folie chez
l’artiste est resté aux yeux de Mélik inséparable de l’œuvre et de l’existence
de Nietzsche. Trente ans après l’entretien où il se réclamait d’un « surréalisme nietzschéen », dans Le Provençal (1967) il parle de Rimbaud
et de Nietzsche, de ses musiciens favoris (Beethoven, Bach, Moussorgsky, Ravel)
et de ses peintres (Bonnard, Derain, Soulages et Manessier). Il y évoque sa vie
obstinée dans le château de Cabriès depuis 1932, ce qui l’entraîne spontanément
vers l’auteur d’Ainsi parlait
Zarathoustra :
« Nietzsche a cherché un vieux château médiéval dans le Tyrol. Il ne l’a
pas trouvé. S’il l’avait trouvé comme moi il ne serait pas devenu fou. »
(Archives Musée Mélik, Château de Cabriès).
La confidence est à double
tranchant. Malgré sa rude solitude dans le château de Cabriès, Edgar Mélik
estime qu’il a conjuré la folie qui hante la figure de l’artiste moderne. La
hantise de la folie, il l’avait aussi associée, par sa peinture, à Van Gogh. En
1959, à la Librairie-galerie « La Source », à Aix-en-Provence, Mélik
a réalisé une de ses plus belles expositions, autour de la figure de Van Gogh.
A ce jour, les 27 tableaux exposés ne sont plus connus, sauf deux, et encore
par des photos de presse. Il reste surtout l’article élogieux écrit par André
Alauzen (Le Provençal, Chronique des
Arts, 29 octobre 1959 ; Archives du Musée Mélik, Château de Cabriès). Un
tableau évoquait la folie de Van Gogh :
« Le petit numéro 3, non-représentationnel au premier abord,
recrée la folle atmosphère des crises d’épilepsie larvée qui étreignaient le
pauvre Vincent » (Alauzen).
La folie de Van Gogh (1853-1890)
était devenue un enjeu littéraire aussi présent que la folie de Nietzsche. Georges Bataille publie en 1930 « La
mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh » (revue Documents), puis en 1937 « Van Gogh
Prométhée » (revue Verve,
décembre 1937). Mais la folie de Van
Gogh est surtout au centre de l’œuvre d’Antonin Artaud (1896-1948). Mélik
a-t-il lu Le suicidé de la société
(1947), dont la renommée a été immédiate ? Etait-il à Paris en juillet
1947 pour voir à la Galerie Pierre Loeb les dessins d’Artaud qui étaient autant
de tentatives pour réunifier une identité menacée de dislocation par la
folie ? (Mélik était à Paris à l’été 47, puisque c’est en redescendant à
Marseille qu’il visita l’exposition d’art contemporain d’Avignon,
juillet-septembre 1947). Un autoportrait d’Artaud est singulièrement
troublant :
« Une large entaille verticale sillonne son front et le fend, puis se
brise. Le visage d’Artaud semble disjoint, ou résulte plutôt d’un accolement de
deux éléments de visage. La partie gauche du visage exprime une face morte
(l’œil mi-clos, livide), dont les os du crâne émergent. De l’autre on
voit un visage plein de vitalité, par la force de la courbe de la joue, par la
force de l’œil grand ouvert et extrêmement bien détaillée, jusqu’au reflet dans
l’iris. L’artiste a forcé l’unité du
portrait sans dissimuler la fêlure qui caractérise le visage.», Sébastien
Dufay, « Retrouver la Face :
étude du visage dans les dessins d’Antonin Artaud et Alberto Giacometti »,
2010 (OpenEdition Books).
A. Artaud, autoportrait, 1946
Edgar Mélik, autoportrait, 1955
Très curieusement un Autoportrait
d’Edgar Mélik est impressionnant pour la même entaille qui descend jusqu’au
menton, avec deux faces plastiquement opposées. La face morte, pareillement à
gauche du tableau, entièrement livide, une oreille sans vie, avec un œil
mi-clos et sans expression. La face vivante, à l’œil grand ouvert d’un regard
intense, la ligne de la joue bleue est saillante, l’oreille rose. La position
des mains fermement croisées signale la volonté de maintenir l’unification
menacée du sujet mental. Le parallélisme entre le dessin d’Artaud et le tableau
de Mélik est si évident qu’on peut penser que la même expérience psychiatrique
est à l’œuvre. Comment expliquer l’identification des deux faces, car il est peu
probable que Mélik se soit inspiré du dessin d’Artaud pour son Autoportrait ? La médecine
pourrait-elle expliquer que l’expression symbolique de la vitalité passe par le
côté droit dans le cas d’une menace de dislocation de la personnalité ?
Edgar Mélik, tête en flammes
Edgar Mélik, tête volant en éclats
Chacun de ces tableaux de
Mélik n’est-il pas une « forme-épreuve » (G. Didi-Huberman) - épreuve déchirant la
forme de la Figure encore humaine et
méconnaissable (de la face fendue mi-vivante, mi-morte; des os du crâne devenus
visibles pour voler en éclat; de la peau déchirée par le tourbillon des formes
colorées) ?
"ET SOUVENT LA FOLIE N'EST QU'UN MASQUE
RépondreSupprimerQUI CACHE UN SAVOIR TROP FATAL"
F.W NIETZSCHE.