Mélik, Les Baigneuses, dernière
période, 29 cm X 34 cm, collection particulière
Ce tableau de la dernière période de la
peinture de Mélik 1965-1976 (J.M Pontier parle de « Période
agglomérée ») est un petit format, très lumineux. Le tableau est
déconcertant à plus d’un titre. La plupart de la surface est occupée par un
ensemble de coups de pinceau où dominent jaune, marron, et blanc. Sur le haut
se détachent des taches orange, sur un fond bleu très lumineux. L’indistinction
domine jusqu’à ce qu’apparaisse une silhouette, en haut à droite, celle d’une
femme vue de dos, aux formes massives (voir détail ci-dessous). Elle est assise
sur une roche de la couleur de sa chair. On distingue ses hanches, son avant-bras,
ses cheveux roux sur les épaules, et son visage tourné vers le fond. Sa
présence s’impose, indiscutable. A partir de ce détail, le regard reprend l’image.
Un groupe de femmes nues (4 ou 5), tout au fond de l’image, tout en haut de
l’image. Leur corps se fusionnent presque avec les rochers, brillants de lumière comme un champ de blé de
van Gogh. Mais ces corps se découpent sur la bande étroite d’un ciel intense. Ambiguïté de ce bleu, celui du ciel
qu’on voit, celui de l’eau qu’on ne voit pas. Devant le tableau, je suis dans
l’image puisque ces femmes me surplombent, dans le lointain.
Mélik, Les
Baigneuses, détail (la femme vue de dos)
Pourquoi cette étape dans
la peinture de Mélik ? Pourquoi à un moment donné, dans l’image, la
matière l’emporte-t-elle presque sur la forme, l’indistinction sur le
visible ? Les hypothèses négatives sont légion : l’âge, le déclin.
Elles sont appliquées à d’autres peintres qui ont inventé une manière
radicalement différente dans leur vieillesse (Le Greco, Titien ; voir
l’interprétation contraire de Ph. Beaussant, Titien. Le chant du cygne, 2009). Et si cette interprétation ne faisait
que traduire notre propre déception esthétique devant des images qui ne ressemblent
plus guère à ce qu’on attend traditionnellement de la peinture (ressemblance,
habileté, esthétique) ?
Si on regardait autrement
cette période longue de la peinture de Mélik, car une dizaine d’années c’est
autre chose qu’une défaillance!
Le matérialisme
de l’image : ce trait
distinctif de la manière de peindre de Mélik vient de l’excès matériel sur le support. Au lieu de la surface lisse
de la peinture classique Mélik épaissira toujours plus sa couleur avec une peinture
utilisée en tant que matière. Un relief physique s’est substitué au relief illusoire et au modelé de la peinture
académique. Sur certaines toiles de Mélik l’épaisseur de la matière peinture
dépasse le centimètre, dès les années 50. L’image est devenue un objet tactile
qui est en tension avec le motif visuel (représentation). A l’encontre de la
dématérialisation de l’image esthétique dans l’art occidental et de son
intellectualisme (le tableau doit être l’image lisse, parce qu’idéale, de la
figure humaine et du monde), Mélik participe à une « régression positive », à un retour à la matérialité en peinture. L’audace de
Mélik, avec ses surfaces épaissies et rugueuses, est dirigée contre l’image-représentation
esthétique. Cette pratique devait être inséparable du plaisir de manier la
matière comme telle. La forme due au dessin est mise en cause par la couleur
comme matière. Cette pratique inscrit Mélik dans les aventures les plus
déroutantes des peintres des avant-gardes (son Montparnasse 1925), quand les
peintres (Arp, Braque, Masson, Miro) utilisaient toutes sortes de techniques
(collage, grattage, assemblage, etc.) et de matériaux (sable, bois, ficelle,
plâtre) pour produire des objets visuels insolites.
Masson, La terre, 1939 (sable et huile sur
contre-plaqué)
la Théogonie d’Hésiode (plâtre gravé),
Arp, Tête et feuille, 1929 (ficelle et huile) Miro, Tête, 1930 (brouillage et rature)
L’image
transgressive : le motif
des Baigneuses est un classique propre à Cézanne (plus de 200 peintures,
aquarelles et dessins) et toute histoire
de l’art célèbre sa valeur pour la modernité. Nous ne savons pas ce que Mélik
pensait du peindre d’Aix, alors qu’il se réfère à différents peintres de la
modernité (Matisse, Picasso, Othon Friesz, Derain, Manessier, ou Klee). Le seul
peintre qu’il aura célébré dans sa propre peinture c’est Van Gogh, par une
exposition prodigieuse (selon le critique Alauzen) en 1959. La référence à Cézanne
est pourtant manifeste dans le petit tableau de Mélik. Il constitue une «
image dialectique » au sens de Walter Benjamin, puisqu’il contient le
passé et le présent. Le thème cézannien des Baigneuses est métamorphosé en
image déconcertante. « On n’invente de nouveaux objets historiques qu’en
créant la collision – l’anachronisme – d’un Maintenant avec l’Autrefois ».
(W. Benjamin, cité par G. Didi-Huberman, Devant
le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Ed. de Minuit,
2000, p. 181).
Cézanne, Trois
Baigneuses, 1879-1882, 55x52 cm,
Petit Palais
Les choix formels du
tableau de Mélik jouent du cadrage et de l’échelle pour subvertir le motif
cézannien des Baigneuses. L’amas des roches occupe presque tout l’espace de
l’image et repousse violemment le bleu et les corps à une échelle réduite. Il
n’y a plus de centre visuel pour le tableau, puisque la forme humaine seule discernable
est repoussée en haut, à droite. Elle seule empêche le tableau de sombrer dans
l’informe.
Que le tableau de Mélik
plaise ou non, il signifie parce qu’il fonctionne selon ses propres règles. On
ne peut pas simplement le référer à une défaillance du peintre, ce qui en
ferait un non-objet, un rebut, un échec non présentable. La peinture de Mélik
est suffisamment engagée depuis le début de sa trajectoire pour voir dans ce
tableau un acte assumé en peinture. Selon Carl Einstein, l’historien des
avant-gardes parisiennes entre les deux
guerres, « Toute forme précise est
un assassinat des autres versions » (Revue Documents, 1930, n°8, « L’enfance néolithique », sur Hans
Arp). L’informe, que Mélik va amplifier dans la dernière
période dite « agglomérée », n’est pas l’absence de forme, mais un retrait
de la forme, un éclatement des formes, comme
si la peinture n’avait plus à être le reflet idéalisé du réel, mais accès à une
autre réel que celui fourni par la perception naturelle. « Dire que les formes
« travaillent » à leur propre transgression, ce n’est pas dire qu’un
tel « travail » fait se ruer des formes contre d’autres formes, fait
dévorer des formes par d’autres formes. Formes contre formes et, matières
contre formes, matières touchant et, quelquefois, mangeant des formes »,
G. Didi-Huberman, La ressemblance informe
ou le non-savoir visuel selon Georges Bataille, Ed. Macula, 1995, p. 21.
Dans toutes ses phases, la peinture de Mélik travaille l’informe qu’il
déclinera de diverses manières
(métamorphose, dislocation, agglomération, anamorphose, défiguration,
massification par la matière).
Mélik, Eclatement de formes, dernière période, 60 cmx80 cm, collection
particulière
Le tableau ci-dessus
opère selon le même principe (une forme humaine au visage fantomatique
déportée, en bas à droite, par rapport à des formes encore indistinctes).
Eclatement déformant ou explosion de formes en cours de formation ? En
tout cas la dynamique violente est perceptible.
L’image comme
symptôme : s’il est un
obstacle à la réception de la peinture de Mélik c’est bien l’angoisse ou le
trouble qu’elle produit chez celui qui la regarde.
Sur le carton
d’invitation à un vernissage, Studio da Silva, à Marseille en janvier 1956, il
fait imprimer à l’intention du visiteur : « Quand bien même cette peinture te causerait de la souffrance, surmonte
celle-là, va au-delà de celle-là : On n’a rien sans peine »
(Archives, Musée Mélik, Cabriès). On ne peut nier la force solaire de certaines
de ses peintures, mais leur vitalité se traduit ailleurs par une inquiétante
étrangeté. Sa peinture explore tous les aspects de l’humain selon des principes
qui remontent au romantisme. Il en était pleinement conscient dans sa
période tardive (1965-1976) : « Il
n’est pas question de lumière ou de nuit. L’essentiel est que la couleur
s’étire dans l’élément formel comprenant à la fois et la lumière et la nuit »
(Page manuscrite, Invitation à l’Exposition Mélik, Château de Saint-Pons,
1969). Nul doute que la nuit et le jour sont des images mythiques englobant
l’univers et l’humain.
Mélik ne concevait pas sa
peinture comme une représentation intelligible à contempler - ce qui définit le
classicisme - mais comme une image
sensible qui produit son impact sur celui qui la regarde. De manière
nietzschéenne, son art ne pouvait que partager sa propre vision émotionnelle ou
dionysienne de la condition humaine. « Emotion, réponse toute spontanée à un désir
profond d’autant plus qu’il est moins formulé, plus tu es inattendue, plus
durablement tu t’imprimes dans des êtres autres et t’exprimes. Ne peut-on
considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui
n’est émotion ? Car c’est là la manne tombée on ne sait d’où, de quel
ciel ; c’est toi l’émotion. N’en percevons que le perceptible. » (Page manuscrite, Archives musée Mélik, Cabriès).
Le tableau est un moyen matériel de transmettre les émotions de l’artiste parce qu’il est en mesure de les
rendre pleinement perceptibles, par des moyens plastiques qu’il doit inventer.
Cette voie a été ouverte par Matisse lorsqu’il comprit, autour de 1900, que la
couleur n’avait pas à être descriptive mais expressive d’une émotion, pas plus
que la forme n’avait à reproduire le visible mais à exprimer le sentiment de
l’objet ou de l’être. La liberté de la peinture de Matisse provoquera le rejet
de la part des critiques d’art et des autres peintres (y compris Cézanne).
Ainsi la rage de Signac devant la grande toile, Le Bonheur de vivre : « Matisse me semble s’être fourvoyé. Sur une toile de 2m 50 il a cerné
d’un trait gros comme le pouce quelques
personnages. Puis il a couvert le tout de teintes plates, bien étalées qui,
quoique pures, paraissent dégoûtantes… Ah ! ces tons rose clair ! Cela évoque les pires
Ranson, les plus détestables « cloisonnismes » de feu Anquetin et les
enseignes multicolores des quincaillers », Signac, cité par G. Dutuit,
Les fauves (1948), Ed. Michalon,
2006, note 217.
Matisse, Le Bonheur de vivre,
1905/6, 175 x241, The Barnes Foundation, Pennsylvanie
Mélik parle de son côté
de la « spiritualité plastique »
dans le texte qu’il a écrit pour une intervention à la radio en 1957. Sa
peinture est-elle une image du rêve (ou du cauchemar) comme on
en a facilement l’impression (il ne peint pas ce qu’on voit) ? Ou une image du réel métamorphosée par
l’émotion et les forces psychiques? Une image visuelle qui permet de comprendre
le mécanisme même de l a pensée et de l’émotion. Nous reprenons ainsi une
interrogation de G. Didi-Huberman à propos de la peinture de De Chirico, et qui
se pose à toute la peinture des avant-gardes de l’entre-deux guerre (La ressemblance informe ou le gai savoir
visuel de Georges Bataille, p. 103).
On peut formuler une hypothèse :
Mélik faisait de la peinture pour transposer visuellement les forces de
l’esprit humain. Cette idée révolutionnaire de la peinture a été largement
répandue dans la période de formation esthétique de Mélik. C’est ainsi, en tout cas, que Carl Einstein analysait
l’art critique du XX° siècle (L’Art nègre, Ethnologie de l’art, G.
Braque, L’Art du XX° siècle). On
assistait alors à une poussée de forces mythologiques et hallucinatoires en
peinture.
Même le cubisme, qui a été présenté dans les années 30 comme un
nouveau classicisme, est selon Carl Einstein transgression de la figure humaine
qui provoque le malaise auquel on ne s’habitue pas. La peinture cubiste propose une expérience
visuelle de la dissociation du regard. Ce n’est pas une époque de plus dans la
succession des styles, mais le passage à une autre fonction de l’image qui
déstabilise la vision mentale de celui qui la regarde.
Picasso, La
Danse, 1925, Tate Gallery, Londres
« L’image religieuse éloignait le sujet (par
rapport au sacré), l’art humaniste recentrait le sujet (centre idéal du monde),
et l’image moderne a fini par dissocier le sujet, le décentrant sans
l’éloigner, ou bien l’éloignant à l’intérieur de lui-même. Freud a nommé cela
l’inconscient, et Carl Einstein nomme cela les « énergies fatales de
l’âme », la « réalité fatidique du sujet »… La primauté d’un moi
est contesté par toute la production artistique moderne, les images ne peuvent plus
être considérées comme les copies ou les reflets de quoique ce soit :
elles ne sont que des carrefours de fonctions psychiques. Qui dit scission du
sujet dit scission de la représentation, symptôme dans la représentation », G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, p.203.
Si la peinture de Mélik va vers l’informe dans sa dernière période, dite
agglomérée (excès de matière, image transgressive, dissociation du sujet)
comment le comprendre ? Au lieu de parier sur un affaiblissement psychologique
du peintre (symptôme au sens clinique
du terme) on peut penser que Mélik cherche à troubler l’image par les émotions violentes
et inconscientes (symptôme au sens critique).
Que Mélik parle de « spiritualité
plastique » au sujet de ses propres tableaux, cela prouve qu’il avait
conscience de l’impact psychique des agencements plastiques de ses images
(déformation, excès de matière, métamorphose). Cela prouve sa volonté de
« mise en symptôme de l’image »
(G. Didi. Huberman, idem, p. 334). C’est
en raccrochant la peinture de Mélik aux courants souterrains de la peinture
d’avant-garde (Montparnasse 1925, « le
cerveau du monde ») qu’elle retrouve son sens. Elle redevient proche
en troublant ce que nous sommes.
Olivier Arnaud
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