« Donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir,
dans son acte, dans son sujet », G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Ed. Minuit, 1992.
La peinture de Mélik n’en finit pas de produire des
œuvres déroutantes. Ce nu allongé, la tête appuyée sur son bras replié, est
d’une « inquiétante étrangeté ».
Cette expression inventée par Freud en 1919 désigne une combinaison improbable
d’objets pourtant ordinaires qui déstabilise le regard (« un objet esthétique d’angoisse »).
Mélik, Rêverie de l’Odalisque, circa 1960, 46 x
70 cm, Collection particulière
A première vue ce nu, très insolite dans l’œuvre de Mélik, s’inscrit dans
une tradition bien identifiée, celle de l’Odalisque. Ce genre renvoie au mot
turc « oda » la chambre,
d’où le dérivé « odalik »
qui désigne tout ce qui appartient à la chambre du maître, y compris la
servante esclave. Expression de l’orientalisme dans la peinture française
depuis Boucher (1745) et surtout Delacroix (Femmes
d’Alger, 1834), il était tombé en désuétude jusqu’à ce que Matisse modernise
ce poncif de la tradition durant sa période niçoise (1918-1930). Au-delà du nu,
Matisse affronte avec l’Odalisque le problème plastique de la tension entre la figure (le corps féminin avec son modelé
naturel), et le fond (arabesque
produite par l’accumulation d’éléments décoratifs - papier peint, tenture, tapis, coussins,
fruits, céramique, etc.).
« Chaque Odalisque est une tentative pour
incruster ce corps entier et même ressemblant dans l’arrangement
tourbillonnaire de motifs décoratifs auxquels il demeure fondamentalement
étranger… Les toiles les plus réussies sont d’ailleurs celles où la tension est
la plus affirmée entre la figure et le fond » (« Le paradoxe de
l’odalisque », d’Isabelle Monod-Fontaine, dans Le Maroc de Matisse, 1999).
Mélik devait connaître
cette résurgence de l’Odalisque opérée exclusivement par Matisse (Exposition
aux Galeries Georges-Petit en 1931, avec 90 œuvres de la période niçoise).
Qu’est-ce qui fait de ce
nu de Mélik une métamorphose de l’Odalisque ? Le fond est une arabesque déroutante de
couleurs et de formes. Les valeurs du bleu sont déclinées sur des surfaces
flottantes, sans souci de représentation. L’autre couleur dominante est le
rouge (violet-roux) qui est d’un usage plus figuratif puisqu’il marque
discrètement les formes du corps et la chevelure. Le blanc éclatant domine en
ce corps allongé sur des étoffes superposées. Il n’y a pas de canapé
reconnaissable, mais Mélik laisse subsister, pour nos yeux incertains, un tissu
décoré de larges bandes bleues séparées par des traits rouges (la courbure
suggère un coussin). Le nu réel est dans un espace saturé, mais irréel. Ce
tableau insolite dans l’œuvre de Mélik serait-il un jeu subtil à partir de la leçon
matissienne de l’Odalisque ? (« C’est
le bariolage des couleurs qui tient l’ensemble et produit la lumière, la
structure et le sens. Une lumière sans air, en raison de l’espace confiné de la
chambre », article précédent).
Si notre regard dépasse
l’apparence - déjà peu figurative en raison de la tension entre le corps et le
fond inobjectif- l’image bascule dans une dimension irréelle. Contre le dos de cette femme basculée vers
l’avant du tableau, un corps masculin se détache, partiellement visible (un
bras et sa main cernée de rouge le long d’une jambe). Dans ce qu’on prenait pour une arabesque
apparaît ensuite un deuxième corps, encore plus distinct, en haut à droite,
celui d’une femme repliée sur son ventre, à l’épaule et au bras bien dessinés
(traits jaunes-bruns). Sa jambe et sa cuisse sont bien visibles parce que
cernées d’un trait continu rouge-violet. Sa tête, enfermée dans ses bras
repliés, est couverte d’une superbe chevelure rousse. Ces corps sont visibles, mais quelle relation
ont-ils avec l’Odalisque ? Si le regard revient maintenant sur celle qui
devait nous rassurer par sa présence figurative, son étrangeté devient manifeste.
Son ventre bizarrement ovoïde est celui d’une femme enceinte. Ses seins,
triangles cernés de larges bandes jaunes, sont curieusement petits et trop haut
sur la poitrine. Son visage est expressif, alors que Mélik a simplifié ses
traits, le même trait gris répété pour les yeux, le nez et la bouche. Le cou
est un cylindre démesuré pour ce petit visage circulaire et sa chevelure
abondante. Maladresse du peintre ? Celui qui a déjà regardé les nus
dessinés par Mélik n’a pas de doute sur son aptitude à respecter les
proportions naturelles du corps humain. Avec la technique de la peinture, Mélik
hérite d’une esthétique moderne (Matisse, Braque, Modigliani) qui avait rompu
avec l’esthétique charmeuse du corps féminin.
L’étrangeté est aussi à
l’extérieure du tableau : nous ne sommes pas en face de l’Odalisque, mais
notre regard plongeant vers elle pourrait croiser son regard rêveur tourné vers
l’extérieur de l’image.
Le nu de Mélik, pour la
morphologie, assume délibérément le
corps féminin revisité par Matisse et Braque, quand il s’agissait de subvertir
radicalement ce poncif de la peinture occidentale au moyen de
« déformations expressives ». Ainsi, le Nu
bleu (1907) de Matisse ouvrait pour les critiques les plus philistins
« le pays inexploré de la laideur »
(Gelett Burgess, en 1910).
Nu bleu (souvenir de Biskra), 1907, 92 x 140 cm, Baltimore
Quant à Georges Braque, avec
Le Grand nu il inventait le regard plongeant sur le nu,
comme Mélik le fera pour son Odalisque. La femme est couchée mais montrée à la
verticale, comme si on avait pris le lit et le modèle pour les accrocher au mur
comme un tableau.
Mais à quoi tient
réellement la différence entre le nu et l’Odalisque ? C’est d’abord la
création d’un fond, dépouillé ou factice. Si l’anatomie du corps chez Mélik
s’inscrit dans la rupture de Matisse et de Braque, il hérite du tourbillon
coloré de l’arabesque des Odalisque de Matisse. Mais la mutation est
radicale : Mélik a fait du fond rouge et bleu un espace pour l’abstraction qui transgresse
l’arabesque toujours soumise à la loi
décorative. Un espace pour l’inconscient ?
Matisse, Figure décorative sur fond ornemental (Odalisque au dos droit), 1925, 130 x 98 cm
Si l’image transgressée pourrait
être l’Odalisque au dos droit (1925),
avec laquelle elle partage les dominantes bleue et rouge, l’image de Mélik est
surtout transgressive à cause de la
présence de ces deux corps qui sont des projections psychiques de l’odalisques,
fantasmes rendus visibles par le pouvoir de l’image. Le corps musclé d’un homme
et le double prostré de l’odalisque appartiennent au côté non-visible de
l’image. Sans avoir à interpréter, il est déjà clair qu’elle n’est plus ce pour
quoi elle se donnait au départ. Comme toute image elle donne à voir ce qui
n’est pas, mais cette image va plus loin dans le réel psychique puisqu’elle
donne à voir la rêverie érotique et
angoissée de l’Odalisque enceinte.
Image au second degré, elle célèbre la puissance imaginaire de la peinture qui
rend visible le visuel psychique, les « images » ordinaires de nos
fantasmes. Cette construction fine du
réel et du symptôme par l’image, nous l’avons déjà rencontrée dans le
tableau de la Jeune Fille à la robe jaune
(1965, voir Peindre, quoi, comment ? sur ce blog). S’agit-il d’une loi interne pour certains tableaux de
Mélik ? Sa manière de faire vivre le « surréalisme nietzschéen » dont il se réclamait en 1937 ?
(entretien non publié pour le journal artistique, Comoedia, extraits dans la biographie
de l’œuvre d’Edgar Mélik, Jean-Marc Pontier). Le surréalisme et Mélik ? Non
seulement il le revendique en 1937 mais il le connaît par des contacts
attestés, mais difficiles à documenter (André Breton, Giacometti, Victor
Brauner, Picasso en sa période surréaliste). Ce lien entre la personnalité de
Mélik et le surréalisme, le jeune Hubert Juin le ressentait en 1953 (Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du
temps, Marseille, La Mandragore). Quelle mutation psychique porte la
peinture de Mélik ? La « beauté convulsive » de ses Femmes et
l’angoisse traumatique de ses portraits d’Homme sont des énigmes. Doivent-elles quelque chose à la mutation
surréaliste ? La peinture classique et moderne reste une « lutte avec des fantômes » selon la
forte expression du fondateur de l’iconologie moderne, Aby Warburg. Mais il y a
une discontinuité due au surréalisme. La peinture classique représentait les
scènes érotiques et violentes, extériorisation
d’Eros et de Thanatos (voir Piero Camporisi, L’enfer et le fantasme de l’hostie. Une théologie baroque,
1989 et G. Didi-Huberman, Ouvrir
Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999), alors que le surréalisme a
voulu rendre visible le Désir et ses fantasmes visuels, voir dans la Psyché.
« N’est-ce pas une telle prise au sérieux des
monstra psychiques que Walter Benjamin trouvait à l’œuvre dans le travail des
surréalistes qui auront voulu, à leur façon dresser l’improbable inventaire des
mouvements de l’âme inscrits à même les mouvements du désir et du corps ? »,
G. Didi-Huberman, « Echantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas
photographique de la Grande Guerre », in Etudes PHOTOgraphiques, mai
2011.
Chez Mélik, le grand
paravent avec sa Danse des Bacchantes
est visuellement un « objet
esthétique d’angoisse ». Ce n’est pas la déformation univoque du corps
féminin sous l’impact du Désir possessif (comme chez Picasso), mais la
déformation symbolique du Désir sous l’impact traumatique de la Femme (voir
Faire dialoguer Mélik et Picasso ! sur ce blog).
Après
tout, le surréalisme a été dominant en peinture durant toute la période de
formation de Mélik (1925-1935) et son œuvre a été marquée par cette mutation
psychique de l’image. L’analyse de La
danse des Bacchantes et de La Jeune
Fille à la robe jaune en fournit des preuves. Avec La rêverie de l’Odalisque nous
sommes devant une autre variation sur « l’inquiétante étrangeté », selon un procédé de réplique que la
modernité du XX° siècle n’a cessé d’amplifier. Dans quelle trajectoire d’écarts inscrire La
rêverie de l’Odalisque pour en comprendre l’originalité et la
tradition ? Il faut commencer avec l’Olympia
de Manet, ce tableau qui rompt avec le
discours de l’éloquence. Jusqu’à cette œuvre, la convention de la peinture exigeait de créer
une fiction qui parlait aux yeux comme la littérature parle à l’imagination. Or,
Manet voulait avec Olympia faire une
œuvre naturelle pour rompre avec le discours académique qu’était devenue la
peinture (l’homme d’affaire posait en patricien romain, et sa maîtresse, en
Vénus à l’impérissable beauté). Edouard
Manet était un peintre scandaleux parce qu’il avait ainsi fait passer les valeurs de la peinture avant les
conventions esthétiques et sociales de la représentation (l’art de l’imagerie).
« Le Flutiste de Meissonier est une meilleure
image que Le Fifre de Manet, mais Le Fifre est une meilleure peinture »,
Etienne Gilson, Peinture et réalité,
Vrin, 1972 (cours de 1955).
Manet, Olympia, 1863, 130 x 190 cm, Musée
Orsay.
De Manet à Matisse,
l’autonomie de l’art de peindre une image n’obéissant plus qu’à la loi interne
de la couleur et du dessin se renforce (le fauvisme). Olympia avait rompu avec le style de la peinture (Hubert Juin, « Un
peintre scandaleux », dans Les
incertitudes du réel, 1968). Jacques Rivière avait écrit que « La couleur de Matisse brille d’une splendeur
intellectuelle ». Hubert Juin explique que cela n’a été possible que
parce que « Manet a choisi de
détruire le sujet, mais uniquement pour le mieux retrouver dans un univers dont
le silence est la loi : l’univers de la peinture est un univers muet… Le
premier il développe un vocabulaire et une syntaxe strictement réduits à
l’écriture picturale qui ne doivent rien à d’autres disciplines »
(idem). A peine dix ans plus tard, Cézanne répliquera à Manet avec Une moderne Olympia, qui change une
scène équivoque en image crue. Les
déformations expressives et la danse
tournoyante des touches exagèrent la tradition romantique de Delacroix pour
mieux nier l’élégance, pourtant toute picturale, de Manet (voir, Philippe
Dagen, Cézanne, Flammarion, 1995). Le
chat ou le petit chien noir reste là comme symbole du désir charnel.
Cézanne, Une
moderne Olympia, 1873-1875, 56 x 55 cm, Musée d’Orsay
Mélik n’est pas le seul
peintre à jouer avec les genres grâce à la modernité. Une génération avant sa Rêverie de l’Odalisque (1960), Louis Latapie
(1891-1972) a repris tous les éléments d’Olympia
(1936) pour les transposer dans l’univers de la dérision cruelle dénonçant les
stéréotypes du racisme colonial. On retrouve le bouquet, mais la servante noire
de Manet a une face aux dents et aux yeux exorbités. La disproportion entre la
petite tête et les cuisses volumineuses annonce
un jeu que Mélik réinventera. Louis Latapie a été professeur à l’académie
Ranson dès 1925, quand Mélik commence à fréquenter les ateliers libres de
Montparnasse. En 1935, Latapie expose dans l’académie où il enseigne. Il décore
la célèbre brasserie La Coupole à Montparnasse (voir, Montparnasse, Eclosions à l’académie Ranson,
Ed. snoeck, 2010). Au minimum Mélik a croisé Louis Latapie et son œuvre.
N’a-t-il pas fréquenté l’académie Ranson autour de 1930, et rendu hommage à
deux des professeurs de cet atelier, Bissière et de La Patelière?
Louis Latapie, Petite Olympia,
1936, collection particulière
Sous nos yeux, une trajectoire d’écarts a transfiguré
l’étrange nu de Mélik. La rêverie de
l’Odalisque radicalise l’héritage déformateur du nu (Matisse et Braque), la
renaissance de l’orientalisme moderniste (Matisse, Biskra et Tanger) et
l’ouverture du surréalisme sur le fantasme (le visuel psychique). Et si ce
tableau insolite était une synthèse de ces trois univers formels ?
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