lundi 23 septembre 2013

Mélik et Cézanne : Métamorphose des Baigneuses





Mélik, Les Baigneuses, dernière période, 29 cm X 34 cm, collection particulière

    Ce tableau de la dernière période de la peinture de Mélik 1965-1976 (J.M Pontier parle de « Période agglomérée ») est un petit format, très lumineux. Le tableau est déconcertant à plus d’un titre. La plupart de la surface est occupée par un ensemble de coups de pinceau où dominent jaune, marron, et blanc. Sur le haut se détachent des taches orange, sur un fond bleu très lumineux. L’indistinction domine jusqu’à ce qu’apparaisse une silhouette, en haut à droite, celle d’une femme vue de dos, aux formes massives (voir détail ci-dessous). Elle est assise sur une roche de la couleur de sa chair. On distingue ses hanches, son avant-bras, ses cheveux roux sur les épaules, et son visage tourné vers le fond. Sa présence s’impose, indiscutable. A partir de ce détail, le regard reprend l’image. Un groupe de femmes nues (4 ou 5), tout au fond de l’image, tout en haut de l’image. Leur corps se fusionnent presque avec les rochers,  brillants de lumière comme un champ de blé de van Gogh. Mais ces corps se découpent sur la bande étroite d’un ciel  intense. Ambiguïté de ce bleu, celui du ciel qu’on voit, celui de l’eau qu’on ne voit pas. Devant le tableau, je suis dans l’image puisque ces femmes me surplombent, dans le lointain.



Mélik, Les Baigneuses, détail (la femme vue de dos)


Pourquoi cette étape dans la peinture de Mélik ? Pourquoi à un moment donné, dans l’image, la matière l’emporte-t-elle presque sur la forme, l’indistinction sur le visible ? Les hypothèses négatives sont légion : l’âge, le déclin. Elles sont appliquées à d’autres peintres qui ont inventé une manière radicalement différente dans leur vieillesse (Le Greco, Titien ; voir l’interprétation contraire de Ph. Beaussant, Titien. Le chant du cygne, 2009). Et si cette interprétation ne faisait que traduire notre propre déception esthétique devant des images qui ne ressemblent plus guère à ce qu’on attend traditionnellement de la peinture (ressemblance, habileté, esthétique) ?

Si on regardait autrement cette période longue de la peinture de Mélik, car une dizaine d’années c’est autre chose qu’une défaillance!

Le matérialisme de l’image : ce trait distinctif de la manière de peindre de Mélik vient de l’excès matériel  sur le support. Au lieu de la surface lisse de la peinture classique Mélik épaissira  toujours plus sa couleur avec  une peinture  utilisée en tant que matière. Un relief physique  s’est substitué au relief  illusoire et au modelé de la peinture académique. Sur certaines toiles de Mélik l’épaisseur de la matière peinture dépasse le centimètre, dès les années 50. L’image est devenue un objet tactile qui est en tension avec le motif visuel (représentation). A l’encontre de la dématérialisation de l’image esthétique dans l’art occidental et de son intellectualisme (le tableau doit être l’image lisse, parce qu’idéale, de la figure humaine et du monde), Mélik participe à une « régression  positive », à un retour  à la matérialité en peinture. L’audace de Mélik, avec ses surfaces épaissies et rugueuses, est dirigée contre l’image-représentation esthétique. Cette pratique devait être inséparable du plaisir de manier la matière comme telle. La forme due au dessin est mise en cause par la couleur comme matière. Cette pratique inscrit Mélik dans les aventures les plus déroutantes des peintres des avant-gardes (son Montparnasse 1925), quand les peintres (Arp, Braque, Masson, Miro) utilisaient toutes sortes de techniques (collage, grattage, assemblage, etc.) et de matériaux (sable, bois, ficelle, plâtre) pour produire des objets visuels insolites.

     

                                              Masson, La terre, 1939 (sable et huile sur contre-plaqué)

la Théogonie d’Hésiode (plâtre gravé),

               


Arp, Tête et feuille, 1929 (ficelle et huile)          Miro, Tête, 1930 (brouillage et rature)



L’image transgressive : le motif des Baigneuses est un classique propre à Cézanne (plus de 200 peintures, aquarelles et dessins) et  toute histoire de l’art célèbre sa valeur pour la modernité. Nous ne savons pas ce que Mélik pensait du peindre d’Aix, alors qu’il se réfère à différents peintres de la modernité (Matisse, Picasso, Othon Friesz, Derain, Manessier, ou Klee). Le seul peintre qu’il aura célébré dans sa propre peinture c’est Van Gogh, par une exposition prodigieuse (selon le critique Alauzen) en 1959. La référence à Cézanne est pourtant manifeste dans le petit tableau de Mélik. Il constitue une « image dialectique » au sens de Walter Benjamin, puisqu’il contient le passé et le présent. Le thème cézannien des Baigneuses est métamorphosé en image déconcertante. « On n’invente de nouveaux objets historiques qu’en créant la collision – l’anachronisme – d’un Maintenant avec l’Autrefois ». (W. Benjamin, cité par G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Ed. de Minuit, 2000, p. 181).



Cézanne, Trois Baigneuses, 1879-1882, 55x52 cm, Petit Palais

Les choix formels du tableau de Mélik jouent du cadrage et de l’échelle pour subvertir le motif cézannien des Baigneuses. L’amas des roches occupe presque tout l’espace de l’image et repousse violemment le bleu et les corps à une échelle réduite. Il n’y a plus de centre visuel pour le tableau, puisque la forme humaine seule discernable est repoussée en haut, à droite. Elle seule empêche le tableau de sombrer dans l’informe.

Que le tableau de Mélik plaise ou non, il signifie parce qu’il fonctionne selon ses propres règles. On ne peut pas simplement le référer à une défaillance du peintre, ce qui en ferait un non-objet, un rebut, un échec non présentable. La peinture de Mélik est suffisamment engagée depuis le début de sa trajectoire pour voir dans ce tableau un acte assumé en peinture. Selon Carl Einstein, l’historien des avant-gardes parisiennes  entre les deux guerres, « Toute forme précise est un assassinat des autres versions » (Revue Documents, 1930, n°8, « L’enfance néolithique », sur Hans Arp). L’informe,  que Mélik va amplifier dans la dernière période dite « agglomérée »,  n’est pas l’absence de forme, mais un retrait de la forme, un éclatement des  formes, comme si la peinture n’avait plus à être le reflet idéalisé du réel, mais accès à une autre réel que celui fourni par la perception naturelle. « Dire que les formes « travaillent » à leur propre transgression, ce n’est pas dire qu’un tel « travail » fait se ruer des formes contre d’autres formes, fait dévorer des formes par d’autres formes. Formes contre formes et, matières contre formes, matières touchant et, quelquefois, mangeant des formes », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le non-savoir visuel selon Georges Bataille, Ed. Macula, 1995, p. 21. Dans toutes ses phases, la peinture de Mélik travaille l’informe qu’il déclinera  de diverses manières (métamorphose, dislocation, agglomération, anamorphose, défiguration, massification par la matière).

 



          Mélik, Eclatement de formes, dernière période, 60 cmx80 cm, collection particulière

Le tableau ci-dessus opère selon le même principe (une forme humaine au visage fantomatique déportée, en bas à droite, par rapport à des formes encore indistinctes). Eclatement déformant ou explosion de formes en cours de formation ? En tout cas la dynamique violente est perceptible.

L’image comme symptôme : s’il est un obstacle à la réception de la peinture de Mélik c’est bien l’angoisse ou le trouble qu’elle produit chez celui qui la regarde.

Sur le carton d’invitation à un vernissage, Studio da Silva, à Marseille en janvier 1956, il fait imprimer à l’intention du visiteur : « Quand bien même cette peinture te causerait de la souffrance, surmonte celle-là, va au-delà de celle-là : On n’a rien sans peine » (Archives, Musée Mélik, Cabriès). On ne peut nier la force solaire de certaines de ses peintures, mais leur vitalité se traduit ailleurs par une inquiétante étrangeté. Sa peinture explore tous les aspects de l’humain selon des principes qui remontent au romantisme. Il en était pleinement conscient dans sa période tardive (1965-1976) : « Il n’est pas question de lumière ou de nuit. L’essentiel est que la couleur s’étire dans l’élément formel comprenant à la fois et la lumière et la nuit » (Page manuscrite, Invitation à l’Exposition Mélik, Château de Saint-Pons, 1969). Nul doute que la nuit et le jour sont des images mythiques englobant l’univers et l’humain.

Mélik ne concevait pas sa peinture comme une représentation intelligible à contempler - ce qui définit le classicisme -  mais comme une image sensible qui produit son impact sur celui qui la regarde. De manière nietzschéenne, son art ne pouvait que partager sa propre vision émotionnelle ou dionysienne  de la condition humaine. « Emotion, réponse toute spontanée à un désir profond d’autant plus qu’il est moins formulé, plus tu es inattendue, plus durablement tu t’imprimes dans des êtres autres et t’exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui n’est émotion ? Car c’est là la manne tombée on ne sait d’où, de quel ciel ; c’est toi l’émotion. N’en percevons que le perceptible. »  (Page manuscrite, Archives  musée Mélik, Cabriès).

Le tableau est un moyen matériel  de transmettre les émotions  de l’artiste parce qu’il est en mesure de les rendre pleinement perceptibles, par des moyens plastiques qu’il doit inventer. Cette voie a été ouverte par Matisse lorsqu’il comprit, autour de 1900, que la couleur n’avait pas à être descriptive mais expressive d’une émotion, pas plus que la forme n’avait à reproduire le visible mais à exprimer le sentiment de l’objet ou de l’être. La liberté de la peinture de Matisse provoquera le rejet de la part des critiques d’art et des autres peintres (y compris Cézanne). Ainsi la rage de Signac devant la grande toile, Le Bonheur de vivre : « Matisse me semble s’être fourvoyé. Sur une toile de 2m 50 il a cerné d’un trait gros  comme le pouce quelques personnages. Puis il a couvert le tout de teintes plates, bien étalées qui, quoique pures, paraissent dégoûtantes… Ah ! ces  tons rose clair ! Cela évoque les pires Ranson, les plus détestables « cloisonnismes » de feu Anquetin et les enseignes multicolores des quincaillers », Signac, cité par G. Dutuit, Les fauves (1948), Ed. Michalon, 2006, note 217.



Matisse, Le Bonheur de vivre, 1905/6, 175 x241, The Barnes Foundation, Pennsylvanie

Mélik parle de son côté de la « spiritualité plastique » dans le texte qu’il a écrit pour une intervention à la radio en 1957. Sa peinture  est-elle une image du rêve (ou du cauchemar) comme on en a facilement l’impression (il ne peint pas ce qu’on voit) ? Ou une image du réel métamorphosée par l’émotion et les forces psychiques? Une image visuelle qui permet de comprendre le mécanisme même de l a pensée et de l’émotion. Nous reprenons ainsi une interrogation de G. Didi-Huberman à propos de la peinture de De Chirico, et qui se pose à toute la peinture des avant-gardes de l’entre-deux guerre (La ressemblance informe ou le gai savoir visuel de Georges Bataille, p. 103).

 

On peut formuler une hypothèse : Mélik faisait de la peinture pour transposer visuellement les forces de l’esprit humain. Cette idée révolutionnaire de la peinture a été largement répandue dans la période de formation esthétique de Mélik. C’est ainsi,  en tout cas, que Carl Einstein analysait l’art critique du XX° siècle (L’Art nègre, Ethnologie de l’art, G. Braque, L’Art du XX° siècle). On assistait alors à une poussée de forces mythologiques et hallucinatoires en peinture.

Même le cubisme,  qui a été présenté dans les années 30 comme un nouveau classicisme, est selon Carl Einstein transgression de la figure humaine qui provoque le malaise auquel on ne s’habitue pas.  La peinture cubiste propose une expérience visuelle de la dissociation du regard. Ce n’est pas une époque de plus dans la succession des styles, mais le passage à une autre fonction de l’image qui déstabilise la vision mentale de celui qui la regarde.

                                              


                                               Picasso, La Danse, 1925, Tate Gallery, Londres

« L’image religieuse éloignait le sujet (par rapport au sacré), l’art humaniste recentrait le sujet (centre idéal du monde), et l’image moderne a fini par dissocier le sujet, le décentrant sans l’éloigner, ou bien l’éloignant à l’intérieur de lui-même. Freud a nommé cela l’inconscient, et Carl Einstein nomme cela les « énergies fatales de l’âme », la « réalité fatidique du sujet »… La primauté d’un moi est contesté par toute la production artistique moderne, les images ne peuvent plus être considérées comme les copies ou les reflets de quoique ce soit : elles ne sont que des carrefours de fonctions psychiques. Qui dit scission du sujet dit scission de la représentation, symptôme dans la représentation »,   G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, p.203.

Si la peinture de Mélik va vers l’informe dans sa dernière période, dite agglomérée (excès de matière, image transgressive, dissociation du sujet) comment le comprendre ? Au lieu de parier sur un affaiblissement psychologique du peintre (symptôme au sens clinique du terme) on peut penser que Mélik cherche à troubler l’image par les émotions violentes et inconscientes (symptôme au sens critique). Que Mélik parle de « spiritualité plastique » au sujet de ses propres tableaux, cela prouve qu’il avait conscience de l’impact psychique des agencements plastiques de ses images (déformation, excès de matière, métamorphose). Cela prouve sa volonté de « mise en symptôme de l’image » (G. Didi. Huberman, idem, p. 334). C’est en raccrochant la peinture de Mélik aux courants souterrains de la peinture d’avant-garde (Montparnasse 1925, « le cerveau du monde ») qu’elle retrouve son sens. Elle redevient proche en troublant ce que nous sommes.
 
Olivier Arnaud

 

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