mercredi 24 juin 2015

Jeux contre la peinture, par Olivier Arnaud

                                 « Le style doit être tenu, non pour une affaire d’élégance ou de pure et simple histoire de l’art, mais pour « le symptôme d’un état de choses essentiel » - une « chose de l’être » visuellement manifestée dans une mise en catastrophe des « formes académiques » par des « formes démentes », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le  gai savoir visuel selon G. Bataille, Macula, 1995, p. 335.

La peinture de Mélik est loin d’être conventionnelle, ce qui implique qu’on devrait être attentif à sa trajectoire expérimentale. A ce titre ce tableau mérite une mention toute spéciale.  Cette Tête massifiée telle un bloc de pierre dressé contre le bleu du ciel pourrait passer pour un travail d’enfant jouissant de la plus grande innocente maladresse.  Tout a été fait avec une souveraine indifférence à l’égard de notre goût pour « la belle Figure humaine».  Mais après tout, qu’est-ce que la beauté qui embrigade l’image académique ?  « Si l’on dit que les fleurs sont belles, c’est qu’elles paraissent conformes à ce qui doit être », Georges Bataille, « Le langage des fleurs», Documents, 1930, n°3. Comment la peinture pourra-t-elle échapper à cette injonction ?
 Mélik, Tête abstraite, 25 x 15 cm, collection particulière
Dans cette tête, tout est étrange et régressif, et pourtant sous cette apparence dérangeante elle a sa logique de production plastique. Le dessin noir sous la matière de la peinture trace avec détermination le triangle d’un front basculé vers nous. La face du visage en est déformée avec ses plans anguleux pour les joues et le nez. Les yeux sont des taches noires et à eux seuls ils identifient une tête. Est-elle encore humaine ou anormale ? Mais toute tête humaine n’est-elle pas toujours anormale, c’est-à-dire un écart fascinant, une sortie d’un canon esthétique trop commode ? Mélik joue avec nos nerfs , notre optique, mais ce faisant il partage l’interrogation de Giacometti (la série des Têtes-plaques) et d’Antonin Artaud. « Qu’est-ce qu’une tête ? » quand on refuse la solution de facilité du Portrait avec sa tradition de la métaphore flatteuse et mensongère ?
« Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face … c’est au peintre à le lui donner. Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c’est au peintre justement à le sauver en lui rendant ses propres  traits » (Portraits et dessins par Antonin Artaud, juillet 1947, Paris, galerie Pierre Loeb). 
« Les têtes, les personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas de vraie consistance, leur côté transparent. Elles ne sont ni cube, ni cylindre, ni sphère, ni triangle. Elles sont des masses en mouvement, allure, forme changeante et jamais tout à fait saisissable. Et puis elles sont comme liés par un point intérieur qui nous regarde à travers les yeux et qui semble être leur réalité, une réalité sans mesure, dans un espace sans limites », A. Giacometti, Ecrits, vers 1960, cité par G. Didi-Huberman, Le Cube et le visage. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, 1993, p. 122.
Giacometti, Tête qui regarde, 17 x 13 cm, 1928                  
Artaud, Autoportrait, 63 x 49 cm, 1946      
S’attaquer à la figure humaine c’est aussi mettre en cause l’idée fausse du beau. Il faut donc regarder les œuvres de l’avant-garde des années 20 et 30 avec une autre grille de lecture que l’esthétique idéaliste de Kant et de ses successeurs.  « Le mensonge originel dans le domaine de l’esthétique et de la réflexion sur l’art consiste dans l’identification de l’art avec la beauté ; comme si le besoin artistique était destiné à procurer à l’homme un monde de beauté », Konrad Fiedler (repris par Carl Einstein, La sculpture nègre, 1915).
Parler des têtes imaginaires de Mélik c’est passer à côté du problème, c’est faire de la peinture la projection d’une hallucination. Comme si l’artiste qui ne copie pas ce qu’il voit comme nous  se devrait de recopier ce qu’il a déjà vu dans son imaginaire. Quand Artaud, Miro ou Giacometti parlent de la perte du visage ce n’est pas que leur perception naturelle serait différente de la nôtre, ni qu’ils sont sujets à des hallucinations ! Ils parlent de leur propre travail, de leur recherche plastique d’une représentation de la tête humaine après le refus des conventions du Portrait et du Beau (la peinture comme imitation esthétique de la réalité). Les têtes « anormales » de Mélik ne sont pas symptomatiques de quelque maladie  (sens clinique) mais la mise en symptôme de l’image (sens critique). Pourquoi la Tête abstraite de Mélik prend-elle plaisir à détruire la ressemblance avec la « Figure humaine », pourquoi ce glissement vers l’animalité de la forme ? En regardant Mélik on oublie que toute la peinture d’avant-garde des années 20 et 30 s’est éloignée de la représentation pour produire des images qui nous désorientent (Picasso, Miro, Masson, Giacometti).
« L’informe est le symptôme : ce qui dans la forme sacrifie la forme », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon G. Bataille, 1995, p. 275
La Tête abstraite de Mélik passera pour laide et ratée, un accident régressif, un aérolithe sans lendemain. En effet il pouvait parfaitement peindre avec délicatesse le portrait psychologique dans le style moderne, disons de Van Dongen. 
Portrait, 1955, collection particulière 
S’il fait autre chose c’est qu’il pense à autre chose. L’abstraction, la laideur, la salissure, la jubilation de sa Tête abstraite n’est pas un geste gratuit mais un désir de briser notre regard conventionnel sur le visage.  Il est en parfaite résonance avec les plus délirantes productions de Miro et Giacometti, dans leur période d’enfants terribles du surréalisme (plus proche de G. Bataille que d’A. Breton).
Une tête peut prendre une infinité de formes invraisemblables selon ses mouvements, comme le montre cette femme vue de dos dont la tête,  tournée vers nous,  prend l’allure d’un triangle qui rapproche bizarrement les yeux.  En elle-même une tête est déjà formellement multiple si on refuse le carcan idéaliste de la frontalité et de l’immobilité.
Mélik, Femme de dos, 24 x 17 cm
              Dans le tableau de Mélik la structure de la tête est passablement cubiste, mais elle est délibérément «salie » : hachures qui lacèrent une joue, paquets de traits nerveux, lignes noires comme autant de cicatrices pour la chevelure. Mélik nie la belle et trop propre reconstruction cubiste. Pour mieux nous le signifier il étale maintenant sa peinture en lui donnant tous les aspects rugueux possibles. L’énorme front triangulaire basculé vers nous exhibe son ocre infiniment réticulée. La surface est finement maçonnée pour rendre visible la matière nerveuse. Ce crâne bombé semble chauve alors qu’une poignée  informe de cheveux pend d’un seul côté.  Tout le visage et le buste sont couverts d’une peinture épaisse. Cette peau est un jeu matériel avec ses cratères et ses sillons parcourus par de multiples et aléatoires reflets de blanc, de jaune et de rose.  L’ensemble de l’image est rendue vivante, parcourue par des ondes électriques.
Mélik salira une dernière fois sa toile avec des éclaboussures de couleurs. Le visage prend une allure de fête et de folie avec ce  bariolage gratuit, un pâté orange au centre, une tache bleu, puis sur la même ligne, une grande tache jaune. Loin d’être spontanée et puérile cette figure informe est dans son propre espace. Sa tête penchée vers nous, ce « personnage » est tourné vers la droite du tableau. D’où à l’opposé cette unique chevelure maculée de taches qui pend sur un dos lacéré par la signature noire de Mélik (avec pâté du E majuscule pour melikEdgar). A droite, dans le bas du tableau, une forme anatomique nous rassure, le haut d’un bras.
Le fond du tableau  est d’un bleu profond, un fond onirique lui aussi « sali » par des éclaboussures de couleur.
Nous sommes devant l’informe, pas au sens péjoratif mais au sens de G. Bataille, une mise en chaos  matériel de la forme humaine, un triomphe enfantin de la matière peinture sur la belle ressemblance. « L’informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme », G. Bataille, « Informe », dans son « Dictionnaire critique », Documents, 1929, n°7.
Le dessin d’enfant, la peinture primitive et la sculpture archaïque ne sont pas utilisés dans les revues d’avant-garde comme Documents pour marquer une origine  (qu’on la juge barbare ou esthétique)  et une progression des styles mais la virtualité de l’altération des formes humaines dans toute production artistique. « La dialectique des formes se repère là où elle rend capable d’ouvrir dans le monde visible des adultes – celui des idées, celui des « formes hautes » toutes faites – un monde de ressemblances informes, cruelles ou enfantines, volontairement régrédientes, et à quoi se mesure l’audace des artistes, de quelque époque qu’ils soient, pourvu qu’ils décomposent la « Figure humaine ». Bataille admire les « jouets de l’horreur » jusque dans les enluminures  médiévales de l’Apocalypse de Saint-Sever », G. Didi-Huberman, idem., p. 247.

Que peut bien signifier ce geste plastique de Mélik ? Quelle est l’esthétique ou plutôt l’anti-esthétique qu’il invente avec cette rage jubilatoire, ce bonheur de l’informe ?  Sur sa propre trajectoire Mélik ne rejoint-il pas la crise de la peinture que le surréalisme dissident de G. Bataille pensait aux côtes d’artistes comme Joan Miro, André Masson et Alberto Giacometti ?
Bien au-delà du cubisme (les années héroïques 1907-1914), c’est la production de Miro autour de 1925 qui peut nous servir à situer cette peinture symptomale de Mélik.  L’écriture graphique, les taches de couleur,  la folie bouffonne de l’image sont autant de traits communs pour dépasser la représentation figurative des apparences. 

                                  Miro, Le Fou du roi, 1926, 114 x 146 cm, Huile, crayon, fusain
Joan Miro, Le Gendarme, 1925, 281 x 195 cm, Chicago
Dans le sillage de G. Bataille la peinture de Miro a connu une période de désorientation créatrice parfaitement assumée. En 1929, il prônait « l’assassinat de la peinture », déclarant que « la peinture est en décadence depuis l’âge des cavernes ». Cette dimension peu connue de Miro est en concurrence avec les deux versions beaucoup plus acceptables de son œuvre, toutes deux formulées par André Breton.  Miro serait le peintre de « l’enfance » avec sa vision onirique du monde, ou le peintre de la peinture pure. Le Miro qui nous intéresse ici est celui qui s’essaie à toutes les inventions, en juxtaposant les objets de récupération, les photos, et le dessin aux déformations les plus incohérentes (en comparaison les corps et les visages imaginaires de Mélik passeront pour bien sages). Le corps humain est recomposé à partir de formes absurdes, d’énormes pieds ou de minuscules têtes d’épingle (dont Picasso saura s’inspirer).
Miro, Dessin-collage, 1933, 63 x 47 cm
De 1917 à 1934 Miro pratique ce que Louis Aragon appellera à juste titre « l’antipeinture » (voir Joan Miro. 1917-1934 La Naissance du monde, Centre Pompidou, 2004).
C’est dans le cercle de G. Bataille et de la revue Documents (1929-1931) que cet « assassinat de la peinture » est interprété avec la plus grande compréhension en tant que « performance agressive ».
Miro, Tête, 1930, 230 x 165 cm (brouillage et rature)
« Comme Miro professait qu’il voulait « tuer la peinture », la décomposition des objets fut poussée à tel point qu’il ne resta plus que quelques taches informes sur le couvercle (ou sur la pierre tombale, si l’on veut) de la boîte à malices. Puis les petits éléments coléreux et aliénés procédèrent à une nouvelle irruption, puis ils disparaissent encore une fois aujourd’hui dans ces peintures, laissant seulement des traces d’on ne sait quel désastre », G. Bataille, « Joan Miro : peintures récentes », Documents, 1930, n° 7.
L’art ne devrait plus se complaire dans les bibelots esthétiques et oser le trouble plutôt que l’illusion poétique du beau, les métaphores trop faciles du surréalisme orthodoxe.
Dans son livre sur Joan Miro, ce très grand format de 1930 justement nommé Tête,  est décrit par Jacques Dupin comme un assemblage « de furieux barbouillage, une pluie de météores, des stries rageuses labourant la toile sans réussir à amorcer le véritable mouvement créateur. Une tête égarée, tracée d’un geste gauche, surgit au milieu de la toile, comme engluée au centre d’un orage impuissant » (Joan Miro, Flammarion, 1993, p. 158). Nous verrons que ce lexique de la rage est souvent pris à tort dans un sens psychologique (clinique), alors qu’il s’agit d’une rage contre la peinture figurative (critique). Ces artistes savaient parfaitement ce qu’ils faisaient et ce qu’ils refusaient (voir pour la période Giacometti/Bataille, « On ne joue plus », dans L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, 1993, et pour la période Miro/Bataille, « Michel, Bataille et moi » dans Georges Bataille après tout, 1995, deux articles de R. Krauss).
L’anti-esthétique des surréalistes dissidents (Bataille, Miro, Leiris, Masson, Giacometti) dérange lesconvenances de la peinture, et refuse d’être recyclée en valeur d’échange sur le marché de l’art. Face à ce danger pour les productions de l’avant-garde (ce qui s’était produit pour le cubisme et le fauvisme après 1918), G. Bataille s’insurge et voit dans Joan Miro un artiste qui persiste à inventer sans reproduire  l’opposition convenue du beau et du laid.
La photographie va jouer un rôle essentiel comme stratégie de mise en symptôme de l’image par la technique (plan serré ; jeu d’échelle ; montage).  A partir d’une photo de Jacques-André Boiffard, un gros plan du gros orteil, Bataille montre, selon une stratégie ironique, que le corps humain est à la fois ce qui répond à une poussée verticale et idéaliste et ce qui nous rabaisse vers l’informe et le sale. Contre l’idéalisme poétique d’André Breton il rappelle ce qu’il faut de courage pour regarder le bas et l’informe constitutifs de l’homme. L’écrivain Michel Leiris partagera cette anti-esthétique. Par exemple  le nu tel que les conventions de la peinture le traite depuis des siècles élimine tout ce qui choque et dérange dans le corps. Ce nu conventionnel Leiris le déclare « propre et ratissé et en quelque sorte déshumanisé » (dans « L’homme et son intérieur », Documents, 1930, n°5).
Le retour à la réalité contre la métaphorisation esthétique en peinture ne cautionne pas le réalisme (Courbet), qui n’est que l’envers de l’idéalisme classique. Au lieu de rester prisonnier de la représentation, Miro ouvre l’invention des images qui met en cause le beau, norme de l’esthétique, en même temps que la beauté du laid (son contraire romantique).  Ainsi les lavis colorés des toiles de Miro ne sont pas à interpréter poétiquement comme des fonds oniriques  et immatériels. « D’ordre analogue aussi, ces immenses toiles qui avaient l’air moins peintes que salies, troubles comme des bâtiments détruits, aguichantes comme des murs délavés, sur lesquels des générations de colleurs d’affiches, alliés à des siècles de bruine, ont inscrit de mystérieux poèmes, longues taches aux configurations louches, incertaines comme des alluvions venues on ne sait d’où, sables charriés par des fleuves au cours perpétuellement changeant, assujettis qu’ils sont au mouvement du vent et de la pluie » (Michel Leiris, « Joan Miro », Documents, 1929, n°5).
La tête, pas plus que le corps humain ne sont des modèles à idéaliser mais des faits plastiques à aborder comme tels dans l’image. 
Portrait d'une dame en 1820 (d'après Constable), 1929, 116 x 89 cm
 Portrait de la reine Louise de Prusse, 1929, 81 x 100 cm
J. Miro, Portrait de Mistress Mills en 1750, 1929, 116 x 89 cm, New York/ Gravure de J.R. Smith                                                                                                d’après son Portrait en 1750 de G. Engleheart
« Les chapeaux érigeront de solides échafaudages sur les têtes, montées elles-mêmes sur des cous résistants et atroces comme des cous de canards. Et la si belle dame, toujours à si belle taille de guêpe, la si belle dame, dont les appâts bourdonnent autour de nos rêves d’enfant, ne se réduira pas en fumée de cigare, lorsque se montrera l’étoile du nord… Belles comme des ricanements, ou comme des graffiti montrant l’architecture humaine dans ce qu’elle a tout particulièrement de grotesque et d’horrible, ces œuvres sont autant de cailloux malicieux qui déterminent des remous circulaires et vicieux, quand on jette dans le marais de l’entendement, où moisissent, depuis déjà de si nombreuses années, tant de filets et tants de nasses… », Michel Leiris, Documents, idem.
L’anti-peinture (le faire) pour Miro est d’abord un refus de la comédie sociale de la peinture, ce qui met forcément en cause la rivalité commode du beau et du laid. Dans l’article de Bataille « Figure humaine » (Documents, 1929, n°4) c’est l’espèce humaine dans son ensemble qui est décrite comme une « juxtaposition de monstres ». Dans cette anti-esthétique de Bataille/Leiris (le dire), comme l’écrira Denis Hollier, « le beau est toujours le résultat d’une ressemblance (arrangeante). Alors que le laid (comme l’informe) ne ressemble à rien. C’est sa définition. Mais l’esthétique de Documents inverse les jugements de valeur relatifs à ces définitions. Elle demande d’imaginer que c’est à défaut de l’impossible copie du laid que la beauté surgit, une beauté qui n’aurait plus rien de victorieux », « La valeur d’usage de l’impossible », dans Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre), Minuit, 1993.
                Quelle peut bien être la signification de cette tête massive et sale de Mélik, ce dessin cubiste enlaidi volontairement par de violents traits noirs et des taches de couleur, ce volume déformant où se reconnaît à peine l’architecture classique de la tête humaine ? Mélik quitte Paris en 1932 mais il y revient souvent pour de très longs séjours avant 1939, et il gardera après-guerre son atelier au 60 rue Daguerre. Qu’est-ce qui est en jeu dans cette production expérimentale ? Peut-on la comprendre sans voir les crises oubliées de l’esthétique et de la peinture du milieu parisien le plus anticonformiste (de 1925 à la guerre) ? Un essai sans lendemain ou une effraction qui fit passer l’œuvre de Mélik dans un autre univers plastique (celui qu’on désigne par facilité depuis Hubert Juin – 1953 - comme métamorphose ou fantasmagorie) ? Avant-guerre Mélik a traversé au moins deux esthétiques incompatibles,  l’expressionnisme sombre (voir sur ce blog, 1934, La première exposition de Mélik à Marseille) et un somptueux maniérisme (Expressionnisme ou maniérisme chez Mélik). 
Mélik, 1935, Agrégat humain                          
Vision féérique, 119 x 84, 1940, collection particulière
            Si nous reprenons notre parallèle avec la production qui n’est ni naïve ni onirique de Miro entre 1925 et 1935 nous avons l’anti-esthétique de Bataille, le lavis sale du fond du tableau et l’architecture joyeusement horrible  de la figure humaine. Un terme de comparaison utilisé par Michel Leiris est graffiti pour décrire la nature insolite de cette peinture qui est moins celle d’un dessin que de traces d’agression contre la peinture en tant que convention. L’idée de comprendre la Tête abstraite de Mélik dans cette catégorie des signes est à creuser.
La sémiologie est l’étude des signes produits par les hommes en combinant une expression et un contenu (un signifiant et un signifié). Le signe qui paraît le plus évolué est l’icône au sens large qui est liée à son référent par la ressemblance. La peinture rentre traditionnellement dans cette famille. Le symbole est un signe qui n’a qu’un rapport conventionnel ou arbitraire avec son référent.  Le troisième et dernier type de signe est l’indice dont le propre est de marquer un impact, d’être produit par une cause physique dont il la trace matérielle. Il existe plusieurs familles d’indice dont la photographie (en dépit de sa ressemblance elle est d’abord la production chimique d’une vue sur l’objet), le ready-made (faire avec du déjà fait) et surtout le graffiti. Il s’agit d’un signe qui indique que l’auteur était ici, qu’il y a eu violation de propriété, et que la trace est une performance agressive.  Cette analyse appliquée à certaines œuvres de Miro a été développée par Rosalind E. Krauss (« Michel, Bataille et moi » après tout », dans Georges Bataille après tout, Belin, 1995 et « Miro : la séduction du bas », dans « Joan Miro. 1917-1934 La naissance du  monde », catalogue d’exposition Centre Pompidou 2004). Le graffiti en tant que tel est reconnu comme un mode d’expression par le photographe Brassaï dans plusieurs séries de clichés intitulées Le Langage du mur (entre 1935 et 1950). En-deçà de son éventuel contenu iconique, le graffiti a d’abord une structure d’indice, c’est une trace matérielle. Son sens est selon R. Krauss de l’ordre de l’événement,  d’une situation existentielle, « J’étais ici ; je suis derrière ces impacts ».

                                 Brassaï, Graffiti de la série IV, Masques et Visages, 1935-1950
La Tête abstraite de Mélik a si peu l’apparence d’une tête qu’elle frappe d’abord  comme surface par son emboîtement de formes tracées au trait noir (cubisme virtuel) puis par l’empilement de marques physiques de peinture (la peau avec ses reflets électrisés et les éclaboussures).
Tête abstraite coupable selon les traits noirs
      Enfance et régression furent des jeux sérieux et cruels de la peinture d’avant-garde. G. Bataille aimait l’observation de Hegel selon laquelle ce que les enfants peuvent faire de plus logique avec leurs jouets c’est de les détruire pour voir l’intérieur. Or le propre du graffiti est d’abord d’altérer le support matériel (papier ou mur) du dessin avec la violence que l’enfant peut y mettre. C’est une dialectique de la trace : le subjectile – c’est-à-dire le support – est aussi important que le sujet (mal)  représenté. Dans la Tête abstraite de Mélik le trait noir et épais, les hachures, les coups de pinceau écrasés sont autant de traces de la violence de la main. « Dans cette altération du support se retrouve le triple aspect régressif (la feuille devient support de la caricature), agressif (sur le dos du camarade de classe) et transgressif (l’état de béatitude de « mauvaise aloi » que l’enfant prend à dessiner) », G. Didi-Huberman, idem., p. 264. Si l’altération touche le support c’est dans un même processus qu’elle atteint le sujet dans sa forme. Elle produit à la fois de la ressemblance et de l’informe qui déclasse.  Il s’agit de composer l’aspect visible (une tête) et en même temps de le décomposer. Cette dialectique des ressemblances est propre à une bonne part des productions de l’avant-garde qui intéressent Bataille (Miro, Picasso non cubiste, Arp, Masson). Quant au graffiti, ce langage de l’art contemporain, il obéit à une impulsion analogue à celle de l’enfant qui griffonne. « L’enfance, chez Bataille, n’a pas à être « retrouvée », elle est seulement reconvoquée, elle aussi, à titre de symptôme, dans le présent de l’écriture adulte », G. Didi-Huberman, idem., p. 249.
Braque, Phix, 1932, Théogonie d’Hésiode (plâtre gravé)/  
Masson, La terre, 1939 (sable et huile sur contre-plaqué)
Arp, Tête et feuille, 1929 (ficelle et huile)        
Picasso,  Le peintre et son modèle, 1927, 214 x 200 cm   
G. Bataille fournit des outils théoriques pour comprendre cette inventivité juvénile et délirante de la « peinture » des années 30. Il s’agit bien d’ « assassiner la peinture » (Joan Miro) c’est-à-dire de produire des images avec tous les supports matériels possibles et imaginables. Chez Mélik après-guerre le tableau deviendra un objet tactile grâce à la matière épaissie qui surcharge et détruit la belle représentation. Après une production proche de l’expressionnisme puis du maniérisme la peinture de Mélik se libère de l’obsession de la signification (pour le symbolisme et l’allégorie en peinture, le rapport de la pensée et de l’image est celui d’une traduction statique) comme de la tyrannie de la représentation.  On aura tendance à ressentir donc à interpréter les œuvres de Mélik comme « étranges » et à rabattre la réalité plastique de l’image sur du psychologique. Pourtant ce que Mélik tente dans sa singularité est conforme à l’agitation de l’informe chez Miro, Masson, Picasso non cubiste, Arp ou Braque dans les années 30. Finalement que vaut l’idée selon laquelle les formes tracées par Mélik sont anormales parce qu’elles sont le reflet de sa personnalité ? Ce lieu commun de la théorie de l’art remonte à l’antiquité (« Le peintre se peint lui-même », voir R. et M. Wittkower, Les enfants de Saturne, Psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, Macula, 2000 : ce livre en constitue la réfutation historique de ce lieu commun). Regarder l’image en tant que réalité formelle c’est refuser la facilité d’y voir une projection inconsciente. La production de l’image est une dialectique visuellement montée (composer et décomposer la ressemblance). La volonté d’altérer les formes refait surface comme G. Bataille l’analyse dans les arts figurés : « ceux-ci ont présenté assez brusquement un processus de décomposition et de destruction qui n’a pas été beaucoup moins pénible à beaucoup de gens que ne le serait la vue de la décomposition et de la destruction du cadavre »,  « L’art primitif », in Documents, 1930, n°7.
Devant la Tête abstraite il y a un malaise parce qu’elle met en relation désir et deuil (le désir de ce à quoi  l’homme s’imagine ressembler et le deuil devant cette ressemblance altérée). C’est cette efficacité des images qui pouvait intéresser Mélik dans ce jeu contre la peinture, la trace de cette volonté d’altérer qu’on retrouve chez ses grands contemporains. On découvre le « pouvoir de répercussion » de l’image, non ce « goût » ou ce « plaisir » désintéressé et lénifiant dont l’esthétique scolaire nous rebat les oreilles. Disparaît aussi ce trop fameux  message dont le tableau serait platement le signe (iconographie). En déchirant la Figure humaine Mélik s’ouvre à une nouvelle construction esthétique qui renonce au confort de la représentation et du beau. Il dépasse la facilité de l’expressionnisme (la peinture comme projection de l’angoisse), il renonce au goût du mystérieux propre au maniérisme.
Quand, pour les contemporains de Mélik, sa peinture rentre-t-elle dans l’informe ? Pour la revue les Cahiers du Sud, sa peinture devient enfin « étrange » à partir des années 50. « Si nous avons commencé ce compte rendu par quelques aperçus sur l’étrange, c’est précisément pour rendre Mélik à son époque. Il importe d’abord de distinguer les caractéristiques de cet étrange dans l’œuvre de Mélik, de les reconnaître pour telles, ce pas étant fait vers une libération de l’œil, les préjugés contre une telle peinture tomberont d’eux-mêmes, et cette œuvre apparaîtra dans toute sa force, porteuse d’un « ordre ».  », Jean Todrani (poète, 1922-2006), « Edgar Mélik expose chez Da Silva », Cahiers du Sud, n° 341, 1957 (3 pages).
Il est très probable que la Tête abstraite soit inaugurale de la mise en symptôme de la peinture chez Mélik (fin des années 1940). Le mot valise « étrange » peut entrer dans une catégorie moins psychologique : « L’informe est le symptôme : ce qui dans la forme sacrifie la forme… Ce n’est pas le symptôme qui est indice de la maladie, mais révélateur d’un état de choses essentiel » (G. Didi-Huberman).  Mélik a conquis la matière sur la forme, l’image sur la représentation, le symptôme sur la style, le support sur le sujet. Pour nous qui essayons de comprendre Mélik sans l’enfermer dans les catégories de l’histoire de l’art telle est l’opération de ce graffiti, ce signe où la déchirure et la trace matérielle comptent davantage que le sens. En route vers la « séduction du bas », vers le « bas matérialisme », loin des conventions de la peinture, vers le deuil jubilatoire du beau et de son contraire. Les têtes de Mélik sortent de la cage du beau et du laid. Un peu comme le faisait G. Bataille qui remplaça la grille binaire (noble/ignoble) par un système ouvert : le noble/l’ignoble/le bas.
« On rentre chez le marchands de tableaux comme chez un pharmacien, en quête de remèdes bien présentés pour des maladies avouables. Or, ce qu’on aime vraiment, on l’aime surtout dans la honte et je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure », G. Bataille, La littérature et le mal, 1957.
Le fétichisme et la vie sexuelle ont été étudiés par Freud, et les surréalistes transposeront cette curiosité dans des « objets à fonctionnement symbolique » à la suite de Boule suspendue (1930), œuvre de Giacometti.  Ainsi Dalí choisira un soulier de femme à l’intérieur duquel il place un verre de lait. Cette chaussure se trouve sous un balancier à plomb qui, actionné, plonge des morceaux de sucre (portant des images de soulier peintes) dans le lait, provoquant leur désagrégation. Cuiller en bois et photo érotique accompagnent cet objet « inutile », dépendant de l’imagination, du désir et de l’irrationnel.  Dans ce dernier tableau de Mélik les têtes sont ouvertes sur des « formes démentes ». La chaussure fétichiste tient sur sa pointe.

Le ventre de la femme et ses seins forment un nouveau visage déformé et mou, comme dans la fameuse photo de Man Ray  (1935, n° 7 de la revue Minotaure : Le côté nocturne de la nature). Un buste d’homme avec sa tête disparue dans le noir forme une face inquiétante (un minotaure) à partir des seins devenus des yeux et un ventre  creux et noir qui se métamorphose en bouche vorace.                     
   Mélik, Couple nu, Lune et chaussure, 1952, 100x 81 cm   
 La femme à tête d’épingle n’est pas le symptôme clinique de la misogynie des peintres, mais une «forme démente», une invention critique qui remonte à J. Miro et qui sera rapidement adoptée par Picasso en 1927-1929, et que Gabriel Laurin multipliera à Aix-en-Provence dans les années 50.
Un tel tableau charnière de Mélik peut-il se comprendre sans le transfert des  formes et le « malaise dans la représentation »  des années 30 (Miro, Masson, Bataille, Leiris) ?
   Mélik,  Tête abstraire, 25 x 15 cm,c. 1950   
Mélik, Tête massifiée, c. 1965, 64 x 50 cm, collection particulière
L’ouverture par l’informe opérée par la Tête abstraite autour de 1950 va se propager dans le travail des formes comme le montre cette Tête massifiée postérieure d’une quinzaine d’années. L’image mise en symptôme maintient la massification, le fond coloré, le décalage jubilatoire des formes, avec en plus l’asymétrie des yeux (voir sur ce blog, Mélik et Victor Brauner : surréalisme et fascination de l’œilénuclée). Si la nature morte aux pommes est une part essentielle de l’œuvre de Cézanne en raison des significations - conscientes et inconscientes -  de ce fruit pour ce peintre (voir Meyer Schapiro, « Les pommes de Cézanne. Essai sur la signification de la nature morte », 1968), la tête humaine et ses variations infinies va constituer l’obsession picturale de Mélik.  Peintre du Portrait après la fin de la ressemblance ?

Olivier Arnaud

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