lundi 29 avril 2013
Un autoportrait énigmatique, par Olivier Arnaud
Dans la série des autoportraits d’Edgar Mélik un des plus beaux par la richesse de ses couleurs est aussi un des plus douloureux. Le bleu intense du fond contraste avec la pâleur du visage et de la veste, avec ses reflets jaunes. Les cheveux roux renvoient à deux lanières de même couleur de part et d’autre du visage. Le bord du tableau coupe le portrait à la hauteur du front. Le plus étrange est une ligne qui fracture le visage du front au menton comme une pierre fendue. Les deux moitiés du visage sont différenciées par l’ombre bleue à droite et de l’oreille jaune à gauche. Le regard est intense et Mélik regarde sur sa gauche une scène, les arcades sont contractées. Si le visage est peint de face tout indique la tension du regard qui contraste avec la fermeté des mains croisées sur les poignets.
Un visage fracturé est une image qui fut extrêmement célèbre en littérature, surtout grâce au surréalisme. En effet Les Chants de Maldoror de Lautréamont contiennent une vision qui rend compte de la souffrance paralysante du créateur persécuté par l’horrible Eternel. « La foudre a éclaté … elle s’est abattue sur ma fenêtre entr’ouverte, et m’a étendu sur le carreau, frappé au front… cette longue cicatrice sulfureuse ! … Je n’ai pas à remercier le Tout-Puissant de son adresse remarquable ; il a envoyé la foudre de manière à couper précisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où la blessure a été la plus dangereuse… il a fallu que, non content d’avoir placé mon âme entre les frontières de la folie et les pensées de fureur qui tuent d’une manière lente, tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe de sang !... sur la figure de Maldoror ne brillent que des reflets du cadavre. » Les chants de Maldoror (1869), Robert Laffont, 2010, p.620-622.
Par le travail de Jean-Marc Pontier on sait qu’Edgar Mélik a été marqué par le surréalisme dont l’influence ne fait que grandir à partir du premier Manifeste publié par André Breton en 1924, moment où Mélik se tourne vers la peinture. En 1937 le critique Claude Marine consacre un article à la peinture d’Edgar Mélik sous le titre « Surréalisme nietzschéen » (J.M. Pontier, p. 30). Il est un lecteur passionné des Champs magnétiques d’André Breton et Philippe Soupault, dont la diffusion reste très confidentielle jusqu'à l’édition Gallimard de 1967 ( moins de 1000 exemplaires en 1920, au Sans Pareil !). Il partage l’enthousiame de ce mouvement littéraire et pictural pour Les Chants de Maldoror dont la diffusion, à la différence des Champs magnétiques, aura été considérable depuis la première Guerre Mondiale. Tous les peintres surréalistes s’approprièrent l’œuvre onirique à la suite d’André Breton. En 1938 les Œuvres complètes de Lautréamont sont consacrées par une édition avec Introduction d’André Breton et Illustrations de Victor Brauner, Oscar Dominguez, Max Ernst, René Magritte, André Masson, Matta, Joan Miro, peintres qui furent tous célébrés par André Breton dans Le surréalisme et la peinture (1928, 1941).
En 1946 René Magritte illustre seul Les Chants de Maldoror (Editions de La Boétie) dont une gravure correspond à la vision d’horreur du visage fendu par la foudre. Le tableau de Mélik date de la période 1950-1955. L’image est suffisamment proche pour en déduire que la source littéraire vaut aussi pour le tableau de Mélik. Il serait intéressant de connaître l’édition que le peintre possédait à Cabriès. Quoi qu’il en soit la vision de souffrance intérioriée que cette strophe des Chants de Maldoror a inspiré à Mélik est un cas exemplaire de ce que Bachelard appelait « l’imagination créatrice ». Comme le prouve le livre de Hubert Juin, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (1953), le peintre de Cabriès gagnerait à être reconnecté à son époque.
Olivier Arnaud
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