« Comment
ce que nous voyons devant, nous
regarde obsidionalement, mais aussi (du) dedans»,
G.Didi-Huberman, La ressemblance informe
ou le gai savoir visuel selon G. Bataille, 1995.
Dans le visage humain, l’œil est le point le plus spirituel
parce qu’il lui donne accès au monde extérieur et qu’il est pour autrui le
reflet visuel de la personne intérieure. La peinture et la littérature
surréalistes vont s’insurger contre ce modèle idéaliste de la Figure humaine.
L’œil devient un organe ambivalent de contemplation et de phobie. Le tableau,
ou tout autre objet visuel (masque, photo, ready-made, sculpture, collage)
continue d’être regardé selon le schéma classique de l’œuvre d’art depuis la Renaissance,
mais maintenant il provoque celui qui
le regarde. Il exerce sa force dérangeante ou malsaine sur le regardeur. Mais
qu’en est-il quand l’image met en scène l’œil lui-même ? L’organe qui, en
nous, était fasciné par l’image, devient le motif cruel de l’image.
Dans
cette logique transgressive, le montage le plus célèbre se trouve dans le film Un chien andalou, de Luis Buñel, en 1929.
Sur un balcon, un homme aiguise un rasoir, regarde le ciel
au moment où un léger nuage avance vers la pleine lune. Une tête de jeune
fille, les yeux grands ouverts. Le nuage passe sur la lune, la lame du rasoir
traverse l'œil de la jeune fille...
Au même moment, et sur un mode en apparence moins cruel, la
photographie surréaliste (Man ray, Brassaï, Boiffard) joue avec l’échelle et le cadrage des images, pour
perturber les valeurs du corps (organes nobles/organes bas). La bouche,
d’instrument noble de la parole, devient ignoble dans un gros plan (idem pour
l’orteil dont la laideur saute aux yeux). La revue Documents, dirigée par G. Bataille de 1929 à 1931 (15 numéros), multiplie les photos transgressives à l’étrange
beauté (l’œil, « friandise cannibale »
selon l’expression de Stevenson).
Man Ray, L’œil, 1933
Le film de Buñuel aura été un coup d’envoi immédiatement
célèbre dans les cercles surréalistes et il va provoquer des ondes. Georges Bataille (1897-1962), écrivain,
dissident de la Révolution surréaliste, va amplifier la cruauté de l’œil aux
dépens de la beauté du regard. Lors d’un stage comme bibliothécaire à la Casa
Velasquez de Madrid en 1924, il assiste à des corridas, et sera marqué à jamais
par la mort du torero Manuel Granero, d’abord énucléé par les cornes du
taureau, avant d’avoir son crâne fracassé. Il développera plus tard les
rapports entre le culte de Mithra, l’animalité en l’homme, le sacrifice et la
sexualité. En partie sous son influence, la figure solaire du taureau dans
l’arène et le mythe du Minotaure seront multipliés à l’infini par Picasso dès
les années 30. Picasso fera la première couverture de la revue d’art animée par
André Breton et Georges Bataille, Minotaure
(1933-1939), Homme à tête de bête. La
revue Acéphale (1936-1939),
d’inspiration nietzschéenne, sera créée par Georges Bataille en 1936, avec en
couverture, un dessin d’André Masson, un
Homme dressé, les bras tendus, et sans tête.
Le jeu de cruauté avec l’œil (Luis Buñuel en 1929, Victor
Brauner en 1931) est ce qu’il y a de
plus sensible pour l’homme, ce qui provoque le plus la répulsion et la
phobie. Mais l’œil est aussi ce qui peut
être fasciné par l’horreur, attrait du regard pour les scènes de cruauté. Cette
force archaïque, Georges Bataille la désigne comme « basse séduction», intolérable curiosité pour
le sacrifice et l’horreur (voir G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon G. Bataille,
1995). L’idéalisme et la peinture académique ne voulaient révéler en l’homme
que la séduction de l’idéal, mais G. Bataille assume la force dirigée vers le
bas, le mal et l’ignoble. C’est la
logique du renversement des valeurs voulue par Nietzsche. L’œil est simultanément miroir du beau et
curiosité pour l’ignoble. G. Bataille va
projeter cette ambivalence humaine dans
l’objet « Soleil ». Il remarque que dans le mythe d’Icare le soleil
était le point d’élévation pour l’homme, puis la cause déterminant « la chute criarde, d’une violence inouïe, la
défection » de l’homme qui s’en approche de trop près. « Le mythe d’Icare partage clairement le soleil en deux » (G.
Bataille, revue Documents, 1930, n°3,
« Soleil pourri »). La peinture pourrait-elle cesser d’être notre
représentation du beau ? A la fin de cet article G. Bataille célèbre avec
Picasso le premier peintre qui brise un académisme de la Figure humaine à bout
de souffle.
« Toutefois, il
est possible de dire que la peinture académique correspondait à peu près à une
élévation d’esprit sans excès. Dans la peinture actuelle au contraire la
recherche d’une rupture de l’élévation portée à son comble, et d’un éclat à
prétention aveuglante a une part dans l’élaboration, ou la décomposition des
formes, mais cela n’est surtout sensible, à la rigueur, que dans la peinture de
Picasso » (article cité, p.
174).
Avec Buñuel, l’autre cas de fascination cruelle pour l’œil
concerne le peintre surréaliste, Victor Brauner (1903-1966). En 1931, il peint
un Autoportrait où il se représente
avec l’œil droit énucléé.
V. Brauner, Autoportrait, 1931, 22x16 cm, Centre Pompidou
Ce qui rend
l’image répulsive, c’est horreur de la mutilation, le sacrifice de l’oeil. Mais
elle devient encore plus troublante quand on sait que sept ans plus tard, à
Paris, au cours d’un bagarre entre deux peintres, Victor Brauner perdit l’autre
œil - le gauche - en voulant s’interposer (voir J.M. Pontier, Biographie de l’œuvre d’Edgar Mélik, p.
32).
L’œil perdu
ne disparaît pas forcément. En 1937, dans un étrange tableau, les yeux sont
remplacés par des cornes, et ils deviennent des organismes détachés du corps.
La Figure humaine est défigurée, mais l’œil reste vivant et voyeur.
V. Brauner, Légèrement chaude ou Adrianopole, 1937,
Musée d’art moderne, Saint-Etienne
« Un autre tableau, se trouvant actuellement dans la collection d'André
Breton et exposé à l'époque dans la galerie surréaliste "Gradiva" où
l'on voit, au milieu, une curieuse femme se transformant par les roues qui lui
sortent des genoux et des coudes en une table roulante, portant à l'endroit des
yeux d'énormes cornes. Toute l'action se passant dans une chambre à laquelle
manque un mur, où un paysage est visible : dans ce paysage simple,
quelques yeux à terre serrés ça et là. Sur la fenêtre du fond est posé un oeil
». Texte de Victor Brauner (cité par Didier Semin, Victor Brauner, Paris, Réunion des musées nationaux, Filipacchi,
1990, p. 307).
Après cette
mutilation de l’œil, qui réalisait la prémonition inversée de l’Autoportrait de 1931, Victor Brauner
fera de cette réalité une expression symbolique du double monde que l’artiste
explore, l’extériorité des choses, l’intériorité des images mentales.
« Victor Brauner s'identifie à toute femme,
tout animal qui pourrait être son double ; face à son reflet, il parvient à
résoudre la grande énigme du Sphinx, un oeil ouvert sur le monde, la vie,
l'autre clos sur la pensée, l'âme, l'au-delà ».
Signe, 1942-1945 Qui suis-je?
Qu’en
est-il du motif surréaliste de l’œil, à la fois cruel et superbe, dans la
peinture -de Mélik ? En 1934, il s’installe progressivement dans certaines
parties, tout juste habitables, du château de Cabriès. Mais il passe une grande
partie des années suivantes à Paris où il conserve un atelier, quartier
Daguerre. C’est là qu’a lieu l’entretien « Surréalisme nietzschéen », avec Claude Marine, en 1937, à
paraître dans la revue d’art Comoedia.
Après un rude hiver 38 à Cabriès, il repart à Paris pour travailler dans son
atelier. La nuit du 27 au 28 août 1938 a-t-il assisté à la bagarre au cours de
laquelle Victor Brauner perdit son œil gauche ? Ce n’est pas certain, mais
l’événement a été suffisamment atroce pour qu’Edgar Mélik soit mis au
courant : Victor Brauner était un peintre important du surréalisme et
Mélik se sentait proche de cette révolte de l’imaginaire hallucinatoire. L’année
suivante, le médecin Pierre Mabille, compagnon de route du surréalisme, publia
dans la célèbre revue d’art Minotaure,
« L’œil du peintre», en juin
1939. L’Autoportrait de Victor
Brauner de 1931 y est reproduit, comme preuve du « hasard objectif »
cher à André Breton! Mélik n’a pas pu ignorer l’accident et les débats qu’il
suscita. Quoi qu’il en soit, deux tableaux de Mélik sont réellement des variations
sur l’œil, en liaison avec le jeu trouble de l’œil inventé par le surréalisme
(Luis Buñuel, 1929, Victor Brauner, 1931, Georges Bataille et « la basse séduction » de l’horreur).
Victor Brauner en aura été un acteur crucial
(symptôme dans l’image).
L’œil blessé, 75 x 52 cm, vers 1955, collection
particulière La Magicienne, vers 1958, collection
part.
Le premier tableau représente la tête d’un homme vue de trois
quarts, l’orbite gauche vide (ou œil cyclopéen ?), alors que l’autre œil
est mi-clos. L’image est donc conforme au visage de Victor Brauner depuis août
1938, et non à l’Autoportrait de
1931. Ce qui trouble est moins ce globe troué
par un iris en demi-lune que cette peau d’écorché. Portrait imaginaire
ou mémoire du visage mutilé de Victor Brauner ?
L’autre tableau est celui d’une Femme imaginaire. Sa petite main gauche
guide légèrement une main étrangère (plus grande, et surtout dissociée du
buste) en train de poser ou d’enlever
délicatement un œil sur son orbite droite. Comme dans le tableau de V. Brauner
de 1937, Légèrement chaude ou Adrianopole,
l’œil détaché est vivant. L’autre œil de la « Magicienne », avec sa grande arcade, regarde un peu inquiet
cette extraordinaire opération
magique (greffe ou ablation). Ces deux
tableaux presque contemporains ne sont-ils pas symétriques : la violence
d’un visage écorché et mutilé contre la douceur inquiète d’une vision magique ?
Ils vérifient ensemble ce que Georges Bataille nommait « les deux ordres de séduction ».
Edgar Mélik joue, sur la Figure humaine, avec les limites assignables au
«noble » et à l’ «ignoble», à la séduction et à l’horreur.
La peinture
de Mélik entre en résonance avec la théorie de Georges Bataille : « Le symptôme éprouvant – la mise en crise –
de ce à quoi l’homme s’imagine ressembler » (G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir
visuel selon Georges Bataille, p. 339).
V.Brauner dans son atelier parisien, 1938
Au-delà de
ces deux tableaux, on peut s’interroger sur une amitié surréaliste entre Edgar
Mélik et Victor Brauner. Se sont-ils croisés à Paris, en 1938 ? En juin
1940, Victor Brauner se réfugie dans le Sud, et passe l’hiver 1941-1942 à
Marseille, villa Air-Bel. Il voit partir ses amis surréalistes pour les
Etats-Unis (Marcel Duchamp, André Breton, André Masson). Sans visa, il doit
vivre discrètement dans un village des Hautes-Alpes, près de Gap, jusqu’à la
Libération. Si la réalité nous échappe, c’est Hubert Juin (1926-1987) qui va
les réunir autour de la peinture comme Magie. Jeune surréaliste d’origine belge
il connaît tout du surréalisme. Il connaît Victor Brauner (trois lettres de
1947/1948 de Juin à Brauner publiées dans Victor
Brauner, Ecrits et correspondance, Centre Pompidou, 2005 ; en 1955,
Juin publie un article important dans Cahiers
d’art sur l’exposition de Brauner à Paris). Ecrivain et critique d’art, il vient
passer plusieurs semaines à Cabriès en 1954 pour écrire le livre, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du
temps (Marseille, La Mandragore). Instinctivement il célèbre la Magie de la
peinture de Mélik qu’il rapproche de celle de Victor Brauner. Il évoque
l’étrange pouvoir magique d’une des toiles récentes de Victor Brauner, qu’il a
vue à Paris dans son atelier, rue Perrel : « La fleur née des noces de l’eau et du feu faisait rayonner un
incommensurable ESPOIR » (Edgar
Mélik ou la peinture à la pointe du temps, p. 32). A ses yeux, ce peintre invente, comme Mélik, des images qui interrogent l’homme sur ce
qu’il contient de Liberté, de Vie et
d’Espoir refoulés. « L’art
demeurera fidèle à sa seule mission : précéder
son éternel contempteur, l’homme, et lui ouvrir des contrées où demain, ébloui,
il vivra », (p.32). On parlait de « réalisme magique »
à propos de la peinture de Victor Brauner, et grâce à Margaret Montagne (spécialiste
des « Hiéroglyphes
surréalistes » de Brauner), nous pouvons maintenant voir le tableau évoqué
par Hubert Juin. « Le poète et le
Surréaliste » célèbre l’alliance des contraires (feu et eau) qui donne
naissance à la fleur et à beaucoup d’espoir, la Poésie.
Le poète ou le Surréaliste, 1947
Après cette
enquête, nous comprenons un peu mieux les liens qui rattachent Mélik au
surréalisme. « Je côtoie le
surréalisme tout en demeurant nietzschéen » (Edgar Mélik à Claude
Marine, « Surréalisme nietzschéen »,
Paris, 1937). La trame surréaliste est réelle autour de Mélik (Paris, 1937/38,
énucléation, Brauner, Magie), mais avec, en
outre, la figure de Nietzsche qui change tout (G. Bataille).
Olivier Arnaud
Bel article, il faudra aussi se pencher sur le thème récurrent de la main chez Mélik et les surréalistes!
RépondreSupprimerOui très bel article sur ces liens qui ont sans doute existé entre Mélik et Brauner même si rien ne l'atteste vraiment au delà des formes de leur peinture respective.La main , oui! un organe qui prolonge l’œil lui aussi!
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